V \
t::..^:
^^
W^KÊm
>^t ^
M
J*k.
\.:'<m
MEMOIRES
DU
PEUPLE FRANÇAIS
fi
4^.
LES MÉMOIRES
PEUPLE FRANÇAIS
FORMERONT HUIT FORTS VOLUMES 1N.8«
Prix : 7 fr. 50 le volume
L PARAITRA UN VOLUME TOUS LES SIX MOIS
LE PREMIER EST EN VENTE
LE SECOND PARAITRA LE 1" MAI 186(5
Le troisième paraîtra le 1" Novembre 1866
I>OISSY. — IMPRIMERIE EE ADG. ECCRET.
MÉMOIRES
D U
PEUPLE FRANÇAIS
o
DEPUIS SON ORIGINE
JUSQU'A NOS JOURS
PAR
«
AUGUSTIN CHALLAMEL
« N'avez- vous pas vu souvent que l'État est la chose
du peuple?.... Or, j'appelle peuple non-seulement
la populace et ceux qui sont simplement sujets de
cette couronne, mais encore tous les hommes de
chaque état... Je comprends aussi les princes... »
Journal de Jehan Masselin, député aux États-Gé-
néraux de 1484.
TOME PREMIER
PARTS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'^
77, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77
MVCCCLXVI
Tous droits réservés
DC
t.i
1141984
MÉMOIRES
DU
PEUPLE FRANÇAIS
LIVRE PREMIER
LE GAULOIS
CHAPITRE PREMIER
1. — Introduction : Gaule et France physiques; climat, son influence ; fusion
des race? ; amalgame des langues, formation de la langue française.
n. — Travail des générations; caractère gaulois et français. Solidarité de
tous. Notre point de vue. Plan des Mémoires du peuple français.
III. — Origines fabuleuses, origines vraisemblables. Races: Galls et Ibères;
familles; tribus ou confédérations. Phéniciens, Rhodiens et Phocéens. Horde
des Kymris.
IV. — Migrations galliques : Sigovèse et Bellovèse.- Invasion des Belges. Mi-
grations de Gallo-Kymris et de Germains: les Galates. Luttes des Ro-
mains contre les Boïens, les Ligures, les Insubriens, les Gésates. Les Gaulois
effraient Rome, qui se venge. Invasion des Kymro-Ambro-Teutons. Marius.
Les Suèves et Ariovist. Les Helvètes et Orgétorix.
V. — César en Gaule. 1"« campagne, contre les Helvètes, Ariovist, les Belges,
etc; 2* campagne, contre les tribus pennines, les Armorikes, les Aquitains,
les Morins, les Ménapes, etc; 3« campagne, contre les Thenclères et les
Usipètes, contre l'île de Bretagne; 4« campagne, contre les Carnutes, les
Eburons, les Trévires, etc : 5« campagne, contre les Sénonais, les Carnutes,
4
MÉMOIRKS DU PEUPLE FRANÇAIS
l'^s Mënapes, le3 ïréviros et les Éburon-5. Ligue des cilt's gauloises. Verein-
géiorix. 6« campagne: César et Vercingélorix; nouvelle ligne; 7» et dernier*?
campagne, contre les Airébales, les Carnutes, les Bituriges, les Éburons, les
Andes, les Bellovakes, les Sénonais, etc. Conqu(He définitive. Souvenirs des
exploits de César.
« N'avez-vous pas tu souvent que l'État est la choM
du peuple?... Or, j'appelle peuple non-seulement la po-
pulace et ceux qui sont simplement sujets de cette cou-
ronne, mais encore tous les hommes de chaque état...
Je comprends aussi les princes... »
Journal de Jehan Masselin, député aux États-(iéaé-
raux de 1484. p. 147 et 149.
Jetez les yeux sur les cartes de l'Empire romain. A
l'extrémité occidentale de r.Europe est la Gaule, bornée
et défendue, au nord et à l'ouest, par les rochers que bai-
gne l'Océan; au sud, par la chaîne des Pyrénées et la
Méditerranée ; au sud-est, par la haute cime des Alpes ; à
Test, par le Rhin qui forme une limite naturelle. Excel-
lentes frontières, car les Alpes elles Pyrénées, ancienne-
ment, n'avaient point de passages et étaient presque
infranchissables ; d'innombrables dérivations, d'immenses
forets, d'épais marécages bordaient le Rhin lui-même, et
en rendaient les approches très-difficiles ^ , quand le fleuve
seul, au contraire, ne serait pour la guerre qu'un obstacle
de troisième ordre, surtout entre les Vosges et la Forêt-
Noire, pendant deux cent quarante kilomètres, dans une
partie semée d'îles nombreuses , facilitant aux armées
ennemies le passage d'une rive à l'autre ^
Intérieurement, pas de montagnes inaccessibles, par
conséquent pas de barrières éternelles, gardiennes de
l'antipathie de races, rebelles aux bienfaits de l'unité na^
1. Th. LavaUée. Les frontières de la France, p. 3, in-12, 1804. Paris.
2. V.Duruy. Introduction générale à l'histoire de France, p. 155; d'après
Napoléon ^^ ln-8, Paris. 1863.
LE GAULOIî? 3
tionale. Partout des fleuves et des rivières navigables,
artères vivifiantes du territoire. Le sol est fécond, comme
la terre antique de Saturne, dont parle Virgile. A sa sur-
face apparaissent de verts herbages, des moissons dorées,
des forêts profondes .
Vous devinez que dans ces limites s'agitera une nation
puissante, car la position et la forme du pays sont privi-
légiées: mi-partie maritime.^ mi-partie continental; ni
enclave, ni presqu'île. Il touche à l'Espagne, à l'Italie, à
l'Allemagne; surveille l'Angleterre, et semble la tenir à
distance. 11 plonge dans l'Océan atlantique par la Breta-
gne, et contemple, par la Provence, la Méditerranée.
Pierres de taille, à meules et à fusil, granits, marbres,
albâtres, ardoises, gypses, porphires, kaolins, bitumes,
pierres d'aimant et lithographiques, etc., quelque peu
d'or, d'argent, de mercure et même de pierres précieuses,
du fer, du cuivre, du plomb, du zinc, de l'antimoine, du
manganèse, de la houille, du sel gemme, de l'alun, des
sulfates, du soufre, etc., — les métaux utiles, les riches
minéraux sont extraits de son sol généreux. Quelles res-
sources, plus grandes encore, dans ses végétaux ! Le fro-
ment et autres céréales, — seigle et sarrazin en Auvergne
et en Bretagne, — les plantes à fourrages, les légumes
de toutes sortes, les truffes, les pommes de terre, les
l)etteraves, la vigne, l'olivier, le mûrier, la garance, le
châtaignier^ le colza, le lin, le chanvre, le houblon, les
arbres fruitiers en général y croissent abondamment,
dans une proportion du double presque, relativement à
l'Angleterre, et du triple, relativement à l'Allemagne ' .
La France ne le cède à aucune autre contrée de l'Eu-
rope, pour les animaux domestiques : ses chevaux, ânes,
bœufs, moutons et porcs sont renommés, autant que ses
chèvres, ses chats et ses chiens, d'espèces diverses. Ses
animaux sauvages, primitivement nombreux, ont diminué
d'une manière sensible avec le temps. On a refoulé l'ours
1. V. Duruy. Introd. gén. à l'Hist. de France, p. 300.
4 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dans les hauteurs des Pyrénées et des Alpes ; le loup ha-
bite encore nos bois, mais il devient rare dans nos cam-
pagnes. Une foule de reptiles , la plupart inoffensifs ,
quelques oiseaux de proie, peu d'insectes véritablement
nuisibles, et beaucoup d'utiles, tel est le règne animal de
la France actuelle, et, à certaines modifications près, de
la Gaule, son aïeule. Sur les côtes et dans les rivières, le
poisson abonde, depuis le turbot jusqu'au goujon, depuis
le thon jusqu'à l'anchois, depuis la tortue jusqu'à l'huître.
En un mot, la reine de l'Europe occidentale possède le
plus merveilleux écrin des produits les plus variés, indi-
gènes ou exotiques.
Sur le globe terrestre, la Gaule tenait plus de place que
la France n'en occupe aujourd'hui, car celle-ci a perdu
des territoires assez considérables à l'est; car^ au nord et
à l'ouest, l'Océan a rongé ses dunes ou empiété sur ses
rivages. Mais de combien son importance politique a
grandi, si son aspect géographique et physique semble
être resté à peu près le même ! La Gaule comptait à peine,
se manifestait à de rares intervalles et seulement par mi-
grations , dans l'Europe antique ; la France, elle, forme le
centre du monde moderne. C'est un foyer toujours ardent,
auquel les autres peuples se réchauffent ; un soleil qui les
anime en les éclairant.
Comme nous, les Gaulois, les Gallo-Romains et les
Gallo-Franks vivaient dans ce qu'on a appelé la quatrième
zone climatérique, située presque au milieu de l'hémis-
phère boréal, à distance égale du pôle et de l'équateur ;
ils n'éprouvaient point de froid excessif dans le nord, ni
d'insupportables chaleurs dans le midi .
Et pourtant, en Gaule aussi bien qu'en France, on
trouvait ici une atmosphère douce, sèche et sereine, là des
brouillards humides, des hivers généralement longs, par-
fois assez rigoureux.
Tous les climats s'y rencontraient, et il en est de même
aujourd'hui. La sécheresse de la Provence et des pays
correspondant au Roussillonnais était, est encore produite
LE GAULOIS o
par un soleil actif qui fait mûrir l'olive ou les raisins ; sur
le littoral du nord et de l'Ouest, les brumes épaisses de
la Bretagne, de la Normandie et delà Flandre ne nourris-
saient que les verts pâturages,- ne permettaient que la
culture des céréales, des fruits à cidre et du houblon. La
variété des systèmes géologiques assurait la variété des
productions de la terre, et lui donnait, moyennant le per-
sévérant travail^ un peu de tout ce qui vient parfois d'une
manière unique et spéciale sur les autres points de l'Eu-
rope, dont notre patrie est devenue le jardin.
Malte-Brun, divisant le territoire français en cinq pays,
sous le rapport du climat, prétend c( que les tempéra-
tures et les saisons seraient déterminées d'une manière
fixe pour chaque bassin de fleuve, si les gouvernements
faisaient pour ainsi dire clore chaque bassin par des forêts
sacrées, inviolables, qui, selon les bienfaisantes inten-
tions delà nature, devraient couvrir à jamais les hauteurs
d'où jaillissent les eaux courantes ».
Ces forêts de clôture, dont parle le géographe, exis-
taient sans doute primitivement, puisque la Gaule était
aussi largement boisée que la France actuelle l'est peu.
Par exemple, l'Ile de France, où l'on ne rencontre plus
que de petits bois séparés, avait plusieurs épaisses forêts
qui rejoignaient l'immense forêt Hercynienne, à laquelle
César attribuait une longueur de soixante jours de mar-
che, et une épaisseur de neuf jours. De pareils fourrés
fermaient les pays, fixaient les températures et les saisons,
arrêtaient les courants d'air atmosphérique venant du
nord. Les déboisements, de plus en plus pratiqués, ont
amené des effets contraires. Yoilà pourquoi l'on a dit avec
raison que notre climat a changé ; pourquoi, probable-
ment, la vigne a cessé d'être cultivée avec efficacité dans
quelques provinces où on la trouvait au i^"" siècle ; pour-
quoi il a semblé à François Arago que les étés sont
aujourd'hui moins chauds qu'ils ne l'étaient jadis *.
Granville et Rocroy marquent les limites extrêmes de la
\ . Annuaire du bureau des Longitudes pour 1834.
6 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
récolte du vin en France ; au-delà de ces deux points
régnent le cidre et la bière. Sous Auguste, la vigne pa-
raissait plus au nord.
Sans traiter la questien des changements de climats,
qui n'est pas encore résolue * , reconnaissons que le cli-
mat influe sur l'état physique et moral d'un peuple.
Wilson, Bonstetten, Yirey et Alfred Maury partagent
cette opinion, qui a presque la force d'un axiome. Mon-
tesquieu pense que le caractère et les passions du cœur
sont extrêmement différents selon les climats. «On a plus
de vigueur dans les climats froids. L'action du cœur et la
réaction des extrémités des fibres s'y font mieux, les
liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déter-
miné vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus.de
puissance. Cette force plus grande doit produire bien des
effets : par exemple ;, plus de confiance en soi-même,
c'est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa
supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance ;
plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise,
moins de soupçons, de politique, et de ruses». Il ajoute :
(( Les peuples des pays chauds sont timides comme les
vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux,
comme le sont les jeunes gens ». Il termine : « La cha-
leur du pays peut être si excessive que le corps y sera
absolument sans force. Pour lors l'abattement passera à
l'esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entre-
prise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront
toutes passives ; la paresse y fera le bonheur ; la plupart
des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que
l'action de l'âme, et la servitude moins insupportable que
la force d'esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-
même. »
Cette opinion nous semble incontestable dans son prin-
cipe, comme celle de Cabanis, qui entend par climat la
réunion de toutes les circonstances naturelles et physi-
i. Ftister, Des changements dans les climats de la France, Paris, in-8, 1845.
2. Montesquieu, Ksprit des Lois. liv. XIV, ch. 2,
LE GATLOIS 7
ques au milieu desquelles on vit dans chaque lieu. Caba-
nis déclare que l'homme est, de tous les animaux, le plus
souple et le plus modifiable ; que les influences climaté-
riques ont une part sur la formation des habitudes mo-
rales, c'est-à-dire sur l'ensemble des idées et des opinions,
des volontés instinctives ouraisonnées, et des actes qui
résultent des unes et des autres, dans la vie de chaque
individu.
Au point de vue purement physique, la persistance des
types est telle que, de nos jours, on ne distingue pas seu-
lement un Français d'un Grec ou d'un Russe, mais que, en
France même, malgré l'unité des populations , les pays
déterminent une manière de vivre particulière, un patrio-
tisme local , et que l'on distingue aisément un Provençal
d'avec un Lorrain, un Alsacien d'avec un Breton, un Nor-
mand d'un Basque ou d'un Roussillonnais * . Aussi^ quand
les documents du xv^ siècle nous montrent, dans le diocèse
de Nantes, une subdivision topographique par Climats^
(( climat d'outre-Loire, climat deçà la Loire, climat de
Guérande 2, » devons-nous voir là comme une consécra-
tion, une application remarquable de cette idée que les
peuples peuvent se classer, sous le rapport des particula-
rités natives plus ou moins différentes, par zones clima-
tériques autant que par agrégations d'individus.
Au point de vue moral, la persistance des types est
beaucoup moins absolue; et pourtant il paraît difficile de
ne pas admettre que les climats tempérés produisent en gé-
néral, chez les peuples, de l'inconstance dans les manières,
dans les vices mêmes, et dans les vertus ; que la versatilité
des saisons amène d'ordinaire la versatilité des caractères.
Notre pays a donc eu et aura toujours des habitants re-
nommés pour leur inconstance, puisque, selon l'auteur de
l'Esprit des lois^ a le climat n'y a pas une qualité assez
déterminée pour les déterminer eux-mêmes. » Ils sacri-
1. Alf. Maurtj, Ann. de la Société des Antiq. de France, pour 1853,
p. 194.
2. A. de Courson, Gartulaire de Redon. Prolégo. p. cxviii.
f^ MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
fieront aux nécessités du moment, aimeront les aventures,
s'assimileront les choses étrangères , seront susceptibles
de progrès de toute espèce, aussi bien que de corrup-
tion et de désorganisation. Egalement éloignés de l'in-
dépendance farouche des hommes du nord et de l'escla-
vage auquel se soumettent le plus souvent les hommes du
Midi, ils se créeront une liberté sociale, conforme à la di-
gnité humaine. Selon Yirey *. «l'heureux équilibre de
la vigueur des muscles et de l'activité du système ner-
veux, réuniront dans les habitants de la France les dons
de l'esprit et ceux du corps, le courage, la sensibilité mo-
rale, une civilisation et une politesse parfaites, la délica-
tesse des sentiments et la mâle énergie. »
Mais il ne faut pas accorder trop de pouvoir aux
influences climatériques, ni suivre Cabanis à travers tout
son système qui, de déductions en déductions , aboutirait
à donner aux peuples une sorte d'existence végétative; il
ne faut pas prétendre, avec Jean Bodin, que le climat est
le principe du gouvernement et de la religion d'un pays.
L'histoire fournirait bien des arguments pour et contre
une pareille assertion. Il n'est pas rigoureusement vrai,
non plus, de dire que, fatalement, les hommes du midi,
du nord, ou des zones mixtes, auront tels défauts ou telles
qualités. On ne*, doit pas oublier que de grandes révolu-
tions imprévues, que des circonstances externes, que
des faits politiques, que des causes accidentelles modi-
fient la force corporelle et le caractère primitif d'un peuple,
parce qu'ils lui créent de nouveaux besoins ou des habi-
tudes nouvelles. Enfin, le milieu dans lequel il vit, mora-
lement et physiquement, avec réaction réciproque du
moral sur le physique et du physique sur le moral, change
ses mœurs et jusqu'à certain point ses idées, au bout de
quelques générations ; de même que les individus, d'or-
dinaire, s'identifiant pour ainsi dire avec la nature qu'ils
contemplent et les habitudes des hommes qu'ils fréquen-
1. Dictionnaire des sciences médicales, aa mot Climat.
LE GAULOIS 9
tent, deviennent marins sur les côtes et soldats au fond
des montagnes, agriculteurs dans les plaines, industriels
ou artistes au sein des villes.
Pour la France, qui nous occupe, sa situation géogra-
phique est essentiellement tempérée. Les saisons y ont
des passages très-marqués du froid au chaud, du chaud
au froid ; or, « les changements de cette espèce sont ce qui
réveille le plus vivement l'esprit de l'homme * . » Puis le
besoin l'aiguillonne, car la fertilité moyenne de son terri-
toire exige plus de travaux que dans d'autres pays où les
productions viennent en quelque sorte d'elles-mêmes. Que
de causes déterminantes pour ses modifications matérielles
et intellectuelles dans la diversité des aliments qu'adopte
le Français, dans son genre de vie, dans les exercices aux-
quels il s'adonne ! Depuis la plus haute antiquité, lesfusions
de races ne contribuent-elles pas à transformer le pays?
Les nouveaux venus, soit après une guerre, soit après une
émigration, ne gardent-ils pas, ne transmettent-ils pas à
leurs descendants quelque chose de leur caractère natif?
N'apportent-ils pas en Gaule une prétention à faire triom-
pher leurs propres idées? Ne continuent-ils pas d'obéir,
exclusivement parfois, aux lois, aux formes sociales et
privées de leur patrie réelle? Le climat de leur patrie
adoptive ne change pas leur nature, si ce n'est après un
très-long séjour ; et encofe, dans la suite des temps, re-
trouvons-nous ça et là des traces de leur sang étranger.
L'ethnologue Edwards à cru reconnaître parmi les habi-
tants actuels du territoire le type primitif de chacune des
portions de l'antique population gauloise.
Adrien Balbi a réparti les Français en six familles prin-
cipales. La première, gréco-latine, se compose des Fran-
çais qui habitent au nord de la Loire, des i?om«n5 au sud,
(bassin du Rhône), et des Italiens delà Corse, c'est-à-dire
des neuf dixièmes de la population totale ; la seconde,
germanique, comprend les Allemands de l'Alsace et de l,a
i. Hippocrate,De l'air, de l'eau et des lieux, chap. 22.
10 MI-MOIRES DU PETPLH FRANÇAIS
Lorraine, avec les Flamands du département du Nord; la
troisième, celtique, aborigène, est représentée par les
Bas-Bretons, qui peuplent la Bretagne occidentale; la
quatrième, basque, forme un petit noyau d'habitants ré-
pandus dans les Basses-Pyrénées, dont le berceau véritable
est resté problématique , et dont l'originalité saisissante
a traversé les siècles; la cinquième, sémitique, se trouve
avec les Juifs sur toutes les parties du territoire ; la sixième
enfin, hindoue, est la famille à laquelle on croit devoir rap-
porter les tribus de Bohémiens, errantes ou vivant dans
les Pyrénées Orientales et l'Hérault.
Adoptée entièrement ou non, cette répartition de Balbi
éclaire du moins sur la nécessité d'attribuer une large part
à l'élément étranger dans l'histoire de notre civilisation.
Les peuples venus du dehors ont joué un double rôle,
d'abord vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs descendants,
puis vis-à-vis des hommes avec lesquels ils ont frayé. Telles
de leurs coutumes exotiques se sont introduites parmi les
indigènes; tels de leurs goûts, d'abord repoussés pour
cause de singularité, se sont généralisés; plus d'une ano-
malie, sous le rapport de la manière de vivre, du vête-
ment, delà nourriture, etc., prend ainsi racine dans une
zone climatérique où l'on n'eut jamais imaginé de pouvoir
la découvrir.
Toutes ces considérations nous éloignent bien du ma-
térialisme de certains physiologistes, et de l'influence
suprême du climat, ressemblant aune sorte de fatalisme
auquel les peuples ne sauraient se soustraire.
Ce qui i;ésulte principalement de la fusion des races,
c'est l'amalgame des langues. On vit ensemble, on veut
se communiquer les pensées, on se parle, on s'emprunte
différentes locutions. Le vaincu, quand il y a eu guerre, se
sert bon gré mal gré des termes officiels que lui impose
son vainqueur; ou bien, pour faits de commerce, à l'occa-
sion de plaisirs, en vue de besoins urgents, les liaisons se
forment, l'idiome national et l'idiome étranger en arrivent
à se prêter secours, à se confondre, à se compléter 1 un
LE GAULOIS il
Tautre. Par les relations extérieures, la langue se modifie,
et c'est elle surtout qui reflète les progrès d'une nation.
Les objets étrangers récemment importés dans le pays,
exigent des mots qui les désignent ; ou bien ils se vul-
garisent avec leurs propres dénominations étrangères.
(( Ainsi, les termes d'art sont italiens et les termes de
guerre et de marine viennent en général du Nord * . »
Telle langue, tels habitants : à la façon dont un peuple
s'exprime, on peut deviner presque ses sentiments inti-
mes. Un peuple enfant balbutie, et salangue reste pauvre,
tant que sa raison n'apparaît pas. Puis la rudesse des mots
semble trahir la grossièreté des mœurs ; deviennent-ils
plus harmonieux, la vie de celui qui les emploie devient
plus douce. Leur clarté, leur énergie, leur grâce, ont une
force à la fois matérielle et féconde. Obscurs, incolores,
disgracieux, les mots accusent d'ordinaire le vague des
pensées, le manque d'imagination, l'indigence d'esprit.
La langue a une valeur active et passive, dans le mouve-
ment des idées ; elle est simultanément cause et effet de
la civilisation ; elle reçoit et elle donne. Le progrès l'amé-
liore ; elle conbibue au progrès. C'est le fil conducteur du
perfectionnement des peuples ; c'est le trait d'union entre
l'individu et l'universalité des citoyens; c'est, enfin, le
moyen ostensible par lequel se manifeste l'âme d'une
nation, dont la destinée se réfléchit exactement dans sa
langue.
Or, quelle fut la nature de notre langue, aux divers âges
de notre histoire? — Successivement dure chez les Gau-
lois, excepté sur la côte méditerranéenne où elle eut des
teintes grecques, « romanisée » par les descendants de
César, mêlée aux idiomes barbares les plus hétérogènes,
demi-latine au commencement du moyen-âge, adoucie
par l'imitation du grec, puis formée, ou à peu près , vers
la fin de cette époque, notre langue a subi de profondes et
fréquentes modifications.
1. ./. J. Ampère, Quelques principes pour l'hisloire comparée des langues.
42 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
A dater de la Renaissance, les Français poursuivirent
un idéal qu'ils n'ont jamais abandonné depuis, — la clarté,
la précision, la propriété, la liaison. Chaque siècle apporta
à notre langue un don nouveau. Mais tout d'abord, il con-
vient ici de le remarquer, dès son origine elle repoussa
l'accent et l'inversion. Analogue entre les plus analogues,
elle coula des lèvres sans contraction et sans effort ; les
aspirations n'y furent que rares, très exceptionnelles ; les
atténuations ou les élisions de certaines parties de mots y
restèrent inconnues. On alla droit au but dans l'ordre
logique des idées. La langue française fut, pour Descartes,
celle du bon sens ; la langue frauçaise^ observe judicieuse-
ment un écrivain, n'a que deux sortes de barbaries à com-
battre, celle des mots et celle du mauvais goût de chaque
siècle . Nos pères ont toujours répété le proverbe : «Ce
qui n*est pas clair n'est pas frauçais. » ,La prose , princi-
palement, dédaigna les pièges et les surprises dont four-
millent les langues transpositives, les langues à inversion
Elle se développa en marchant, et se déroula avec grâce e-t
noblesse. Toujours sure delà construction de ses phrases,
elle entra avec plus de bonheur dans la discussion des
choses abstraites, et sa sagesse donna de la confiance à la
pensée *. Sa vivacité s'en accrut : elle p' exprima que ce
qu'elle voulait exprimer ; rien de plus, rien de moins.
De là, pour nous, une grande facilité à comprendre et
à exposer les idées nouvelles, auxquelles, quand leur
fécondité rayonnait, l'ambition et la mauvaise foi résis-
tèrent seules, et que condamnèrent, en cas de stérilité, la
rc\ison et l'expérience. Immense a été le secours que la
langue française a prêté à notre développement. Elle de-
vient universelle. Multipliant ainsi les relations du peuple
qui naturellement la parle, dont elle retrace avec fidélité
les aptitudes intellectuelles, elle n'a pas à craindre de figu-
rer parmi les langues mortes, avant la fin de la civilisation
européenne, par conséquent du genre humain.
i. A. Rivarol, De l'uniTersalité de la langue française.
LE GAULOIS
II
A la position géographique, à riMûence du climat, à
la fusion des races, à la nature de la langue, se joint le
travail des générations successives. Travail mystérieux,
puissant, irrésistible, qui s'accomplit sous l'œil de la Pro-
vidence et constitue le souffle de la vie d'une nation, est
l'ensemble des battements de son cœur, et s'explique à
peu près physiologiquement.
Durant toute la vie, chez un peuple aussi bien que chez
un individu, deux principes sont en présence, l'un station-
naire, l'autre progressif, ou plutôt l'un rétrograde, l'autre
porté vers l'avenir. A propos de ces deux principes, par
les agrégations d'individus , une lutte s'établit sous tous
les rapports entre trois générations d'hommes, — celle
qui vient de naître, celle qui a l'âge mûr, et celle qui
va mourir. C'est la jeunesse, la virilité, la vieillesse en
concurrence , pour la direction des intérêts communs.^
pour tenir la barre du gouvernail. De ces trois généra-
tions coexistantes et s'enchevêtrant les unes dans les au-
tres de façon à être solidaires, la première, pleine de
fougue, d'inexpérience, d'aspirations indéfinies, se perd
souvent, sur le terrain politique, par sa fébrile impa-
tience. La seconde, habile, expérimentée, positive, prête
à l'action, s'enveloppe parfois d'égoïsme, refuse de don-
ner aux jeunes gens une part du butin qu'elle s'efforce
d'arracher aux vieillards. La troisième, repue Ou miséra-
ble, mais constamment fatiguée, vouée aux regrets ou
folle de brillants souvenirs, jette d'ordinaire autour d'elle
le découragement, prend son opiniâtreté pour de la puis-
sance, appelle son énervement sagesse, et voudrait con-
tinuer à régir, du haut de sa caducité, les deux généra-
tions jeune et virile.
Chacune de ces lutteuses à des prétentions exclusives,
14 MÉMOIRES 1)1 FKUPLK FRANÇAIS
et veut pour elle la victoire. Presque toujgurs le triomphe,
qui n'est et ne peut être absolu, assurément, se dessine
en faveur de l'homme mùr, plus habile et plus fort que
ses concurrents. Toutefois, conseillé par le vieillard,
sollicité par le jeune homme, ce vainqueur flotte sans
cesse au milieu de tiraillements contraires. Qu'il cède à
celui-ci, en modérant son impulsion, et il s'élance dans
le progrès ; qu'il n'écoute que celui-là, opposé par nature
aux élans vigoureux, et il demeure stationnaire. Dans le
premier cas, il avance ; dans le second, il va en arrière.
Selon son choix, l'homme mûr entraîne sur ses pas la gé-
nération naissante, gagnée ou perdue pour l'avenir. Si la
jeunesse et la virilité s'entendent pour agir, le travail
progressif des générations suit sa voie providentielle,
en laissant à la vieillesse son simple rôle de/ modéra-
trice ; si la virilité et la vieillesse s'accordent pour com-
primer l'action, ce travail fécondant s'arrête aussitôt: fait
grave, car l'immobilité, dans la vie des nations, équivaut
à un mouvement de recul.
La chaîne étroite? des trois générations coexistantes
embrasse environ un siècle. Elle se brise forcément,
quand de la lutte même ne surgit pas un harmonieux en-
semble, un équilibre parfait; quand la vieillesse, c'est-à-
dire le passé, ne se borne pas au conseil; quand l'âge vi-
ril, c'est-à-dire la force, ne se borne pas à l'action, excitée
par ici, et^ par là, modérée ; quand la jeunesse, c'est-à-
dire l'instinct, ne se borne pas à l'impulsion, tempérée
parle conseil, puis exercée par la force consciente.
Pendant certaines phases de la vie d'un peuple, il ar-
rive quelquefois que cette harmonie organique des géné-
rations n'existe pas. L'équilibre se rompt. Alors les
réactions. La vie de ce peuple s'efface, devient anormale,
pénible. Plus de souffle ; le cœur cesse de battre : on sent
bien qu'il y a eu violation de la loi du progrès. L'huma-
nité, pourtant, ne perd pas ses droits imprescriptibles, et
la Providence veille toujours. Tel siècle a retardé sa mar-
che, mais son successeur double le pas. S'il en est autre-
LE GAULOIS 15
ment, c'est que l'heure de la décrépitude d'un peuple a
sonné ; c'est qu'il va s'éteindre, conquis pai^ ses voisins,
affaissé sous son inertie, ou abîmé dans ses propres ex-
cès. Religion, gouvernement, lois, tous les grands, tous
les ostensibles symboles de son caractère, perdent alors
leur force vivifiante, et souvent même contribuent à la
corruption générale.
L'influence du climat, dans notre pays, donne pour ré-
sultat la mobilité des, impressions et des actes, ainsi que
nous l'avons montré plus haut; hâtons-nous d'ajouter
que le travail des générations ne s'y ralentit pas encore,
malgré l'affaiblissement des caractères, malgré une cer-
taine indifférence en matière de politique, malgré le goût
presque exclusif que nos contemporains affichent pour
les jouissances du confortable. 11 y a tout au plus une halte
dans la marche vers le perfectionnement vrai, qui ne sa-
crifie pas le moral au physique, et ne permet pas aux
hommes de s'endormir dans le bien-être matériel, en fai-
sant litière des idées généreuses, des joies de l'intelli-
gence, des droits et des devoirs de leur dignité.
Aucune nation, certainement, ne possède autant de
puissance dans l'imprévu que la nôtre. Le peuple fran-
çais, vif, moqueur, enthousiaste, ne l'oublions pas, pro-
cède par bonds périodiques, s'inspire du moment, secoue
soudain ses épaules trop chargées pour jeter à terre le far-
deau, se lance dans les expédients sublimes, et, en fin de
compte, regagne toujours le terrain perdu. On verra,
dans le cours de ces Mémoires^ combien de fois notre na-
ti n a su se relever d'une ruine qui paraissait prochaine,
-; orabiende fois elle sembla morte en n'étant qu'assoupie,
et combien l'harmonie de ses développements est solide-
ment établie, en dehors des courants de la religion et de
la politique. Notre culte et notre gouvernement ont
souvent imposé leur veto aux choses du progrès, soit
par système, soit par inintelligence, soit par crainte;
mais ils n'ont rien empêché dans l'ordre irrésistible
des faits sociaux, tantôt accomplis d'une manière la-
16 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tente, quand la liberté de conscience ou la liberté politi-
que n'existait pas, tantôt affirmés avec éclat, toutes les fois
que la souveraineté nationale a pu se prononcer.
Gaule ou France, monarchie ou république, notre pays
a toujours été habité par des peuples épris de liberté et
d'indépendance. A l'intérieur, leur rempart naturel contre
la tyrannie d'un seul a consisté dans leur caractère même :
ils n'ont jamais reculé devant les justes révoltes, etles
héros du sacrifice ne leur ont point» manqué. Des forêts
profondes, de nombreux cours d'eau, des réseaux de col-
lines multipliés, des contre-forts de montagnes les défen-
dirent, en outre, contre les envahissements de l'extérieur.
Aussi, quand il s'agit de la France, les rapproche-
ments historiques ont surtout un intérêt palpitant. On
pourrait dire que notre passé, notre présent et notre
avenir sont actuels, comme ils sont solidaires. Non-seu-
lement nous aimons à connaître les mœurs de nos ancê-
tres, mais par suite de l'esprit d'indépendance et de
liberté qui n'a jamais abandonné les Gaulois, les Gallo-
Romains, les Gallo-Franks, les Français du moyen-âge et
des temps modernes, nous nous plaisons à retrouver dans
les uns et les autres, à toutes les époques, l'expression
vivante des plus nobles aspirations vers le bien.
Parfois ces vœux se traduisent en luttes gigantesques,
aux résultats douteux, insuffisants; trop souvent ils sont
expiés par d'effroyables calamités.
Mais cependant, si, livrés à l'oppression étrangère ou
à la tyrannie intérieure, si, enchaînés par la force brutale
ou par les institutions de la féodalité, ou enfin par l'ambi-
tion des égoïstes couronnés, nos pères semblent s'effacer
pendant une longue période de temps, on les voit tout à
coup et à l'heure voulue, secouer le jongle plus dur. Sous
leur frivolité éclate une gravité surprenante, sous leur
moqueuse insouciance, une énergie à toute épreuve, sous
leur prompt découragement, une merveilleuse audace.
Yainqueurs, ils tressaillent de joie et reprennent avec ar-
deur l'œuvre sainte du progrès interrompue, jusqu'à ce
LE GAULOIS 47
que de nouvelles entraves surgissent ; vaincus, leur mar-
tyre même ne leur enlève jamais toute espérance, car
ils savent bien que le sang, rarement perdu, peut être
une rosée nécessaire à l'épanouissement de l'humanité.
Assez d'historiens ont écrit avec soin la vie des rois,
des princes et des hommes puissants qui ont gou-
verné la France depuis son origine jusqu'à nos jours. Des
esprits plus ou moins éminents ont trouvé dans cette façon
de retracer le tableau du passé les moyens de soutenir
certains systèmes politiques préconçus. Plusieurs, après
avoir étudié la succession des expédients employés pour
annihiler complètement les masses, sont devenus autant
de petits Machiavels infatués de leur doctrine, ont passé
de la théorie à la pratique, mais ont succombé très-
vite sous l'œuvre entreprise. Les uns voulurent donner
à un seul homme le droit de gouverner les autres, sans
conteste ni contrôle : ils exaltèrent le despotisme mo-
narchique. Les autres approuvèrent les prétentions de la
féodalité ou de la noblesse : l'oligarchie guerrière, sous
toutes ses faces, trouva en eux de zélés partisans. Beau-
coup, attribuant aux classes moyennes la suprême science
pour diriger les affaires de l'Etat, préférèrent une manière
d'aristocratie bourgeoise. Tous oublièrent que l'univer-
salité des habitants d'un pays adoptent, proprio motu^
des mœurs et des usages conformes à leurs instincts, à
leur caractère et à leurs passions ; que ces mœurs et usa-
ges dominent jusques aux lois écrites, dont souvent
ils déterminent l'existence, dont quelquefois ils trans-
gressent les dispositions ; qu'il y a folie à prétendre qu'un
homme ou une caste peut commander abstractivement,
en se passant du concours des masses populaires ; que,
dans l'organisme d'une nation et d'un individu, la per-
fection devient possible seulement quand aucun détail
n'est inutile ; que le membre le plus humble d'une so-
ciété quelconque, enfin, fonctionne au profit de l'en-
semble ou à rencontre de l'harmonie générale.
Au milieu d'une population, tel acte qui paraît sans
48 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
portée a des conséquences décisives, et prouve la solida-
rité humaine ; de même, tel mot, prononcé bas, puis re-
cueilli, commenté, amplifié, redit avec audace, enflamme
toute une génération. Chacun a son droitetson rôle, dans
la patrie ; et, quelle que soit la forme du gouvernement,
l'homme le plus habile en politique ne peut s'assurer
contre l'action du dernier des gouvernés.
Il convient, en outre, de ne pas s'abuser sur la valeur
des faits historiques, au compte de la civilisation. Expli-
quons notre pensée, à cet égard, par des exemples sai-
sissants. Lorsque l'on se dégage des préjugés qui exis-
taient dans l'ancienne méthode de relater les annales de
la France, demandons-nous quel fait de l'année 1653 est
le plus réellement sérieux, le plus remarquable, le plus
fécond, parmi les trois suivants :
1° ïurenne triomphe devant Rhetel ; 2° une bulle du
pape condamne les propositions de Jansénius ; 3° Biaise
Pascal publie son Traité de V équilibre des liqueurs.
Évidemment, pour une foule de gens, le premier fait,
éclatante victoire, occupe dans notre histoire une place
hors de ligne ; pour d'autres, nombreux encore, le second
fait, condamnation d'une erreur religieuse, estbien autre-
ment grave que le premier ; pour la généralité des citoyens,
pour l'ensemble des masses, depuis le haut de l'échelle so-
ciale jusqu'au bas, le dernier fait, découverte précieuse
scientifique, a autant et peut-être plus d'importance que
les deux premiers. Car, si l'on va bien au fond des choses,
la gloire de Turenne et le sang versé à Rhetel profitent sur-
tout à l'ambition d'un seul homme, de Mazarin, dont alors
le pouvoir menacé se raffermit ; car la condamnation des
propositions de Jansénius amène des querelles oiseuses,
déplorables, incessantes, sans résultat, alors très-vives,
maintenant oubliées ; car l'œuvre de Pascal, au contraire,
i modestement éclose, production calme du génie, incom-
prise ou ignorée par beaucoup de ses contemporains, fonde
les lois primordiales de l'hydrostatique, utile alors comme
de nos jours au développement de l'industrie.
LE GAULOIS 19
Partant de ce point de vue général, qui n'embrasse
pas seulement une personnalité ou une caste, nous nous
préoccupons principalement d'un fait en raison de sa
fécondité, de ses résultats profitables aux Français de
toutes les classes. Lorsqu'il y a lieu d'admirer ou de glo-
rifier les acteurs qui passent sur la scène historique, nous
ne gardons pas toutes nos louanges pour ce roi-soleil qui
se jette sur la Hollande afin de conquérir des lauriers à
tout prix; nous célébrons avec autant et plus d'enthou-
siasme, — que certaines gens nous le pardonnent, — les
néros en sabots des armées de la République française,
combattant et mourant pour que la nation soit maîtresse
chez elle. Quand il faut plaindre quelqu'un, toutes les
larmes de nos yeux ne coulent pas sur le sort d'un prince
infortuné condamné à l'exil ou à la mort; nous en réser-
vons, et beaucoup, pour les pauvres citadins et paysans
qu'un impôt écrase , qu'une famine amaigrit , qu'une
invasion ruine, qu'une peste dévore.
Donc, soyons plus humble en apparence, au fond plus
sérieux devant la génération présente, que ne le sont les
historiens exclusivement politiques. Quelle plus belle
tâche peut nous échoir ! Tracer le tableau des splendeurs
et des misères du peuple français, des générations qui
ont précédé la nôtre ; étudier les haltes et les élans de la
civilisation générale, dans les institutions sociales, poli-
tiques et religieuses; suivre le mouvement intellectuel
des sciences, des lettres et des arts ; puis, reliant l'ensem-
ble aux détails, chercher quelle fut la manière de vivre
de nos ancêtres, la somme de bien-être dont ils jouirent,
les particularités de leur éducation, les curiosités de tou-
tes sortes relatives à leurs coutumes civiles et privées ,
leurs liaisons domestiques, leurs habitations, leurs vête-
ments, leur nourriture, etc.; redire leurs joies et leurs
douleurs, leurs audaces et leurs faiblesses, leurs mérites et
leurs fautes; voilà, selon nous, l'intérêt de l'histoire, l'in-
térêt à la fois profond, philosophique, utile, agréable
aussi par la variété des sujets, la multiplicité des épisodes
iO MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et la haute moralité du but. Voilà la grande affaire,
la préoccupation favorite d'une âme libérale, le rêve à peu
près réalisable d'un patriote. Cela importe plus que les
nombreuses dissertations sur la question de savoir si la
reine Pédauque avait véritablement des pattes d'oie,
choses qu'il faut abandonner aux fantaisistes de l'érudi-
tion.
Nous voulons être le biographe du peuple français, qui
en compte à peine quatre ou cinq, lorsque certain gen-
tilhomme sans valeur en a inspiré dix. Nous essayons
d'écrire les Mémoires dupeuple français^ sans exclusion
de classes, sans parti pris, en approfondissant « l'esprit du
temps » aux différentes époques de notre histoire, en ex-
posant le récit des grands faits de guerre, des révolutions
sociales et politiques qUi, d'après une double évolution,
réagissent sur les mœurs de chaque époque, et subissent,
à leur tour, l'influence de ces mœurs. Si, d'une part,
nous nous sommes servi des monographies de Legrand
d'Aussy*, d'Alexis Monteil% de la Bédolhère', etc.,
d'autre part, nous avons pensé à suivre , du plus près
qu'il nous a été possible, les maîtres de l'histoire générale
de notre nation, depuis Mézeray jusqu'à Henri Martin, et
les maîtres de l'histoire philosophique, depuis Hotman
jusqu'à Guizot. Nous avons reconnu la nécessité d'un
lien qui rattachât entre eux les divers temps et les divers
aspects sous lesquels se présente l'existence multiple du
peuple, pour compléter la peinture de la vie menée par nos
ancêtres. L'action commune, succinctement racontée,
anime les menus détails, et peut aider à leur intelligence.
Cet immense ouvrage, que nous annoncions déjà en
i842, et dont notre Histoire-musée de In République fran-
çaise'' forme un chapitre détaché, nous a coûté plus de
i. Legrand d'Aussy, Ilist. do la vio privée des Français, 1782, 3 vol. iii-8,
réédités par Roquefort en ISlo,
2. Am. Al. Monteil, Hisloire des Français des divers états.
3. E. de la BèdolUére, Mœurs et vie privée des Français, 3 vol. in-8, 1855.
4. Voir notre préface de la !'« édition (1812.)
LE GAULOIS 21
vingt années de labeur. Assurément, a le temps ne fait
rien à l'afFaire » . Qu'il nous soit permis d'espérer, pour-
tant, que le public nous saura gré de notre persévérance,
de nos efforts, de nos sacrifices, et qu'il montrera de l'in-
dulgence pour des travaux entrepris avec plus de bonne
volonté que de talent, sans doute, mais accomplis en
conscience. Par ce temps de choses actuelles, légères et
faciles, un voyage à travers les âges risque fort de n'inté-
resser qu'un petit nombre de lecteurs. Nous acceptons
par avance le sort réservé aux Mémoires du peuple fran-
çais.
A l'époque où nous commencions nos recherches, on
n'avait pas encore imaginé de refuser tout intérêt à l'his-
toire qui remonte plus haut que la Révolution de 1789.
Les esprits droits reconnaissaient que, sur beaucoup de
points, le passé et le présent gardent entre eux quelques
relations; ils n'oubliaient pas que du sang gaulois, du
sang germain, du sang romain et grec, et du sang de bar-
bare, même, coulent mêlés dans les veines du Français
d'aujourd'hui; ils admettaient que de grandes actions
avaient, antérieurement au premier empire, préparé
notre société actuelle ; ils respectaient les ancêtres du
peuple français, en admirant leurs gloires, en blâmant
leurs fautes, en déplorant leurs malheurs; enfin, fils
brillants et émancipés, ils ne voulaient pas renier leurs
pères, parce que leurs pères avaient vieilli.
Depuis, ce dédain pour les générations qui ont agi sur
le sol de la Franee pendant plus de dix-huit siècles, s'est
considérablement propagé. Nous voudrions bien que nos
Mémoires du peuple fraiiçais, histoire comparée des insti-
tutions, mœurs et usages, contribuassent à vaincre le
préjugé des ingrats qui tiennent pour nulles les époques
anciennes, préjugé aussi déplorable que celui des entêtés
qui rêvent le retour de toutes les institutions disparues.
22 MÉMOIRES PU PEUPLE FRANÇAIS
III
La date de naissance des Gaulois, nos ancêtres primi
tifs^ remonte à vingt-quatre siècles environ.
Mais, tout d'abord, l'histoire ne procède que par analo-
gies et conjectures, ne rencontre que raditions fabu-
leuses. On a flatté les Français, en voulant leur trouver
des origines héroïques; on leur a créé une généalogie
toute légendaire.
Tantôt Gomer^ un des fils de Japhet, et « seigneur de
l'Europe » *, est le chef des Gomérites, tribu à laquelle
les Grecs donnaient le nom de Galates ou Gaulois.
Pezron, Lahglet-Dufresnoy et les auteurs anglais de
V Histoire universelle ont adopté ce système plus ingénieux
que solide. Claude Du Pré va jusqu'à soutenir que Gomer
eut la Gaule par droit d'aînesse, et que, conséquemment,
'autorité des Gaulois s'étend sur toutes les parties du
monde. Ycilà ce qu'écrivait, du temps d'Henri IV, un
homme instruit, un légiste !.
Tantôt Hercule, traversant un pays qui fut la Gaule,
son retour d'Afrique, engendre les Celtes par son ma-
riage avec Celtine^, peu après avoir séparé Calpé (Gibral-
tar) et Abila (Ceuta) d'un coup de main, pour ouvrir un
passage à l'Océan. Arrivé sur les bords du Rhône, Her-
cule rencontra une puissante armée, qu'il affronta. Muni
de sa massue et de ses flèches, il était prêt à succomber,
n'ayant plus de traits à lancer, lorsque Jupiter vit du
haut de l'Olympe ce combat inégal, et laissa tomber une
pluie de pierres dont le demi-dieu se servit. Ces pierres,
on les retrouve encore, selon la légende, dans les déserts
1. Abrégé fidelle de la vraye origine et généalogie des Français, par Cl. Du
Pré, Lyon, 1601, page 4; Josèphe, Antiquités, lib. I, cap. 7.
2. Diod. SicuL, lib. V, cap. 24.
LE GAULOIS 23
de la Crau, qui en fourmillent [craïg^ pierre) * . De là
le nom donné par les Romains aux Alpes graïes, si
pleines de rochers, et qu'on a sans raison appelées Alpes
grecques.
Tantôt, après la prise de Troie, une colonie deTroyens,
sans patrie et sans asile, se réfugie dans la Gaule, con-
trée presque inhabitée , et en devient la population pre-
mière. Quelle nation n'a pas prétendu descendre des
Troyens? Cette origine-là vaut celle des Franks, ayant
pour père Francion ou Francus, fils d'Hector, tradition
qui a inspiré à Ronsard son poëme de la Franciade,
On dit encore que les Gaulois ou Celtes sont originaires
de la Gaule même ; que le nom de Celtes dérive de leur
roi géant Celtus, et le nom de Gaulois, de Galatea, mère
de Celtus. D'autres historiens voient l'étymologie du mot
Celtes dans le Celtus (la Garonne), fleuve qui descend
des Pyrénées, et le premier cours d'eau considérable que
les Grecs aperçurent en parcourant les côtes de l'Océan.
Les Grecs se seraient servis de ce nom pour désigner la
partie la plus occidentale de l'Europe. Enfin, à croire
quelques savants, les Celtes existaient depuis un temps
immémorial, anté-historique, quand les Romains les ap-
pelèrent Galli^ Gaulois, par dérision, à cause de leur
parure et de leur maintien qui les faisaient ressembler à
des coqs. Les Gaulois auraient accepté le surnom et pris
un coq pour emblème national. Inutile de rappeler que,
contrairement à cette assertion, l'emblème du coq gaulois
ne remonte pas au-delà dé l'invention du blason, et que la
première médaille où se voie un coq a été frappée pour
là naissance de Louis XIIL
Il faut sagement estimer toutes ces versions ce qu'elles
valent. La vérité ne commence à percer les ténèbres qu'au
temps de l'invasion des Kymris. Encore les détails sur les
chefs de ces envahisseurs, sur ceux des Galls et des Ibères,
sont-ils obscurs et incertains ; et les systèmes ont varié
1. F. Duruy, Intiod. générale à l'histoire de France, p. 168.
24 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
jusqu'à nos jours sur l'identité des Kymris et des Celtes.
Selon nous, Celte dérive probablement des mots galli-
ques Coille, Coilte, bois, forêt ; de Ceil, cacher ; de Ceiltach^
qui vit dans les forêts. Etymologie d'autant plus admis-
sible, qu'elle indique l'état physique de la Gaule du Nord,
et que le nom de Celtes s'accorde avec les mœurs des po-
pulations qui l'ont porté. Pourquoi n'adopterait-on pas
cette origine, dont l'antiquité est si reculée, et dont la
vraisemblance n'échappe à personne? Les Romains ont
appelé les Celtes cjalli^ comme les grecs ont donné à la
Gaule le nom de celtique (Keltikè.) De ces deux appellations
qui s'adressent au même peuple aborigène, celle-ci a dis-
paru devant celle-là, à cause de la suprématie romaine.
Le surnom de nos ancêtres a prévalu sur leur nom origi-
naire. Celtes, Galates ou Gaulois, ils sont d'ailleurs frères
des Italiens, des Germains et des Grecs ; mais, sortis du
sein d'une même mère, indo-européenne, ils en ont reçu
une nature et un caractère différents.
Quoiqu'il en soit, deux races bien distinctes paraissent
avoir peuplé la Gaule : celle des Galls ou Celtes , renfer-
més entre les Pyrénées orientales d'un côté, et, de l'autre,
entre la Seine « tortueuse » et la Marne « sablonneuse » ,
d'après la signification celtique ; celle des Ibères, couvrant
le littoral du golfe de la Gaule [Gallims sinics), aujourd'hui
golfe du Lion, et s'avançant vers le centre, vers le Rhône
« le roulant, » fleuve « non paresseux », dit Florus, vers
la Saône <( la douce, la lente, » et vers le Doubs, que les
Gaulois appelèrent la « rivière 'sombre. »
Outre ces deux races, d'origine indo-européenne, et qui
différaient surtout par la langue, il y avait, sur la surface
du territoire gaulois, trois grandes familles dont les mœurs
se ressemblaient très-peu. iVu sud-ouest, se trouvaient les
Aquitains, dans les «pays des eaux; » au sud-est, les
Ligures (Lf, peuple, gora^ élevé, en langue basque), habi-
tant les Alpes maritimes ; au nord-est, les Belgs ou Bolgs ,
(( hommes terribles » répandus sur les rives du Rhin, de
la Meuse, de l'Escaut, de la Moselle et de la Somme.
LE GAULOIS ■ 2o
Outre ces deux races et ces trois grandes familles, on
distinguait plusieurs tribus ou confédérations : — les
Arvernes, hommes des hautes terres, « le peuple belli-
queux par excellence^ » dont le nom indiquait [ar^ article,
et vern^ aune) les innombrables aunes qui poussaient sur
leur sol de trachyte et de granité ^; — les Allobroges,
(( les hommes venus d'un pays étranger ; » — les Helvètes,
peuplant la contrée des pâturages, «les pères des héros,»
selon quelques étymologistes, et devenus les Suisses^ par
l'effet des transformations probables de leur nom depuis
César jusqu'à nos jours [Helvetii, Elvetii, Elvitii^ Liiitii^
Suitii^ Suisses, Schwitz)^ — les Séquanes, groupés sur les
rives de la Seine, « les hommes de cheval, » plus tard re-
poussés jusqu'à la Saône ; — les Eduens, établis dans les
vallées de la Saône et de la moyenne Loire , « le pays qui
a produit l'homme ; » — les Bituriges-Cubiens, possédant
le territoire compris entre la Loire, l'Allier et laYienne :
c'étaient des Galls, distincts des Aquitains, qui fondèrent
la colonie des Bituriges-Yivisques (Bordelais); — les Ar-
morikes du nord-ouest, établis dans toute la péninsule
bretonne, « ceux qui habitent les bords de la mer.» Armo?\
la contrée de la mer, disaient les Gaulois. Ce pays était
surnommé aussi a la corne des Gaules. »
Enfin, ces tribus ou confédérations importantes se
subdivisaient en groupes moins nombreux, presque tou-
jours dépendants d'elles, mais ayant chacun leur appella-
tion propre. Soixante ans avant l'ère chrétienne, au dire
d'Appien, quatre cents peuples et huit cents villes cou-
vraient la Gaule, et possédaient, pour la plupart, des
génies locaux, tutélaires, en dehors des grandes divinités
adorées par tous.
De ces peuples et de ces villes, beaucoup sont comme
inconnus. Leur énumération, même complète, aurait .trop
d'aridité et ne servirait guère à l'histoire. Mieux vaut en
1. Alf. Maury, Forêts de la Gaule et de l'anc. France, in-12, 1850.
2. J. Maissiat, J. César en Gaule, i. 1", p. 316, in-8, Paris, 186o.
26 iMÉMOlllES DU PEUPLE FRANÇAIS
parler seulement lorsqu'ils offriront des particularités bien
tranchées dans leurs mœurs et usages, pouvant prêter
quelques couleurs nouvelles au tableau de la civilisation
générale.
Race irritable et guerrière, les Galls refoulèrent jus-
qu'aux Pyrénées les Ibères, essentiellement laborieux et
agriculteurs. Puis ils franchirent les montagnes, formèrent
en Castille la nation des Celtibériens *, dont le courage
étonna Rome pendant plus d'un demi-siècle , et s'établi-
rent aussi sur les rives de la Guadiana , et dans les monts
du nord de l'Espagne, en Galice.
De fréquentes migrations en Italie épuisèrent plus tard
les forces gauloises. Mais, avant d'en tracer l'esquisse et
pour suivre l'ordre chronologique , un mot d'abord des
colonies précédemment établies sur le littoral méditerra-
néen. Dans les temps les plus reculés, il est facile de com-
prendre qu'il n'y avait aucune industrie en Gaule, et que
les populations, demi-sauvages , devaient à peine échanger
quelques produits naturels. Du xni^ au x^ siècle avant
Jésus-Christ, une révolution pacifique s'y opéra sous ce
rapport : l'Orient vint offrir de précieux dons à cette con-
trée tout occidentale.
Les Phéniciens, célèbres parleurs expéditions maritimes,
y abordèrent pour nouer des relations commerciales avec
les peuples de la vallée du Rhône, et avec les Ausks^
placés entre le pied des Pyrénées et la moyenne Gascogne,
possesseurs d'un territoire fertile et bien cultivé '^, cpii a
formé notre département du Gers. Ceux-ci troquèrent le
grenat, le corail, les pierres fines de l'Occident contre les
étoffes tyriennes et les blés asiatiques. Ils trafiquèrent en
résine recueillie au tronc du sapin des Landes ; en poudre
dorée que les Ligures ramassaient sur les bords de leur
fleuve. Ces commencements d'échanges précédèrent le
1. Guill. de Humboldt, Recherches sur les habitants primitifs de l'Espa
gne, faites à l'aide de la langue basque. In-4, 1821.
2. Strahon, lib; IV, cap. 2.
LE GAULOIS 27
commerce des pelleteries avec les Celto-Cynésiens (Cantal,
Dordogne, Vienne, Lot).
Un succès amène d'autres succès. Sur toute la surface
de la contrée maritime où parurent les orientaux , s'éle-
vèrent des villes dont les noms poétiques trahissent l'ori-
gine, et dont la signification indique la position géographi-
que ou l'importance spéciale : Segoldun (Rodez actuelle),
la cité des Rochers, des Duns; Issidour (Issoire), l'hahi-
tation d'Isis ; Telo (Toulon), la ville semblable à une harpe ;
Arlath (Arles), la ville des marécages ; A rtole (Toulouse),
la ville de la plaine au fieuve; Albrig, (Albi), la ville du
pont blanc, etc. Ensuite les Phéniciens donnèrent à tout
le pays, — plaines ou montagnes, — le nom à'Armor-Raike
ou contrée maritime, dont le moi Aquitania n'a été que la
traduction en latin. Ce nom d'Armorike s'étendit, au fur
et à mesure des expéditions, jusqu'aux riverains de l'Océan,
et il resta plus particulièrement attaché aux Bretons, Ar-
morikes du nord-ouest, comme les Aquitains avaient été
les Armorikes du sud-ouest, comme les habitants du lit
toral de la Méditerranée avaient été dans le principe les
Armorikes du midi.
Quelques villes, fondées dans le territoire d'Autun, ser-
virent de comptoirs aux nouveaux venus. Nîmes et Alesia,
(dans l'Auxois), semblent dater de ces expéditions, poéti-
quement célébrées sous le titre de « Yoyages et exploits
de l'Hercule tyrien, » important la civilisation en Gaule,
luttant contre Albion et Ligur, enfants de Neptune, abolis-
sant les sacrifices humains chez les Gaulois, et construi-
sant, le long de la Méditerranée, de l'Espagne à l'Italie,
une magnifique route qui, suivant la légende déjà citée,
(p. 22) aurait servi de première base aux voies des Mar-
seillais et des Romains.
L'impulsion étant donnée, après les Phéniciens vinrent
les Rhodiens, navigateurs non moins habiles, dont les lois
maritimes, mises en vigueur, plus tard, sur toutes les
côtes et dans tous les ports de la Méditerranée, devinrent
les sources du droit maritime de tous les peuples. IIf
2S MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
créèrent quelques comptoirs peu considérables à l'embou-
chure du llliôno, par exemple la ville de Rhoda, qui
n'existe plus, déjà détruite du temps de Pline; et, s'il faut
en croire une tradition fort populaire * , ils imposèrent leur
nom oriental au fleuve et à la ville.
Après les Rliodiens, on vit les Phocéens, grands fonda-
teurs de colonies, apparaître du ix° au vi' siècle avant
Jésus-Christ, et former une peuplade particulière, un
groupe séparé dans le tableau des races, des familles, des
tribus répandues par tout le territoire gaulois , qui leur
sembla propre à l'industrie. Les comptoirs des Phocéens
s'échelonnèrent, au bord de la mer, depuis Emporias en Ca-
talogne, ville mi-partie grecque mi-partie espagnole, entre-
pôt commercial considérable (emporium^ marché), jusqu'à
Nice, sur le golfe de Gênes. Ces colons grecs laissèrent
dans le pays des traces profondes , inefTaçables , de leur
établissement, — la cité Marseillaise, entre autres , qui
nous occupera longtemps, à cause de sa civilisation exo-
tique.
Au nord, vers la même époque, les Kymris repoussè-
rent les Galls jusque dans la partie montagneuse de la
Gaule. Ils retardèrent les progrès des mœurs. Selon une
opinion fort accréditée, cette horde venait de la Scythie,
dont un grand mouvement de la nation scythique l'avait
chassée. Hu-Gadarn la dirigeait. Néanmoins, à en croire
Arrien, Diodore de Sicile et Plutarque , c'était une nou-
velle tribu celtique, formée des Cimmériens. Ces Kymris
seraient venus rejoindre leurs frères, les Celtes ou Galls,
établis dès le principe dans l'extrême occident. Cette der-
nière opinion, qui parait maintenant prévaloir, n'enlève
rien d'ailleurs à l'importance de l'invasion, dont les effets
se firent sentir non-seulement en Gaule, mais pai' contre-
coup dans l'Italie, et aussi en lUyrie. Les Kymris couvri-
rent ces fertiles plaines qui s'étendent depuis les landes
1. Plin.^ lib. III, cap. 4, et D. Hieronymi Prolog, epislol. ad Galiita:;
lib. II, cap 3. •
LE GAULOIS 29
de Bordeaux jusqu'à l'embouchure du Rhin, ne s' arrêtant
que devant l'océan à l'ouest, à l'est devant les Vosges, au
sud-est devant les monts d'Auvergne et les derniers chaî-
nons des Pyrénées et des Cévennes. Tout le centre de la
Gaule subit donc leur pernicieuse influence, car ils y rap-
portaient la rudesse septentrionale, lorsque le midi, au
contraire, progressait sensiblement, poli par les mœurs
grecques : sur la table de Peutinger, on a marqué du nom
de Grœcia tout le pays qui avoisine Marseille.
IV
Déjà les Galls étaient nombreux. L'arrivée des Kymris
augmenta leur population, à un tel point qu'il fallut bien-
tôt émigrer, à cause des dissensions intérieures * , et sans
doute pour déverser le trop plein d'habitants agglomérés
sur un territoire encore peu cultivé. Un mouvement de va-
et-vient s'opéra en Gaule, et commença de la mêler aux
événements historiques précisés. Le temps des fables poé-
tiques, des vagues traditions, de conjectures arbitraires,
est passé. Les écrivains de la Grèce et de Rome racontent
certains faits, et il ne reste plus, très-souvent, qu'à contrôler
leurs récits les uns par les autres , ou d'après les observa-
tions d'une critique éclairée. Le chaos se dissipe : des
brumes seules obscurcissent encore la lumière.
Trois cent mille Galls partirent sous la conduite de
Bellovèse et de Sigovèse, neveux d'Ambigat, chef des Bi-
turiges. Sigovèse traversa la forêt Hercynienne, et^ mas-
sacrant tout sur sa route, alla se fixer le long du Da-
nube, dans les montagnes de l'Illyrie. Bellovèse descen-
dit le Rhône, aida les Phocéens à s'implanter en Gaule,
et, recevant leur appui à son tour, franchit les Alpes par le
1. Justin, lib. XX, cap. 5.
30 MÉMOIRES nu PEUPLÏ-: FRANÇAIS
mont Genèvre. 11 passa en Italie, écrasa une armée étrus-
que sur les bords du Tésin, et s'empara de tout le terri-
toire compris entre cette rivière, le Pô et le Serio (ancienne
Humatia.) Il avait avec lui des Éduens, des Arvemes, des
Bituriges (Bourgogne, Auvergne, et Berri), qui, en 587,
unis aux restes de la nation ombrienne, adoptèrent le
nom d'Insubriens, c'est-à-dire « hommes forts » en langue
gauloise. Tite-Live raconte au long la double expédition
deSigovèse et de Bellovèse. Plutarque écrit que Bellovèse
avait pris sa direction d'après les conseils de l'étrusque
Aruns, lequel, voulant se venger de l'enlèvement de sa
femme par un habitant de Clusium^ (Chiusi, en Toscane),
donna à goûter aux Galls des vins de son pays, pour les
allécher par l'espoir des jouissances qui les attendaient de
l'autre côté des Alpes *. De l'invasion des Galls en Lom-
bardie datent les villes de Milan, sur la rive gauche de
l'Olona, de Gôme, à l'extrémité sud du lac de ce nom (an-
cien lac Larius)y et de Bergame, dans une' forte position
militaire.
Les migrations galliques se multiplièrent. De 587 à
521, l'Italie septentrionale reçut de nouveaux habitants
qui, ayant besoin d'air et d'espace, choisissaient pour sé-
jour cet excellent pays. D'abord les Aulerkes (entre Loire
et Seine), les blonds Carnutes 2 et les Cénomans, sortis
des territoires manceau et chartrain, chassèrent les Étrus-
ques de toute l'Italie Transpadane, se placèrent entre les
Insubriens et les Yénètes, fortifièrent une ville qu'ils
nommèrent Brixia (Brescia), au pied des Alpes, et fondè-
rent, sur l'Adige, Yérone, qui veut dire colonie, selon
l'étymologie gallique. Ensuite les Ligures, les Lœves et
lesLibices, tribu peu nombreuse, s'établirent à l'ouest des
Insubriens, sur la rive droite du Tésin.
Cependant les Étrusques possédaient encore l'Italie Cis-
padane. Ils ne la gardèrent pas longtemps. Montagnes et
1. Pluiarch. In Gamillo.
2. Tihulle, Eleg. I.
LE GAULOIS 31
fleuves n'opposaient plus aux Gaulois que d'insignifiantes
barrières. En effet, voici descendre, du sommet des Al-
pes Pennines, les Boiens, « les terribles, » d'après l'éty-
mologie celtique, peuple du territoire d'Auxerre, les Ana-
mans, les Lingons, « les belliqueux y) y peuple du ter-
ritoire de Langres. Ils passent le Pô et se fixent, les
premiers entre le Taro et le Montone, les seconds entre le
Taro et la Versa, les derniers à l'embouchure du Pô. Les
Boïens s'enracinent dans le sol lombard ; mais les Lingons
voient bientôt se masser, entre leur pays d'adoption et le
fleuve Fiumesino, les redoutables Sénonais, venus du
territoire de Sens, les mêmes qui ont pris Rome. Quatre
fois, en l'espace d'un demi-siècle, les Sénonais, que les
historiens latins appellent « barbares, » reparaissent. A la
fin ils sont vaincus par le consul Dolabella, exterminés à
Sena Gallica (Sinigaglia), sur l'Adriatique, ville qu'ils
ont fondée *, et dans laquelle la république romaine en-
voie une colonie.
Pendant que la Gaule centrale s'épandait, par delà les
Alpes, en Lombardie, et se révélait aux peuples du
Latium, la Gaule septentrionale tremblait devant les
Belges, lesquels, renouvelant presque les désastres de
l'invasion des Kymris, s'arrêtèrent heureusement à la
chaîne des Vosges, sans passer la Marne ni la Seine,
sans aller aussi loin que les hordes cimmériennes. Seule-
ment, deux de leurs tribus, plus audacieuses, les Aré-
comikes et les Tectosages [tectus sagi^ couvert du sagum)
pénétrèrent jusques aux Pyrénées Orientales et, vers l'an-
née 350 avant notre ère, s'établirent principalement dans
le Languedoc, contrée fertile en vins et en fruits. Nîmes
devint la capitale des Arécomikes, et Toulouse celle des
Tectosages.
Ainsi les déplacements se succédaient, s'effectuaient
même simultanément chez les hordes du nord, qui en-
traînaient tout. La Gaule étant une fois traversée et con-
1. Silim ttalic, lib. Vlil, v. 453.
:n MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
nue, les envahisseurs, obéissant à leur inquiète mobilité,
à leur cupidité insatiable, voulurent traverser et con-
naître d'autres pays. En 281 avant. J.C, un amas confus
de Gallo-Kymris et de Germains partit de Toulouse,
s'élança au delà de la forêt Hercynienne, puis, longeant
la rive droite du Danube, passa en Illyrie, où il rencon-
tra les Galls que, trois siècles auparavant, Bellovèse y
avait conduits.
Les hommes de l'Occident et les Gaulois s'abattirent
sur la Macédoine etlaThrace, qu'ils envahirent; ils péné-
trèrent en Phocide par le sentier de Xerxès, par les cé-
lèbres Thermopiles, aujourd'hui appelés Boca-di-Lupo,
la Gueule-de-Loiip . Mais, près de Delphes, un formidable
orage, un tremblement de terre les arrêta court; et les
Grecs tuèrent par milliers ces barbares, dont le chef se poi-
gnarda, en 278. Quelques débris, échappés au carnage,
s'en allèrent ravager la Thrace, s'emparer de la Cherso-
nèse et de la Lysimachie, ou se mettre à la solde du roi
de Bithynie, Nicomède I", qui leur céda une contrée ap-
pelée de leur nom Galatie, située sur les bords du San-
garius aux eaux poissonneuses. Devenus a les Galates »
après leur migration, les Gaulois, campés et en armes au
milieu de l' Asie-Mineure, oublièrent bien vite qu'ils n'é-
taient que les soldats mercenaires de Nicomède, et qu'ils
devaient le soutenir contre les Séleucides. Fidèles à leur
instinct dévastateur, ils pillèrent et désolèrent la Gallo-
Grèce, et se répandirent bientôt en Asie, si terribles que,
là, nul roi régnant ne se crut en sûreté, que nul roi dé-
trôné n'espéra reprendre sa couronne * , quand la valeur
gauloise ne combattait pas pour lui.
On rencontrait des Galates en Syrie, en Egypte, en
Cappadoce, dans le Pont et la Bithynie. Partout ils étaient
vus et redoutés, ces fils de la Gaule, qui avaient
du sang germain dans les veines. Pyrrhus « au visage
terrible, » roi d'Epire, les employait. Ils essayèrent d'en-
i. Juitin. lib. XXV, cap. 2.
LE GAULOIS 33
lever Sparte d'assaut : deux mille Galates se firent massa-
crer pour sauver l'armée royale. Beaucoup accompagnaient
l'athlétique Pyrrhus, lorsqu'il entra dans Argos, où
il trouva une mort si prosaïque, où une tuile lancée
par quelque vieille femme tua le meilleur capitaine de
ce temps.
A Carthage surtout, le nombre des Galates était con-
sidérable. Quoique mal vêtus et indisciplinés, ils exer-
çaient une grande influence dans les armées de cette ré-
publique. Un Gaulois, Autarite % dirigeait la révolte des
mercenaires, la « guerre inexpiable, » lutte affreuse qui
dura quatre années. Un Gaulois, encore, poignarda As-
drubal, gendre d'Amilcar Barca, pour venger la mort
d'un chef lusitanien, dont il était l'esclave. Les hommes
de l'Occident faisaient maintenant parler d'eux ; ils oc-
cupaient leur place dans l'histoire ancienne, et toutes
les nations comptaient avec la puissance de leur glaive.
L'année 237, pendant laquelle Carthage avait tremblé
devant les mercenaires dirigés par un Gaulois, fut juste-
ment celle où Rome tourna ses armes contre les Ligures
et les Boïens; car Rome aussi avait tremblé devant ces
envahisseurs, et elle en voulait finir avec les fréquentes
paniques : ne se mettait-elle pas en état de défense, toutes
les fois qu'elle soupçonnait un mouvement chez les Bar-
bares occidentaux !
La première rencontre réussit aux Romains, qui culbu-
tèrent facilement les Boïens. Mais les Ligures tenaient
plus ferme : il fallut de rudes combats pour les repousser
au-delà des Apennins. Un jour Flaminius Népos, tribun
du peuple, proposa de distribuer aux Romains les terres
qui, en 283, avaient été enlevées aux Sénonais vaincus,
et qui longeaient les frontières des Boïens. Ceux-ci^ irri-
tés, tentèrent d'organiser une ligue entre tous les peuples
de l'Italie septentrionale; ils demandèrent, mais vainement^
l'appui des Yénètes^ assez peu guerriers de leur nature,
L Polyb., lib. I, cap. 77 et 78.
I. ' 3
3i MEMOIRES DU FKUPL'li FRAXÇAFS
et d'ailleurs dévoués aux ennemis des Gaulois; ils cher-
chèrent à relever le courage des Ligures, épuisés par
leurs luttes, et s'adressèrent aux Cénomans des rives du
Pô, qui, par malheur, avaient vendu leur alliance à
Rome, soit qu'ils fussent jaloux des Insubriens et des
Boïens, soit qu'ils craignissent de subir le joug des vain-
queurs. Pour exécuter ce vaste projet, les Boïens durent,
alors, appeler à leur aide, par delà les monts, des Gaulois
mercenaires, les Gésates, qui habitaient le côté des Alpes
regardant la Gaule. Les Gésates, hommes de taille éle-
vée *, soldats par essence, {Gaisde, armé, en celtique),
et combattant nus, entrèrent dans la ligue. Le pays de
Gex est une trace de l'ancienne tribu des Gésates : et,
chose remarquable, les habitants de ce pays ont conservé
jusqu'à ces derniers temps l'habitude d'aller combattre
pour l'étranger 2.
Barbares et Romains se mesurèrent encore une fois
près de Clusium (Chiusi), où les derniers perdirent cin-
quante mille hommes. 0 terreur! Les Gaulois étaient à
trois journées de Rome (225 avant J.C.) Cependant des
légions, conduites par Atilius Regulus, et revenant de
la Sardaigne, avaient débarqué, la même année, près du
cap Telamone Yecchio, en Étrurie. Elles s'unirent à
l'armée romaine démoralisée, et la renforcèrent, pour
s'opposer à la marche des Barbares. Cette fois, les Ro-
mains remportèrent la victoire. Rome fut sauvée! Deux
ans après, C. Flaminius, avec les légions, passa le Pô.
Des Anamans l'y aidèrent. Ils firent une guerre offensive
aux Insubriens, qui avaient pour auxiliaires trente mille
Gésates, sous la conduite de leur roi Virdumar, « homme
brave et grand ». Quelques mois de lutte suivirent. Une
nouvelle victoire, celle de l'Adda, en Lombardie, la prise
de Milan, la défaite des Gésates, la mort de Virdumar tué
par le consul C. Marcellus près de Clastidium (aujourd'hui
4. Polybius, lib. II, cap. 30.
2. J. Maissiat, Jules-César en Gaule, t. I*^'", p. 264, en note.
LE GAULOIS . 35
Casteggio), assurèrent aux Romains la possession appa-
rente de l'Italie Gauloise.
En réalité, malgré leurs échecs, partout les Gaulois
surgissaient pour effrayer Rome. Souvent.le sénat décla-
rait (( qu'il y avait tumulte » c'est-à-dire danger de la
patrie : alors nul romain, vieillard ou prêtre, ne pouvait
revendiquer la dispense du service militaire * . Ici, les
Gaulois marchaient seuls ; là, on les retrouvait dans les
rangs des Carthaginois ; ou hien l'Asie-Mineure souffrait
de leurs brigandages.
A Cannes (216), dans la terre de Bari, quatre mille
d'entre eux périrent, et jonchèrent, avec cinquante mille
cadavres de Romains, ce champ de bataille auquel les
Napolitains donnent encore le nom de Campo-di-Sangue^
le champ du sang. En cette journée, si néfaste pour
Rome, la présence des Gaulois avait contribué au succès
d'Annibal, comme sur les bords du lac de Trasimène (217)
et de la Trébie (218). Ivres de vengeance, les Romains se
jetèrent sur les Cisalpins. Mais ceux-ci prirent les de-
vants, se soulevèrent en masse, s'emparèrent de Plai-
sance, attaquèrent Crémone, et ne s'arrêtèrent qu'en
face du préteur L. Furius, après avoir perdu trente cinq
mille soldats (196.) Pendant trois jours, Rome rendit des
actions de grâces aux Dieux, pour les remercier d'avoir
échappé à de si grands périls.
Sans se décourager, d ailleurs, les Boïens continuèrent
la guerre, tuèrent à leur tour, l'année suivante, six mille
hommes aux Romains, usèrent de toutes leurs ressources,
mais furent ébranlés par la défection des Cénomans dans
un combat décisif, et vaincus, lors d'une seconde défaite,
qui leur coûta quarante mille soldats, la ville de Côme,
vingt-huit châteaux forts, un grand nombre de drapeaux
et de chariots, et une montagne de colliers d'or, dont un
spécimen fut offert à Jupiter Capitolin.
4. Appianus, de Bello civili, lib. 11; Cicero, Pro Fonteïo; Tit. Movimsen,
Hisl. romaine, liv. 11. chap. 4, inS, Leips ici: , 1854. Trad. Alexanfire.
30 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Cette guerre s'était traînée plus d'un quart de siècle,
quand les Insubriens demandèrent la paix à Rome. Il
ne fut plus question d'eux dans l'histoire. Les Boïens,
indomptables, même dans leurs revers, et imitant la té-
nacité des Carthaginois, leurs alliés, aimèrent mieux quit-
ter leur patrie que de traiter avec les Romains. Ils se ré-
fugièrent au confluent du Danube et de la Save, à Belgrade
sans doute, pour vivre indépendants. Le pays qu'ils
habitèrent reçut le nom de Bohême, — BoienheÀm^ de-
meure des Boïens, en langue germanique ; et, plus tard,
ils s'établirent dans la Bavière, — Boaria^ Boiaria.
Tel fut le sort des Gaulois qui avaient envahi le nord
de l'Italie. Leur territoire, réuni à la république romaine,
devint la Provmce gauloise cisalpine ou citéineure, et,
longtemps après, la Gaule logée ^ quand la toge des con-
quérants y eut remplacé la braie et la saie nationales *.
Rome n'avait pas pardonné aux Boïens ni aux Insubriens
ses terreurs et ses jours de défaite ; elle accabla aussi les
Galates de l' Asie-Mineure, que le consul Cnéius Manlius
chassa de la Phrygie (189). Enfin, — dernier revers, — la
tribu des Scordisques, d'origine gauloise, établie sur les
bords du Danube, fut taillée en pièces par les Romains
(113), si complètement qu'on les connaissait à peine du
temps de Strabon. Ces Scordisques immolaient, dit-on,
des victimes humaines, et buvaient dans les crânes des
vaincus , qu'ils faisaient brûler ou étouffer par la
fumée.
Les paniques nombreuses de la république romaine,
effarée au seul nom d'émigrations galliques, l'avaient
portée à vouloir exercer des représailles dans le sein de
la Gaule propre, et à passer les Alpes. Elle attendait pa-
tiemment l'occasion propice, qui se présenta par suite des
relations existantes entre Rome et Marseille, où naguère
une souscription avait été ouverte pour les Romains in-
cendiés, après la prise de leur ville par les Gaulois (364
1. Ameàiiè Thiennj, Histoire des Gaulois, liv. IIl, cliap. 3.
LE GAULOIS 37
ans avant J.C.). Rome, par réciprocité, avait accordé aux
négociants de Marseille les plus grandes facilités commer-
ciales, et une tribune d'honneur, la Grœcostasis^ leur était
réservée dans le forum, près de celle des sénateurs,
lorsqu'on célébrait les Grands Jeux *. Un jour, les Mar-
seillais appelèrent les Romains à leur aide, pour attaquer
ensemble des peuplades qu'ils haïssaient. Tout à coup,
ces belliqueux alliés vainquirent les Yocontiens (Dau-
phiné, Comtat Yenaissin) ; et, agissant pour le compte
de Marseille, à laquelle échut le territoire conquis, ils
triomphèrent des Salyens, peuple qui s'étendait le long
du Rhône, depuis la Durance jusqu'à la mer. Pour leur
propre compte, les Romains fondèrent, en 124, avec
beaucoup de solennité, un poste près d'Aix, sur la petite
rivière d'Arc. Aquœ Sextiœ fut leur première colonie de
ce côté-ci des Alpes, un observatoire, pour ainsi dire,
d'où ils purent surveiller les Marseillais, qui cherchaient
à devenir une puissance territoriale ; d'où ils purent jeter
sur leurs voisins des regards de convoitise, choisir des
prétextes à conquêtes, et pénétrer plus avant dans la
Gaule Transalpine.
N'oublions pas que les Eduens, les Allobroges et les x\r-
vernes occupaient le territoire entourant Marseille. Les
Eduens ne s'opposèrent pas à l'invasion romaine qui s'é-
tendait entre les Pyrénées, les Cévennes, le Rhône et les
Alpes, et avait abouti à la fondation de Narbonne, Narbo,
ville dont le surnom de Mariais^ date seulement du jour
où elle reçut une garnison de vétérans appartenant à la
légion Martia, vers 117 avant Jésus-Christ. Narbonne,
dès son origine, posséda un des comptoirs les plus con-
sidérables de la Gaule, juste punition de la perfidie des
Marseillais, presque étrangers à la race gauloise, et cou-
pables d'avoir introduit les Romains dans le midi.
Par l'entremise des Marseillais, les Eduens, ayant
obtenu le titre d' a amis et alliés ))du peuple romain, fa-
1. Th. Mommsen, Histoire romaine, liv. Il, chap. 7.
38 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
cilitèrent aux armées d'Italie l'entrée dans la Gaule cen-
trale. En effet, vainement les Allobroges et les Arvernes,
par esprit de nation, s'étaient ligués contre les nou-
veaux venus : force resta aux Romains, qui ne cessèrent
d'avancer.
Les Allobroges, d'abord, furent complètement vaincus,
à la grande joie des Éduens jaloux. Les Arvernes, ensuite,
sous la conduite de leur brillant et 'vaniteux chef Bituit,
furent battus à diverses reprises, non loin du Rhône.
D'autres pays, celui des Séquanes dans le Jura, celui des
Venètes (en kymrique givijnede^ les blancs, les beaux),
sur la côte armorike, celui des Morins, au territoire de
Thérouanne dans les marais [moeren^ marais, en langue
flamande), avaient conservé encore leur indépendance. On
peut croire, même, que les Venètes, maîtres du commerce
de la Bretagne, avaient su tout disposer pour empêcher les
Romains de passer dans l'île d'Altion, et que César alla
plus tard en leur pays pour ruiner leur force maritime *,
et les punir de s'être opposés aux conquêtes romaines, car,
après son expédition, il n'y eut plus de marine gauloise.
Diviser pour subjuguer ! Cette devise, les futurs domi-
nateurs du monde l'appliquaient à la Gaule avec habileté ;
mais un long temps se serait peut-être écoulé encore
avant leur triomphe, si ce flux et reflux des migrations
et des invasions qui se produisaient périodiquement sur
le sol gaulois n'eussent fourni aux Romains de nou-
veaux prétextes de guerre, en leur offrant une occa-
sion de plus en plus favorable pour assouvir leur am-
bition.
Vers le commencement du dernier siècle de l'ère
païenne, eut lieu une seconde invasion de Cimbres ou
Kymris, mélangés de Teutons et d' Ambrons. Le Romain
Marius défit les iVmbro-Teutons, près d'Aix, sur l'Arc,
dans un endroit appelé le Champ-pourri (aujourdhui vil-
lage de Pourrières)^ rappelant par sou nom la putréfac-
i. Strabo, Hb. IV, chap. 4.
LE GAULOIS 39
tion des cadavres des barbares. Aussitôt, les habitants
de ces plaines s'imaginèrent d'enclore leurs vignes avec
des haies faites d'ossements humains, et la décomposi-
tion des corps s'infiltra si profondément dans la terre
que, l'été suivant, les arbres produisirent une incroyable
quantité de fleurs et de fruits *. L'exagération même des
récits prouve l'effet de ce terrible choc sur les contempo-
rains et leurs descendants. On éleva un Temple à la Vic-
toire sur le lieu où les Romains avaient campé : les po-
pulations y accomplirent leurs sacrifices ; et, plus tard,
ce temple devint l'Eglise de Sainte-Victoire, où abon-
dèrent les pèlerins chrétiens.
Marins écrasa ensuite les Cimbres dans les champs
Raudiens près de Verceil (30 juillet 101 avant J.C.).
Rome reconnaissante lui accorda des honneurs presque
divins, parce qu'il avait sauvé la civilisation, et mérité
le surnom de a troisième Romulus, » comme autrefois
Camille avait été le second fondateur de Rome, par lui
victorieusement défendue contre les Gaulois.
L'invasion des Kymro-Ambro-Teutons ensanglanta et
affaiblit la Gaule; elle donna beaucoup de force aux Ro-
mains contre l'indépendance gauloise. Elle éveilla l'atten-
tion des peuplades germaniques sur cette contrée, où,
dans le midi, les troubles renaissaient sans cesse contre
Rome et les Marseillais, leurs amis. Les Suèves, princi-
palement, cherchaient le bon moment pour passer le
Rhin et pénétrer chez les Gaulois du nord. C'était la
contre-partie du jeu que les Romains avaient joué na-
guère. A cette époque, les Séquanes, opprimés par les
Éduens, s'efforcèrent de contre-balancer la ligue que ceux-
ci avaient formée avec Rome, en s'alliant avec Ariovist,
chef de plusieurs tribus suéviques. Mais ils prenaient
assez imprudemment ce Germain à leur solde. Ariovist,
avec quinze mille guerriers, s'empressa d'entrer en Gaule,
et livra deux batailles aux Éduens, qu'il ruina; puis,
1. Platarch. In xMario.
40 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
abusant du succès, il s'adjugea le tiers du territoire des
Séquanes, ses alliés, exigea d'eux des otages et créa une
puissance rivale de l'Italie. Il comptait cent vingt mille
soldats * .
La Gaule craignit de devenir germaine, et la peur d'un
mal la conduisit dans un pire : elle s'adressa d'une com-
mune voix à la République. Les Séquanes et les Éduens
s'étaient réconciliés en cette circonstance, quand, d'un
autre côté, les Helvètes s'apprêtaient à quitter leur pays
d'âpres montagnes, pour aller se fixer chez les Santons,
peuple de la Saintonge, habitant le littoral de l'Océan,
entre Fembouchure de la Charente et celle de la Garonne.
Orgétorix, un de leurs chefs les plus influents, les avait
excités à fuir le voisinage incommode des Germains, doiit
les incursions étaient perpétuelles, et à chercher ailleurs
un théâtre plus vaste pour guerroyer et acquérir de la
gloire. Une véritable invasion venant de l'est dans l'ouest,
et une agitation intérieure, tout ensemble, menaçaient
donc la Gaule. La mort d'Orgétorix n'empêcha pas les
tribus helvétiques de se préparer aux déplacements pro-
jetés, en s'associant à diverses peuplades, surtout aux
derniers de ces Boïens qui avaient naguère si vaillam-
ment défendu la Cisalpine contre les Romains. En mars
S9, quatre vingt douze mille guerriers étaient réunis sur
les rives du lac Léman, pour accomplir la grande entre-
prise : trois cent-soixante-huit mille têtes les devaient
suivre.
Mais un événement à jamais mémorable anéantit bien
des projets. César arrive à Genève (58). Il a pour mission
de gouverner la Province romaine pendant cinq ans. il
prend aussitôt les mesures les plus énergiques contre les
i. Ccmr, De Bello Gall., lib. I, cap. 31.
LE GAULOIS 41
Helvètes, qui déjà n'avaient pu obtenir passage sur le ter-
ritoire des Éduens et des Séquanes. Il rompt le pont du
Rhône, au moyen duquel ces émigrants en masse voulaient
sortir de leurs montagnes avec l'assentiment des AUo-
broges ; il échelonne des troupes nombreuses autour du
Jura. Les Helvètes, effrayés par les actes de César, lui
envoient demander ce à traverser la Province. » 11 refuse.
L'entrée de la province ne peut être permise à des étran-
gers,! répond-il. Bientôt, il bat les Tigurins, amis des
Helvètes, sur les bords de la Saône ; puis il accable les
Helvètes eux-mêmes, dont cent seize mille têtes, seule-
ment, femmes et enfants, retournent dans leurs villages.
Heureux dès son début, il acquiert une immense réputa-
tion militaire. Les Gaulois du centre, les Séquanes entre
autres, tyrannisés par le suève Ariovist, envoient des
députés vers le consul romain. Divitiac, chef de la dépu-
tation, obtient de César qu'il marche contre Ariovist.
Alors, une lutte acharnée a lieu entre le Romain et le
Suève, qui se disputent le pays. Ariovist prétend que la
Gaule centrale « est sa Province, » à lui, comme la Gaule
méridionale « est la Province » de César *. De son côté.
César insulte son antagoniste, et tout arrangement de-
vient impossible. LesSuèves, culbutés, prennent la fuite,
regagnent leurs forêts ; Ariovist passe le Rhin sur quel-
ques barques avec un petit nombre des siens, et va en
Germanie mourir des suites de ses blessures ou de sa
défaite.
Pour la seconde fois, César est salué par les Gaulois
du titre de sauveur. Il profite de ce moment d'ivresse irré-
fléchie, ne repart point pour l'Italie avec les légions, lève
des contributions partout, ramasse le plus de vivres pos-
sible, garde les otages qu'on lui avait envoyés au com-
mencement de la guerre, et, organisant ses Romains sur
le territoire des Séquanes, se met à la place des Suèves
vaincus. La Gaule centrale a changé de maître. Satisfaite
i. Cœsar, De Bello GalL, lib. I, cap. 44,
42 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
d'abord des succès de César, elle ne tarde pas à en redou-
ter les résultats et à les maudire. Les Belges, craignant
pour leur pays, vont reprendre les armes, et César accom-
plit sa première cfimpagne contre les Gaulois (57), en ex-
ploitant une défection des Rêmes en sa faveur.
Les soumissions sont promptes et successives. Kn etlet,
après avoir battu et effrayé les Belges, le proconsul s'a-
vance dans le Soissonnais, attaque vigoureusement Noyon
(Noviodunum). Les Soissonnais s'inclinent devant lui. il
attaque Bratuspantium (Beau vais ou Bratepense, à huit
kilomètres de Breteuil), principale place des Bellovakes,
dont les habitants entrent en composition, et livrent six
cents otages. Les Ambiens (Amiénois) subissent le joug,
sans avoir même la pensée de combattre ; les Nerviens
(Flandre), au contraire, aidés des Yéromandues (Yer-
mandois), des Atrébates (diocèse d'Arras), des Aduatikes,
riverains de la Sambre et de la Meuse, et conduits par
un chef habile nommé Boduognat, « fils de la Victoire »,
résistent opiniâtrement. La forteresse d'Aduat, une des
meilleures de la Belgique, investie de toutes parts, capi-
tule néanmoins avec les honneurs de la guerre; mais bien-
tôt, les habitants ayant trompé César et repris les armes,
le vainqueur irrrité fait vendre à l'encan le butin et
soixante-trois mille têtes K Pendant ce temps, P. Cras-
sus, un de ses lieutenants, commandant la septième légion
romaine, parcourt l'Armorike du nord-ouest (Bretagne),
ne rencontre aucun obstacle à sa promenade militaire, et
se figure avoir soumis ce pays. Mais le proconsul, moins
confiant, a soin de distribuer sept légions sur la rive
droite de la Loire, afin de surveiller l'Armorike (57).
La deuxième campagne de. Gaule s'ouvre après l'hiver
de 57-56. Elle comprend l'expédition de Servius Galba,
autre lieutenant de César, dans les tribus pennines, entre
la crête des Alpes et le Rhône ; — la lutte du proconsul
avec les Yénètes, vaincus dans un combat naval, et en-
1. CcPiW, De Bell. Cal!,, lib. II, cap. 33; Dio Gass., lib. XXXIX, cap. 4.
LE GAULOIS 43
traînant avec leur défaite la réduction de toutes les villes
maritimes de l'ouest ; — la marche de Crassus en Aqui-
taine, où une foule de petits peuples sont successivement
accahlés : les Tarhelles, dont le territoire contient les
Landes, la lerre de Labour et le Béam: les Bigerrions,
habitants des bords de l'Adour supérieur, c'est-à-dire le
Bigorre ; les Précians (probablement encore une portion
du Béam) ; les Sotiates (peuple de Lectoure) ; les Vocates
(parties du Bazadais en Gascogne) ; LesTarusates (peuple
gascon) ; les Elusates, dans l'Armagnac ; les Garites
(comté de Gaure) ; les Ausks (peuple d' Auch) ; les Ga-
rumnes (territoire de Valence, d'Agen et de Montré] eau),
établis sur la rive gauche de la Garonne, près des sources ;
les Sibuzates (gens de Sobusse, entre Dax et Bayonne) ;
les Cocosates (Marensim, à huit lieues de Dax). La vic-
toire va vite, du côté de l'Océan ; plus vite encore sur le
littoral belgique, où César se charge de subjuguer les
Morins et les Ménapes restés en armes.
Dans la troisième campagne, il bat lui-même aussi les
Thenctères et les Usipètes, peuples- de la Germanie qui
avaient passé le Rhin (S5) ; puis il envahit la Grande-
Bretagne (d4), l'île sacrée des Druides, dont l'existence
est encore en question pour ses contemporains. De graves
événements le rappellent sur le continent et l'empêchent
de partir pour l'Italie, et d^ jouir de sa gloire, car, à
Rome, ses exploits paraissent fabuleux.
Au moment où César va repasser les Alpes, la qua-
trième campagne commence : les Carnutes, auxquels il
avait imposé un roi de son choix, se révoltent et tuent
Tasget, vendu aux Romains. Dans le nord, une révolte
encore plus grave a éclaté, sur le Rhin et la Meuse. Am-
biorix et Cativolke, chefs des Éburons, conspirent avec
Indutiomar, chef des Trévires. Ils attendront que César
ait quitté la Gaule, et profiteront de la dispersion des
diverses légions dans leurs quartiers, pour assaillir ces
étrangers abhorrés. Malheureusement, les Carnutes hâ-
tent l'explosion par leur impatience, et César ne passe
i4 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
pas les Alpes. Il apprend que son lieutenant, Q. Titurius
Sabinus, a été défait et massacré par les Éburons; que Q.
Cicéron, commandant une légion, a été surpris dans son
camp par les Nerviens, résolus à imiter les Éburons ; que
T. Labienus, commandant une autre légion, sur la fron-
tière des Trévires, est réduit à une attitude défensive ;
enfin qu'un soulèvement presque général s'est effectué
parmi les nations gauloises du nord. Il jure de ne plus
couper sa barbe ni ses cbeveux avant d'avoir vengé les
Romains \ arrive à grandes journées sur les limites ner-
viennes, triomphe des Gaulois, délivre Cicéron, et, du
même coup, rend l'offensive à Labienus, qui désorganise
l'armée des Trévires après la mort d'Indutiomar.
Mais les Gaulois n'ont pas déposé les armes. Ne per-
dant pas de temps, César se prépare à entrer pour la
cinquième fois en campagne, et il est bien décidé à traiter
durement les vaincus. Il veut châtier les Sénonais, les
Carnutes et les Trévires, qui n'ont point envoyé de dépu-
tés à l'assemblée générale annuelle des cités (.^)3) ; il re-
quiert l'aide des nations qui s'y sont fait représenter.
Acco, fauteur de tous les mouvements insurrectionnels,
des Sénonais, doit périr du dernier supplice. César taille
en pièces les Ménapes et les Trévires près du Rhin, et se
montre impitoyable envers les Eburons, les traite comme
(( une race scélérate, » ^ parce qu'ils préfèrent la mort à
l'esclavage, les livre à un pillage général, et les met à la
merci de tous. Peu importe au proconsul ce que Rome
pensera de sa conduite, au point de vue de l'humanité. Il
lui faut, avant tout, le renom de conquérant; il veut
« passer le Rubicon » en laissant "derrière lui un peuple
décimé. Le grand capitaine rapine, amasse des richesses,
assez pour pouvoir acheter les consciences et se faire des
créatures à Rome, où l'anarchie est complète. Ses exac-
tions en Gaule lui permettront d'assouvir la cupidité des
1. Suelon,}\i\. Cœs., cap. 67.
2. Cœsar, De Bell. Gall,, lib. VI, cap. 34.
LE GAULOIS 4o
amis qui ont obtenu pour lui la faveur de prolonger son
séjour dans la Province, et d\y exercer encore pendant
cinq années le suprême commandeiçient.
Les luttes quotidiennes et sanglantes qui troublaient
Rome, luttes dont César profitait en ambitieux consommé,
très-habile dans l'art de l'hypocrisie, dit Appien, détermi-
nèrent une puissante insurrection gauloise, au commen-
cement de S2. Tous les peuples se retirèrent au fond des
bois. Une ligue immense des cités se forma, Genabum
(Orléans) en tête. Le généralissime fut un jeune Arverne,
connu sous le nom de Yercingétorix, c'est-à-dire « grand
chef de cent têtes, » beau type physique à la chevelure
bouclée (médaille de la Bibliothèque impériale), déjà re-
marquable par des qualités brillantes et des vertus éprou-
vées. 11 effaçait, à force de mérites, les torts de son père
Celtill, qui avait conspiré contre la liberté des Arvernes,
et était mort sur un bûcher. Vainement César avait cher-
ché à s'attacher Yercingétorix, qu'il appelait (c son ami »,
et auquel il affectait de réserver le pouvoir souverain, ga-
ranti par Rome. Le fils de Celtill redoutait les pièges de
l'orgueil, et le peuple arverne l'idolâtrait, autant pour
sa grâce que pour son courage. Yercingétorix nourris-
sait, dans ses montagnes, la pensée d'arracher ses com-
patriotes au joug des Romains. Avec quelle ardeur, adop-
tant le mouvement de Genabum, il proclama l'indépen-
dance gauloise dans Gergovie !
IN^ous touchons à un des épisodes les plus marquants
dans la vie de César. Sa sixième campagne dura un an à
peine ; mais ce court espace de temps lui suffit, avec le
secours de son audace et de sa fortune, pour entrer dans
Yellaudunum, ville des Sénonais (Beaune en Gâtinais),
pour prendre Orléans la rebelle, pour forcer Noviodu-
num (Nouan-le-Fuzelier, ouNeuvi-sur-Baraujon), ville des
Bituriges, et pour s'emparer d'Avaricum (Bourges), après
de vigoureux efforts. Combien d'autres cités il assiéga,
sans succès ou en achetant chèrement la victoire, par
exemple Cabillonum (Chalon-sur-Saône), Gergovie et
4(1 MÉMOIHÉS DU PEUPLH: FKANÇAIS
Alesia sur le territoire Éduen ! Les Bituriges avaient eux-
mêmes incendié leur ville. Alesia, surtout, nous rap-
pelle que le noble Vercingétorix n'échappait pas aux
calomnies de ceux qu'il défendait. Le parti national
marchait avec lui; mais le parti romain, formé des créa-
tures de César et ayant à sa tête l'oncle de Vercingétorix,
ne devait reculer devant aucun moyen pour perdre le jeune
homme sous le commandement de qui toute la Gaule s'était
placée. Le fils de Celtill, mal servi par les événements
dès le début de la lutte, forcé d'abandonner son camp et
d'éloigner une partie de ses troupes, faillit succomber
sous les accusations les plus terribles. On lui reprochait
ses anciennes relations avec César, son ambition person-
nelle, et, pour comble, ses trahisons. Vercingétorix avait
triomphé de ses accusateurs, et reçu de tous ses guerriers
les hommages qui s'adressent au fidèle patriote, au gé-
néral habile.
Malgré ses talents militaires, la noblesse et l'énergie de
sa conduite, le héros des Arvernes, champion de l'indé-
pendance commune, ne put attacher à lui la fortune des
armes. Son génie enthousiaste céda au génie profond et ex-
périmenté de César. Après sa défaite sous les murs d' Ale-
sia, en 52, Vercingétorix, épuisé par la lutte, désespéré,
sans refuge, finit par se livrer au vainqueur, qui le fit
garrotter et conduire à Rome . Le Gaulois y resta six ans
plongé dans un cachot, pour expier le crime d'avoir dé-
fendu sa patrie contre l'étranger. Puis, le jour où son ad-
versaire eut les honneurs du triomphe, Vercingétorix
figura dans le cortège, et expira aussitôt après sous la
hache du bourreau, pour montrer sans doute combien
il y avait de faiblesses et de grandeurs mêlées dans le ca-
ractère de César! L'histoire peut aussi faire un rappro-
chement curieux: on vit l'image de Marseille captive,
traînée devant le char du triomphateur. Marseille était
assez mal récompensée de ses complaisances pour
Rome.
Quoique éprouvant des revers continuels, les Gaulois
t
LE GAULOIS 47
ne se tenaient pas pour a soumis. » Loin de perdre cou-
rage, ils organisèrent encore une ligue. De nombreux
chefs parurent, anciens qui n avaient pas brise leur glaive,
ou nouveaux qui brûlaient de le tirer, pour reprendre et
peut-être achever l'œuvre commencée par Vercingétorix,
héros-martyr, leur ami ou leur modèle. Dans sa septième
campagne, en l'espace d'une année (51), César eut à com-
battre Comm l'Atrébate et Ambiorix l'Éburon ; le Cadurke
Luctère, qui avait été le compagnon du fils de Celtill;
Dumnac, chef des Andes, au territoire d'Angers; Gutruat,
chef des Carnutes; Corée, chef des Bellovakes, au centre
de la Belgique; Drappès, chef des Sénonais, haï des Ro-
mains, parce que, dans la campagne précédente, il avait
fait une guerre de partisans.
Un beau plan de défense avait été adopté par tous ces
émules de Vercingétorix, poursuivis par le malheur. César
ravagea le territoire des Bituriges et des Carnutes ; il dé-
fît les Bellovakes, dont le chef Corée mourut en héros.
La désunion ne tarda pas à se mettre dans les rangs des
Gaulois ligués, et, comme on proposait d'envoyer aux
Romains des députés et des otages, Comm l'Atrébate, in-
digné, s'exila volontairement, passa en Germanie, sans
vouloir éprouver la clémence de César. Ambiorix eut la
douleur de voir les Éburons anéantis ; Dumnac, après la
défaite des Andes, fuyant de forêts en forêts, chercha un
abri dans les recoins les plus profonds de l'Armorike. Les
Carnutes capitulèrent, et Gutruat fut, par l'ordre de César,
battu de verges, jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Drappès,
prisonnier des Romains, se laissa mourir de faim; Luc-
tère fut livré à ceux-ci par un traître, par l'Arverne Epa-
snact. Enfin, pendant que César passait l'hiver à Nemeto-
cenna (Arras), Comm, désespérant sans doute de tenir
la campagne, traqué d'ailleurs par des troupes romaines,
errant, pressé par la misère, mit bas les armes et conclut
la paix par intermédiaires, car il ne voulait pas se trou-
ver face à face avec l'ennemi, autrement que pour com-
battre.
48 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Ainsi disparurent ces hommes fortement trempés, der-
niers défenseurs de l'indépendance ; ainsi finit la septième
campagne, pendant laquelle César asservit définitivement
la Gaule en acquérant beaucoup de gloire militaire, mais
en comblant la mesure de ses cruautés. Il était resté huit
années en Gaule (deS8 à SI inclusivement.) 11 avait enlevé
plus de huit cents villes, réduit plus de cent nations,
combattu à diverses reprises près de trois millions
d'hommes. *. Il avait accompli son œu^Te avec tant de
célérité, que bien des Romains avaient appris la guerre '^
en même temps que la victoire. Son séjour laissa d'ineffa-
çables traces, outre les larmes et les désespoirs qu'il avait
causés. A l'heure où nous écrivons, « il n'y a presque
pas en France de vieille masure, de débris d'antiquités
un peu considérables, de chaussées un peu anciennes,' de
restes de fortifications un peu insolites, qui ne porte le
nom de château de César, de tour de César, de chemin de
César, de camp de César ou autres noms de même na-
ture ^ » Ruines éloquentes, témoins irrécusables d'une
époque héroïque, prouvant à la fois et l'énergie de l'at-
taque et l'opiniâtreté de la défense. Pour venir à bout des
Yénètes, on vendit à l'encan tous ceux dont on put se '
rendre maître, on égorgea leur sénat et leurs Druides ;
pour abattre les Andes, on en massacra phis de douze
mille, combattants ou non .
Les soldats Gaulois, sans discipline, résistèrent long-
temps aux Romains aguerris et armés plus solidement
qu'eux. La différence des moyens militaires fut la cause
principale des victoires de César, en Gaule. Ses légions,
bien organisées, avaient une foule d'armes de main offen-
sives et défensives, une cavalerie cuirassée, des armes de
batterie, une compagnie d'ouvriers avec outils et équi-
pages; elles étalent autant de « cités armées et mobiles. )>
1. Plutarch. In Julio Cœsare.
2. Dion Cdssius, lib. XLIV, cap. 42.
3. C. A. IToiAenâer, Géographie ancienne des Gaules, t. F', p. 42(5.
LE GAULOIS 49
selonrexpressionde Végèce * . . . Malgré cette disproportion
de forces, l'unité de commandement et l'habitude de l'o-
béissance eussent peut-être rendu invincibles les Gaulois,
qui nourrirent une haine héréditaire contre les Romains.
A la fin, des alliances furent conclues entre ces ri-
vaux de courage. Mais la tradition conserva les souve-
nirs douloureux de la lutte. Pendant quinze siècles au
moins, d'un bout à l'autre de la Gaule, les plaintes reten-
tirent. En plus d'an endroit, il y a cinquante ans à peine,
la charrue « menait les os des Gaulois comme des
pierres » 2^ et, dans les Alpes » « les moutons récher-
chaient les parcelles de ces os et les croquaient comme du
sel. »
1. /. Mamiai, Jules César en Gaule, t. I*', p. 249.
2. Id. Ibid. l. l«', p. 361.
m MÉMOlttKS DU PEUPLK FKANCAIh
CHAPITRE II
I. — Mœurs des Celles ou Galls; costumes des hommes et des femmes-
Armes de guerre; manière de combattre; liabitations; nourriture; amour
des récits, bavardage; plaisirs et vices. — Aspect physique et moral de^
Ibères; vêtements; langue gallique et ibérienne; nourriture et manière de
vivre.
II. — Branches du monde ibérien; Aquitains : physique, mœurs; les Solia-
tes : le Saldune; Limones; Boale; Graïouci et Helwir. Ligures : physique,
mœurs, habitations et costumes. Branches du monde gallique; Arvemeset
l Bituriges, Cabales, Rutènes, Cadurkes, Éduens, Séquanes. Villes fondées
par les Kymris, Nations qu'ils développent. Villes fondées par les Belges.
Nations agrandies par eux.
III. — Marseille : anecdote sur sa fondation ; progrès de sa puissance et de
son industrie ; détails de mœurs; sciences et lettres.
IV. — Quels hommes César a vaincus. Gaulois à longue chevelure, à braies,
armé en guerre. Guerrier pauvre, guerrier riche. Sentiment de Thonneur.
Étendard, emblème national. Art militaire; prisonniers; trophées de lAtes.
Industrie, agriculture, armes, chasse.
V. — Construction des villes gauloises; villages ouverts; ponts et routes.
Voyagea travers champs. Produclions du nord et du midi ; intempéries et
fléaux. Les monuments druidiques. Télégraphie. Visite à un Gaulois, riche
ou pauvre. Ameublement; ustensil?-? déménage; objets d'art. Repas d'un
Gaulois. Comment on s'attable; service; mets et boissons. Récits; que-
relles, luttes.
1.
Dans les récits précédents, les actes généraux du
peuple gaulois se manifestent. On voit que le déplace-
ment, en dehors ou au dedans du centre qu'il habite, cons-
titue son existence normale, depuis les temps les plus
reculés jusqu'au triomphe de César ; que les migrations
fréquentes des Gaulois les ont mêlés successivement au
LE GAULOIS 51
monde antique; que leur page est sérieuse dans l'histoire
universelle et dans l'ethnographie, et qu'ils se sont répan-
dus extérieurement comme une lave ardente, desséchant
plus qu'elle ne féconde.
A l'intérieur, par suite d'invasions ou de guerres, le
pays offre une infinie variété de mœurs, dont l'aspect
n'est pas toujours saisissable, car les documents incom-
plets, éparpillés dans les auteurs anciens, exigent à
chaque instant un travail d'induction. Soit que les peu-
plades étrangères aient laissé en passant dans la Gaule
quelques parcelles d'elles-mêmes, soit que des colonies
orientales aient importé dans le midi le goût de l'agricul-
ture et de l'industrie, soit enfin que les Romains, com-
battant les Gaulois, aient été imités par ceux-ci, chaque
confédération non-seulement possède des mœurs particu-
lières et primordiales, mais encore modifie ces mœurs à
sa manière, par des emprunts faits aux étrangers.
Exposons donc, avant de dire quels hommes César a
vaincus, une sorte de panorama, dans lequel doivent
paraître à tour de rôle, et suivant les gradations de la
civilisation gauloise, — le Celte, l'Ibère, l'Aquitain, le
Gallo-Kymri, le Kymro-Belge, le Marseillais, etc., jus-
qu'au siècle de la conquête.
En premier lieu viennent les Celtes ou Galls, race auto-
cthone, se divisant en familles ou tribus, subdivisées
elles-mêmes en nations distinctes. Le nom de chaque
nation se tirait ordinairement de la forme du pays qu'elle
liabitait : mer, fleuve, plaine, vallée, forêt, montagne. Quel-
quefois, pour s'entr' aider et repousser un danger commun,
ces nations se réunissaient en grandes confédérations ou
ligues. Dévouées à la même cause, mues par les mêmes
intérêts, elles atteignaient, ainsi agglomérées, une force
redoutable mais temporaire, n'ayant que la langue pour
lien constant et naturel.
Les Celtes, chasseurs et pasteurs, a hommes de forêts»,
aimaient le mouvement. Ils étaient fort grands ; mais, en
admettant notre dégénération physique, faut-il croire que
m MÉMOIKKS DL PKUPLh KKAiN(.:AlS
leur taille comprenait six à sept pieds, comme on l'a
prétendu* ? Plusieurs tribus se teignaient la peau avec une
substance bleuâtre, tirée des feuilles du pastel ; d'autres
se tatouaient 2, pour paraître plus mâles, sans doute.
Beaucoup se chargeaient la poitrine et les membres de
fortes chaînes d'or % ou se couvraient de tissus aux cou-
leurs éclatantes : le tartan écossais d'aujourd'hui, vête-
ment primitif par excellence, se retrouvait chez eux*.
Bientôt, joignant l'élégance à l'utile, la plupart por-
tèrent une saie [sagum) rayée [virgatum) par-dessus leur
tunique rayée aussi, avec des fleurs, des ornements variés,
des bandes de pourpre et des broderies d'or et d'argent.
Qu'on se figure une sorte de manteau, pourvu ou non de
manches, qui s'attache sous le menton au moyen d'une
agrafe en métal, et couvre les épaules, les bras et la poi-
trine. Les plus pauvres remplaçaient la saie par une peau
de bête, ou par un manteau de laine grossière, de cou-
leur foncée (/mn, linna\ dans les dialectes teutoniques,
laina en gaulois, lœnes en latin) ^. Dans certaines tribus,
les habitants avaient adopté de courtes vestes à manches
ouvertes par devant, de belle couleur rouge, générale-
ment travaillées chez les Belges- Atrébates. Les Santons se
servaient du bardocucul, manteau à capuchon, cape gros-
sière, marlotte rousse dont on se couvre encore dans le
Bigorre et les Landes. La coule des Bernardins et des
Bénédictins a imité ce vêtement gaulois; cougoiUe, en
breton, signifie capuchon, comme en latin cucullus.
D'autres peuples endossaient la caracalla, ou simarre
descendant jusqu'aux talons, étroite, avec de longues
manches, fendue par-devant et par derrière jusqu'à Fen-
tre-jambe, en tout, à très-peu de chose près, semblable
1. JB. Schayes, Les Pays-Bas avant et pendant la domination romaine,
1", p. 63, in-8, Bruxelles, 1840.
2. D'après J. Cosar, Mêla, Pline, Hérodien et Claudien.
3. Strabo, lib. IV, cap. 4.
4. J. Michekt, Origines du droit français, p. 209, in-S, Paris, 1837.
î». l» aprrs Diodore de Sicile et Virgile {Ènèide).
LE GAULOIS 53
à la blouse moderne, ou au caraco que portent les femmes
de la campagne, en Normandie. Le second vêtement des
Galls était la braie, pantalon étroitet collant; pantalon que
lesKymris d'invasion, au contraire, ont porté large, flottant
et à plis multipliés. Le pantalon, la culotte ou le caleçon,
nous sont restés de la braie.
Ces habilleme;nts rudimentaires le cédaient encore,
pour la simplicité, au costume des femmes, composé
d'une tunique large et plissée, et d'un tablier attaché sur
les hanches. Certaines gauloises se servaient de poches ou
sacs de cuir, bouls ou boulgètes {bulga) * , toujours en usage
dans plusieurs villages du Languedoc, et qu'on nomme
réticules. Les riches dames, cependant, renommées pour
leur beauté et leur élégance, se paraient d'un manteau de
lin aux couleurs variées, agrafé sur l'épaule.
Du reste, la propreté des Galls en général, principale-
ment celle des Aquitains 2, est vantée par les historiens.
Parmi les hommes ou les femmes, opulents, aisés, pau-
vres même, aucun n'aurait porté des habits sales ou
déchirés. Se baigner dans l'eau froide, s'oindre le visage,
parfois presque tout le corps, c'était pour eux un plaisir,
presque une nécessité. Leur luxe ne consistait donc pas
dans les seuls ornements, — colliers, bracelets, anneaux,
ceintures de métal; ils l'empruntaient aussi à la nature.
Cela permet de penser que les pauvres étaient secourus
par du travail ou par la bienfaisance des riches % car la
misère existe surtout au sein des peuples enclins à la
malpropreté et sacrifiant tout à la coquetterie extérieure.
Il semble étrange que, d'après l'état permanent d'e\-
péditions guerrières dans, lequel vivaient les Galls, nous
ne possédions pas de menus détails sur leur costume
militaire. Dès les premiers temps, rien n'indique qu'ils
en revêtissent un tout-à-fait spécial. Probablement, aux
1. Caius Lucilius, satire 6.
2. Amm. MarceUini lib. X, cap. 12.
3. Th. Betlier, Précis Iiistor. de rauc. Gaule, p. 323, Bruxelles, in-8,
1822.
U MÉMOIRES DU PfciUl'LE FRANÇAIS
heures de combat, ils portaient leur vêtement ordinaire, eu
ayant pour armes défensives des couteaux de pierre, des
haches garnies de pointes en silex ou en coquillage, des
massues, des gais ou épieux durcis au feu (en latin, f/œsa),
des cateies ou dards brûlants (en gallique Gath-teh). Les
hachettes celtiques de pierre, les Celt apparaissent dans
les fouilles que fait la science moderne, surtout à l'ouest
de la France. Dans la Montagne-Noire, elles s'appellent
peyros de picoto, pierres de variole, et on les suspend
dans les bergeries, afin de, préserver les troupeaux de la
clavelée, * ou picotte : qui pourrait expliquer l'origine de
cette superstition? Un bouclier, confectionné avec des
planches grossièrement jointes, de forme étroite et allon-
gée, était l'unique arme défensive des Galls, sous le nom
de kurtiai ou de cetrœ : on trouvait, en outre, chez les
Galates, une sorte de cuirasse de fer, dite legousmata.
Le courage ne leur manquait point, surtout la sauvage
audace, l'exaltation belliqueuse, entretenue par les sons
du karnux^ trompette de métal fondu, dont le pavillon
avait la forme d'un animal sauvage 2. Us lançaient des
flèches contre le ciel, lorsqu'il tonnait ; ils marchaient
l'épée à la main contre l'océan en furie \ Tout servait
de prétexte à leur turbulence, et leurs banquets ressem-
blcdent à des combats, où, dit Posidonius, le plus brave
prenait la cuisse de la bête servie sur la table. S'ils affron-
taient la mort, ce n'était pas seulement par dévoument
ou par nécessité, mais aussi par obstination et faux
devoir. Pour ne pas reculer, ils restaient sous un toit
enflanuné *. Qu'on leur présentât un appât quelconque,
— de l'argent, du vin à partager avec des amis, et ils
voulaient bien s'exposer à mourir. Leur pays, selon
Horace, était la contrée où l'on n'éprouve pas la terreur
de la mort; par conséquent, les suicides, les immolations
1. A. de Cliesnel, Art. de la France littéraire, Revue, 1839, tome 36, p. 3(>o.
2. Eustalhe, Commentaire sur l'Iliade, lib. XVIil, vers 219.
3. Œlianus, lib. XII, cap. 23. — Aristot. Eudémior, lib. 111, cap. i.
4. Œlian.Ahid.
t
LE GALLOIS 55
volontaires, les duels et les guerres civiles y abondaient.
Les Galls allaient droit à l'ennemi qui les attaquait, et,
couronnés de fleurs *, ils le combattaient en face. Le pre-
mier rang de leurs guerriers se dépouillait de ses vête-
ments, et se jetait tout nu dans la mêlée. La ruse et la
perfidie triomphaient aisément de leur aveugle impétuo-
sité : ils étaient alors accablés par le nombre, à demi per-
dus, s'ils faisaient retraite. C'est encore un peu le caractère
du soldat français. Les Galls semblaient plus que des
hommes au début du combat, et moins que des femmes,
si le combat se prolongeait après leur premier choc "^.
Il existait pourtant parmi eux des héros stoïques.Lorsde
l'invasion desKymris, la Gaule pleura sur ses champs dé-
vastés, sur ses villes brûlées ; mais les habitants déser-
tèrent les campagnes, et se pressèrent dans les villes
fortifiées. Là, décimés par la famine, ils firent une résis-
tance désespérée. Pendant une année, en refusant obsti-
nément de se soumettre, les défenseurs de plusieurs villes
immolèrent ceux d'entre eux que l'âge rendait impropres
au combat.
Voués par instinct au mouvement, en temps de paix ils
ne construisaient ni villes ni villages, et dédaignaient les
demeures fixes, (lomme les Scythes, ils passaient sans
tloute leur vie sur des chariots couverts, transportant
leurs familles et leurs biens d'un pâturage à l'autre. Ils
bâtissaient de misérables cabanes [kabaiin. en kymrique,
en armoricain et en irlandais), auxquelles les nids d'oi-
seaux semblent avoir servi de modèles ; et ils les aban-
donnaient après quelques jours de halte, car ils voulaient
perpétuellement changer d'air. Le plus souvent, ils s'abri-
taient dans des grottes : argiU argel^ signifient couvei^t^
abri^ en langue cambrienne. Peut-être chaque famille
habitait-elle un groupe de maisons en bois, comparable au
gaard (prononcez gôr) que l'on rencontre encore dans la
1. Œliani Histori» variî», lib. XIl, cap. 23.
2. Titi Livii Hislor., lib. X, cap. 28. Èi^J
ne MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Norwège, ce refuj^e des plus vieilles coutumes du Nord.
Si les chariots facilitaient leurs migrations terrestres, ils
naviguaient en mer ou sur les fleuves avec des bâts ou
barques d'osier recouvertes d'un cuir de bœuf, probable-
ment aussi avec des embarcations monoxiles. Grands
dormeurs, au dire des anciens^ les Celtes se couchaient à
terre tout habillés, étendant sous eux un peu de paille ou
la peau d'une bète sauvage * , selon la coutume des no-
mades. Ils mangeaient et buvaient en pleine campagne.
Le sel qui assaisonnait leurs mets, s'élaborait au milieu
du chemin. Le lait, le gibier, la chair des troupeaux,
formaient leur nourriture. Ils vivaient, en un mot, à
ciel découvert.
Ces hommes d'action et de guerre adoraient les récits,
quand sonnait l'heure du repos, durant les haltes, après
manger et boire. Leur crédulité n'avait pas de bornes : elle
devint proverbiale. Ils enlevaient les étrangers, dans les
marchés ou sur les routes, et leur offraient une hospita-
lité forcée, pour les faire parler 2, pour entendre de leur
bouche des histoires de terres lointaines, des aventures
merveilleuses. Cette loquacité et ce commérage sont en-
core indiqués çà et là par des dictons populaires. L'habi-
tant de la haute Auvergne, surtout près de Murât, ne
manque pas de dire au premier qu'il rencontre : Où d'a-
nas [où allez-vous?) d'où venez (d'où venez-vous?) que
fazèz (que faites-vous?) Les Normands aussi demandent :
Où alliax (où allez vous?) que quériax (que cherchez-
vous?) dont véniaz (d'où venez- vous?) ^ Grâce à leurs
désirs curieux, les Celtes, malgré leur irritabilité, étaient
aptes à s'instruire \ Parler, plaisanter, rire, constituait
leur plaisir suprême, quand ils étaient assis au banquet
ou réunis en assemblée de tribus. Dans leurs expéditions
1. Voir Slrabon, Diodore de Sicile, Athénée et Polybe.
2. Diodore de Sicile, lib. V, cap. 28.
3. J. A. Crapelet, Proverbes et Dictons populaires au xviii' siècle, p. 76.
4. Sfrabon, lib. IV.
LE GAULOIS 57
d'Italie et de Grèce, ils se montrèrent déjà railleurs K
Impossible d'obtenir silence parmi eux, à cause de leur
bruyant bavardage. Pour y parvenir, il fallait qu'un
homme allât vers l'interrupteur, et qu'il lui coupât un
morceau de son vêtement avec^ine épée, si ce mal avisé,
trois fois prévenu, ne se taisait.
A ces plaisirs et à ces habitudes ils joignaient le goût
des combats de coqs, divertissement tout celtique, aujour-
d'hui conservé seulement .en Angleterre, après avoir
fleuri, au moyen-âge, dans quelques-unes de nos
provinces 2. Jusqu'en 1789, on trouva en France des com-
bats de coqs.^ oii le vainqueur était «roi delajoute-aux-
coqs. » La chasse, notamment celle de l'urus, les festins,
la musique et la danse charmaient les loisirs des Galls.
Chasse dangereuse, festins déréglés, musique informe,
danse sauvage. N'oublions pas que Plutarque attribue à
leur passion pour le vin leur expédition en Italie (V. plus
haut p. 30). La dissolution des mœurs du Gall était
connue : son genre de vie sans fixité, sans calme, ses
appétits matériels, et, chez lui, la constante promiscuité
des sexes, tout faisait présumer des vices nombreux,
sur lesquels la science n'a que des données incertaines.
On l'accusait, pourtant, du péché contre nature ^, qui dé-
note une corruption très-grave, mais que, dans l'anti-
quité, on retrouve également chez les peuples les plus
civilisés et les plus barbares.
Autre est l'aspect physique et moral des Ibères, des
« hommes du fleuve, » race de caractère assez pacifique,
quoique forte, aux épaules larges, aux jarrets vigoureux.
Ils ne se plaisent point aux expéditions réglées ni loin-
taines, aux grandes entreprises, et ils n'organisent pas
de ligues entre eux ou avec des étrangers * . Dans leur
esprit, mieux valent les brigandages que les campagnes
i. J. Michelet, Origines du droit français, Introd. p. cxix.
:2. Du Cange, Gloss,, au mot Duellum Gallorum.
3. Athen., lib. XIII. et Aristote, Politique,
i. Strabo, lib. III, cap. 4.
58 MKMOIHKS IJU VKlViAi FHANf.iAIS
militaires; Laborieux, agriculteurs, mineurs, les Ibères
ne sont pas guerriers, à beaucoup près, autant que les
Celtes; et ceux-ci les ont aisément repoussés du Rhône
vers l'ouest. Les Ibères, couverts de vêtements noirs, en
grosse laine, hérissée de ^)oils, portent des bottes tissues
de cheveux, ou tressent autour de leur jambe des crins
qui vont rejoindre la sandale. Pour guerroyer, quand
besoin est, ils adoptent une tunique de lin blanc, avec des
habits rayés de pourpre par-dessus, costume très-peu sé-
vère *. Les légers boucliers dont ils se munissent les dis-
tinguent des Galls. Vivant en état de paix, c'est-à-dire
placés dans leur élément, les Ibères ont le caractère gai,
un goût prononcé pour la danse, la course etlamusique 2,
qui, parmi eux, se compose de deux instruments, la harpe
et une espèce d'orchèse.
D'autre part, une notable différence de langages, exis-
tante entre les Ibères et les Galls, coïncide avec la diffé-
rence des caractères de- ces deux races. Dans la langue
gallique, le son guttural domine; les habitants de Ja
haute Ecosse, de l'Irlande et de l'ile de Man la parlent
encore, ou du moins ils ont conservé un des nombreux
dialectes de cette langue a aux syllabes bruissantes
comme des chars de bataille, » selon la belle expression
d'un écrivain moderne. Or, les Galls, véritables hommes
du nord, montraient de la rudesse dans leurs gestes et
dans leurs actions, conformément à leur idiome. Au con-
traire, les Ibères parlaient le basque, assez doux à l'o-
reille ; ces hommes du midi, en effet, paraissaient ydus
polis, sinon plus civilisés, que leurs successeurs sur la
terre de Gaule.
Ainsi que l'Italien et l'Espagnol actuels, l'Ibère vivait
très-sobrement; sa sobriété, prétend-on, allait souvent
jusqu'à l'avarice. Celui qui habitait la montagne se con-
tentait, presque toute Tannée, de pain de gland, nourri-
1. Pohjb., lib. 111, cap. 114; Tit. Liv., lib. XXII, cap. 46.
2. SUius Ilalicus, Punie, lib. Ill, vers 349.
LE GAULOIS 59
ture essentiellement commune. L'habitant des plaines
mangeait beaucoup de viande, buvait de Forge fermentée
ou de l'hydromel. L'un et l'autre laissaient au Germain le
triste monopole de l'ivrognerie, goût qui se développa en
Gaule, quand la culture de la vigne s'y fut multipliée. Les
Ibères et les Celtibères se ressemblaient tellement que l'on
peut indiquer les coutumes de ces deux peuples comme
identiques. Certainement l'Ibère appartenait à une société
plus ancienne, nous ajouterions presque plus primitive, que
celle des Galls. Chez les Vaccéens, dans laTarraconaise,
peuple dont le territoire comprend aujourd'hui une partie
du royaume de Léon et de la Yieille Castille, on faisait
annuellement un partage des terres, on mettait les
fruits en commun * : quoi de plus naïf en matière de
civilisation? Il faut attribuera la sobriété des Ibères, à
leurs façons de vivre toutes patriarcales, la pureté exem-
plaire de leurs mœurs. Point de vanité, parmi eux, point
de forfanterie. Si le Celte est pédéraste, l'Ibère, lui, pré-
fère l'honneur et la chasteté à l'existence même 2. En
cela, sa femme l'imite. Puis, elle s'occupe des soins do-
mestiques. Elle possède force et courage. Habituelle-
ment, elle se cache la figure avec un voile noir, comme
l'espagnole moderne.
Plus sérieux de caractère que le Gall, l'Ibère ne
donne point sa vie par ostentation ou bravade, mais par
dévouement à un autre homme ^ ; par sentiment, et non
par caprice. Sa race n'a pas laissé des descendants à tra-
vers toute l'Europe, comme celle du Gall, féconde en mi-
grations ou entraînée jusqu'aux frontières de l'Asie par
son besoin de locomotion et d'aventures. Des deux mon-
des gallique et ibérien, le premier l'emporte enforce et en
mouvement, le second en nombre *. Un poëte latin
établit éloquemment leur division, lorsqu'il s'écrie : « Des
1. Diod. Sicul, lib. V, cap. 34.
2. Strab., lib. III, cap. 4.
3. Valer. Maxim,, lib. II, cap. 6.
4. Cicero, De arusp. respons.
GO MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
plateaux escarpés de leurs sommets orageux, les Pyré-
nées contemplent de loin les Ibères séparés des (leltes, et
elles maintiennent un divorce éternel entre deux grandes
contrées *. » Aujourd'hui, d'un côté, la France, et de
l'autre, l'Espagne, toujours avec des différences bien
tranchées dans le caractère de leurs peuples, occupent les
mêmes positions géographiques.
II
11 existe deux branches du monde ibérien : les Aqui-
tains et les Ligures. •
L'Aquitain est brun ; ses yeux brillent ; son corps a de la
souplesse et des proportions charmantes. On le renomme
pour sa bravoure, sa ruse ^, sa vivacité, son intelligence,
son habileté dans la tactique militaire, sa vie isolée et in-
dépendante, féconde en rivalités; on vante ses travaux
habituels des mines. En somme, il ressemble plus aux
Ibères qu'aux Galls, soit pour la forme corporelle, soit
pour le langage ^ Son pays, cette Aquitaine à la nature
riche, radieuse, luxuriante, compte parmi ses enfants les
Sotiates (Condomois), braves entre tous, qui habitent les
environs du petit village de Sos, et chez lesquels l'Aqui-
tain va le plus souvent prendre un chef, nommé par l'é-
lection. Il a pour ce guide un dévouement sans bornes;
et même une certaine troupe de cavaliers s'attachent au
chef jusqu'à la mort. En langue basque, ces cavaliers se
nomment Saldunes, des mots Zaldun-a^ celui qui a un
cheval, et signifiant aussi dévoué *. Le jour où leur chef
est tué, les Saldunes se tuent, sans exception. De mémoire
d'homme, au temps de César, on n'avait vu un Saldune
1. su. Ital, Punie, lib. 111, vers 418 et 419.
2. Florus, lib. IV, § 10; Cœsar, De bel. Gall., lib. 1, cap. 1.
'A. Sfrabo, lib. IV, cap. 2.
4. Cœsar, Dp bel. Gall., lib. 111. cap. 22.
LK GAULOIS ()l
refuser de mourir, son chef étant mort. Un jour, six cents
de ces braves suivirent le même homme * . Mais quelques
historiens, faisant dériver le mot soldune ou soldure du
celtique soldner (stipendiaire) , ou du basque saldv
(vendu), pensent que c'était une espèce d'officier payé.
Avec ces étymologies, tout prestige s'évanouit, car l'idée
du dévouement implique la gratuité des services rendus.
La qualité de soldune n'équivaudrait plus à celle de gen-
tilhomme, à celle de Romain ou Quirite, ainsi qu'on le
trouve dans la traduction d'un auteur ancien 2. Toute-
fois, le nom des soldures^ ayant une signification res-
treinte à celle c( d'homme gagé », se confond avec les
soldoiours de Lorraine, les soldiarii de Bretagne, et les
solidarii d'Italie et d'Aquitaine ^ ; le temps a métamor-
phosé les compagnons dévoués en militaires soldés, en
soldats.
Dans les Pyrénées, on rencontre une population de
mineurs, au teint basané, et d'ouvriers laborieux, qui
extraient des entrailles de la terre le fer, le plomb, l'ar-
gent et l'or. D'autres Aquitains;, essentiellement agricul-
teurs, ne récoltent qu^un peu de millet. Les Limones
(Poitevins et Limousins) tirent leur nom de lym (mil),
suivant les étymologistes : ils sont cultivateurs de mil.
Aumidi, le Boate(pays de Buch dans les Landes) mène
une chétive existence ; comme les Limones, il cultive le
millet, et son industrie consiste encore à extraire la résine
du pin. Le Craiouci (Quercinois) tisse le lin, fabrique la
toile et la poterie; Pline, Martial et d'autres lui attribuent
l'invention des lits de plume et de fort belles jarretières.
L'IIelwir (chasseur du Vivarais) vend ses peaux de bêtes
aux étrangers.
Les Aquitains ont peuplé le sud-est et le midi de la
1. Cœsar, De bel. Gall., lib. III, cap. 22.
2. Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, liv. IV, chap. I«^
3. D'après D. Calmet, Hist. de Lorraine ; D. Lobineau. Hist. de Bretagne
Du Cange, au mot Solidata\ Marca, Hist. de Béarn; Hnuteserre, Rer. Aquit.
et Muratori, Antiq. Il al.
02 MÉMOIRES DU PEUPLK FRANÇAIS
France, de la Garonne aux Pyrénées, de Toulouse à l'O-
céan, sur les rivages du golfe de Biscaye ou de Gascogne,
encore nommé a mer d'Aquitaine » par les géographes,
bien longtemps après que le nom de « Province d'Aqui-
taine » eut disparu. Ce fut le dernier écho d'une appella-
tion antique.
Les caractères particuliers, dans les mœurs des Li-
gures, nous sont plus connus, surtout à cause des rela-
tions que cette branche ibérienne entretenait avec les
Marseillais. Point de voyageur qui ne vante les beaux
cheveux du Ligure, longs et flottants; qui n'admire son
habileté incroyable ; qui ne s'étonne de sa patience, de
ses habitudes de sobriété et d'économie ; qui ne proclame
la beauté sans égale de la femme ligurienne portant aiix
bras, aux mains, au cou, sur la poitrine, des colliers, des
anneaux, des bracelets d'or et d'argent, avec la saie et
le tablier rouge. Petit, sec, nerveux, dur au mal, infati-
gable % le Ligure se voit aider, dans ses travaux les plus
pénibles, par sa vaillante compagne, aussi dure au mal
que lui. « Une d'elles, raconte Posidonius, employée avec
plusieurs de ses compatriotes sur les terres du marseil-
lais Charmolaùs, fut soudain saisie par les douleurs de
l'enfantement. Elle alla en secret dans un bois voisin, où
elle se délivra elle-même; puis elle déposa le nouveau-né
sur un lit de feuilles, qu'abritait un taillis épais. La Ligu-
rienne reprit aussitôt son ouvrage, mais sa pâleur et les
vagissements de l'enfant la trahirent. On voulut la con-
gédier; elle insista pour rester, jusqu'à ce que le sur-
veillant des travaux, ému de pitié, lui eut accordé son
salaire. Elle se leva enfin, prit l'enfant qu'elle baigna
dans une source voisine, l'enveloppa de lambeaux et
l'emporta. » '
Quelle vie conjugale pouvait se comparer avec celle du
Ligure? Le mariage donnait la liberté à la jeune fille, qui
choisissait elle-même son mari, à la fin d'un grand repas
1. Selon Diodore de Sicile, Slrabon, Tite-Liveel Virgile.
LE GAULOIS Wi^U'Hf iïi
donné par son père aux prétendants. Elle paraissait coupe
en main, versait à boire à son préféré ; et le choix était
fait, irrévocablement *. Chez les Ligures, écrit Strabon,
l'usage voulait que le mari se mît au lit quand la femme ac-
couchait, usage qui se rencontre encore aujourd'hui chez
quelques peuples asiatiques. De plus, acte étrange, la
femme servait le mari ! Au point de vue social, la Ligu-
rienne avait le rôle viril. « Le Ligure, assure Plutarque,
appelle sa femme aux délibérations, » pour traiter de la
paix ou de la guerre, et pour juger des différends poli-
tiques.
Le mépris du luxe, l'amour du travail, un courage par-
fois féroce, voilâtes vertus du Ligure. Comme exemple de
courage, citons la tribu des Ligures Stœnes, qui, enve-
loppés de tous côtés par les troupes romaines qu'ils com-
battaient, ne voulurent pas se rendre, mirent le feu à leurs
maisons, égorgèrent leurs femmes et leurs enfants, ou se
précipitèrent dans les flammes. Ceux qui étaient restés
sur les routes, ceux qui avaient été faits prisonniers se
donnèrent la mort par le fer, le feu, le lacet, la privation vo-
lontaire de nourriture. Somme toute, néanmoins, les vices
du Ligure sont plus accentués et plus nombreux que ses
vertus : le vol, la perfidie, le mensonge, la fourberie l'ont
rendu célèbre. Brigand plutôt que guerrier, caché au pied
des Alpes, entre le Var et la Macra, dans des buissons
sauvages, il se fie à la vitesse de sa fuite et à la profon-
deur de sa retraite ^. Dans les montagnes, il est chasseur:
il poursuit l'urus, le bison, le loup-cervier ^; sur la côte,
il est pêcheur et pirate : il va, pendant la tempête, assail-
lir les vaisseaux étrangers, qu'il pille sans merci. En
plaine, il est cultivateur et industrieux: il conduite, au
son du carim^ les troupeaux de porcs sauvages.
Le négoce l'occupe surtout. Aussi, à l'imitation des au-
1. Justin, lib. XLIIL cap. 3; Arist., dans AthenaB; lib. III, cap. 5.
2. Florus, lib. II, cap. 3.
3. Plin., lib. VIII, cap. 19.
64 MÉMOIRES DU PRUPLE FRANÇAIS
très peuples du midi, le Ligure ne tarde-t-il pas à rendre
des hommages au dieu Mercure, qui a importé le com-
merce dans cette partie de la Gaule : il ne vend ses pro-
duits que le jour de ^lercure, di-merchcr ou mercredi.
Partout, dans les montagnes, sur la côte et en plaine,
les Aquitains et les Ligures construisent des cabanes,
dont les murs, pétris de chaume et d'argile, soutiennent
un toit de roseaux, de forme conique. Point de fenêtres :
la porte, large et haute, en tient lieu. On a creusé, à côté
de l'habitation, une caverne où sont déposées les provi-
sions d'hiver. Pour meubles, outre la table, ces anciens
Armorikes du sud-ouest et du midi possèdent des bancs
de chêne à trois pieds, quelques corbeilles en bois, des
coupes faites avec les cornes de l'urus. Le plus souvent,
leur lit est une simple peau de bête. Ils mangent d'abord
la bouillie nationale, puis des tas de viande, du saumon
rôti au vinaigre, l'alose de l'Hérault, des alouettes, du
gros gibier, du miel; ils boivent la cervoise (corma) faite
avec des céréales, et laliqueui: d'orge (zyt.) *. La saie,
retenue autour du corps par Veuriza ou ceinture rouge,
et le brak roulé en spirale et enveloppant leurs jambes,
forment les particularités de leurs vêtements. Les hommes
des montagnes couvrent leur tête du demi-bonnet rond
de Memphis ^, et ils se vantent de leur origine hellé-
nique ^
Le type général du monde ibérien n'a guère changé
depuis les temps les plus reculés. Ainsi, la Dordogne, qui
renferme tant de souterrains, est encore renommée pour
l'exploitation des mines : les habitants de ce département
se livrent surtout aux travaux de forges et de manu-
factures. Descendant des Celto-Cyné siens, le peuple du
Cantal, de la Dordogne, de la Yienne, du Lot, est encore
1. Athen.j lib. IV; Marcell. Empiricus; Diod. Sicul, lib. V, cap. 26 Isidore,
de Séville, Etymologies et origines.
2. Mary-Lafon, Hist. du midi de la France, 1. 1", l'« partie.
3. L'abbé Voisin, La France avant César, par le Marin de Tyr, p. 60, in-4,
2* livraison. Paris, 1865.
Ll^ GAULOIS 05
rude, fort, demi-sauvage par rapport aux autres peuples
de la France. Répondant aux Ausks, les habitants des
bassins de la Garonne et de l'Adour sont sveltes, doux et
vifs. Leur tête a une expression antique, et l'on retrouve,
dans les lignes harmonieusement uniformes de leur profil
dorien, le sang de l'Ibère mêlé à celui de la Phénicie. En
Gascogne, l'esprit de rivalité, défaut immémorial, a per-
sisté jusqu'au xvni^ siècle, où l'on voyait encore les ha-
bitants des diverses paroisses se prodiguer des noms peu
gracieux : les limaçons, les lapins, les rats (lous lima-
quès, lous lapiès, lous arrates) ^ La hâblerie gasconne
est attestée par un proverbe du pays : ce Le Gascon peut se
dédire trois fois.»
Aujourd'hui, les Basques occupent le pays des Aqui-
tains et des Ligures, avant que ces derniers ne quittassent
l'Espagne pour se répandre sur le littoral de la Méditer-
ranée, depuis les Pyrénées jusqu'à l'Arno. Ils forment
tout ce qui reste de la race ibérienne, environ 650,000
individus, dans lesquels on reconnaît les traces d'une
origine primordiale. Ils ne datent plus. Portant la tête
haute, ayant l'air dégagé, les traits réguliers, la taille
droite et st)uple, la démarche aisée, ferme, légère, les
Basques prennent tout naturellement ce qu'on appelle la
pose académique. Une vivacité, une assurance extrême
brille dans leurs regards ; leurs cheveux sont noirs, leurs
yeux petits, leurs sourcils épais ; leur teint est brun, co-
loré, leur nez mince, leur bouche bien faite. Ils sont ha-
biles à tous les exercices du corps, et leur agilité est con-
nue de l'Europe entière. Escualdunac^ — nom qu'ils se
donnent à eux-mêmes, — signifie ce ceux qui ont la main
adroite, » en leur langue. Ils justifient le dicton « courir,
sauter, danser comme un Basque. » Ils ont l'intelligence
et l'énergie, avec un caractère difficile, avare et défiant, '^;
ils chantent avec gaîté, sinon avec talent, en vrais descen-
1. Hist. de la Gascogne, par Monlezun, t. le', p. 13^ in.8. Auch. 1846.
2. Roget de Belloguet, Ellmogénie gauloise, 2* partie, p. 32.
I. 5
60 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dants des Cantabres [Khantaber^ chanteur excellent). Au
jeu de paume, ils montrent une supériorité marquée.
Ils aiment et conservent intacte leur langue nationale,
par eux appelée euscara^ et ils regardent le nom de Basque
comme le plus beau titre à faire valoir, en n'imaginant
pas qu'il y ait un pays comparable à VEscalen^a^ terre où
Ton parle le basque. La langue romaine a succombé sous
l'affection qu'ils portent à leur langue mère. D'ailleurs,
aucune innovation, venant du dehors^ ne leur plaît. Leurs
familles ne veulent point s'unira des familles étrangères.
Dans plusieurs localités, c'est encore la jeune fille qui
choisit son époux, à la mode ligurienne. Ils ont leur
sang, leurs goûts, leurs mœurs, leurs usages propres. La
frugalité préside à leurs repas, composés de pain de maïs,
de légumes, de lait, de porc, he pittura^ mauvais cidre,
leur sert encore de boisson ; ne serait-ce pas le zyt des
Aquitains et des Ligures, le zuthos dont parle Strabon?
Un appétissant jambon, dit chingara, leur semble le mets
le plus délicieux et n'est autre que le jambon cantabrique
estimé des anciens.
Qui de nous ne reconnaîtrait le sang des Ibères dans
ces hommes qui ont peuplé définitivement 'les gorges
pyrénéennes? Les Galls, demeurés sur le sol gaulois, ont
éprouvé dès le principe plus de secousses morales et de
modifications. Le frottement étranger a laissé plus d'em-
preintes sur leur caractère, et leur nombre, au lieu
de se réduire presque à néant comme celui des Ibères,
a été grossi par deux invasions kymriques. Leurs lan-
gues et leurs mœurs abondent en dialectes et en va-
riantes; peu à peu leur parler guttural s'étend sur la
plus grande partie delà Gaule, à ce point que Quintilien
et Cicéron plaisanteront un jour les Gaulois, à propos de
leur langue sauvage et aspirée *.
Voici se constituer la nation ou famille gauloise pro-
1. H. Monin, Monuments des anciens idiomes gaulois, p. 150, in-S", Pa-
ris, 18(>4
LE GAULOIS 67
prement dite. L'intérêt de l'histoire augmente. Les siècles
s'écoulent. On approche de l'instant où Rome veut sou-
mettre la Gaule. Une quasi-liomogénite apparaît parmi
toutes les populations de notre pays, car les races sem-
blent se fondre plus rapidement pour échapper aux Ro-
mains dominateurs.
Dans le monde gallique, les Arvernes et les Bituriges
occupèrent le premier rang, dès avant César. Opiniâtres,
braves au combat, moins commerçants que guerriers^ les
Arvernes osaient se regarder comme frères des Latins, et
issus de race troyenne *. Ils disaient qu'Anténor avait
fondé Clermont. Leur lutte contre les Romains prouva
surabondamment leur courage et leur soif d'indépen-
dance. Les vainqueurs eux-mêmes déclarèrent les Ar-
vernes libres. Pendant cette lutte, Yercingétorix, pré-
voyant une défaite, leur dit que le salut commun exigeait
des sacrifices particuliers ; qu'il fallait brûler toutes les
habitations isolées, tous les villages, et même les villes
incapables de soutenir une défense. Le projet, unanime-
ment adopté, fut aussitôt mis à exécution. Ce patriotisme,
cet amour exclusif que les Arvernes avaient pour leurs
montagnes, existe encore aujourd'hui chez les habitants
du Puy-de-Dôme. L'Auvergnat parcourt bien des villes
afin d'amasser une petite fortune; mais il ne manque pas
de venir en jouir devant ses pics et ses volcans éteints : il
veut manger le fromage amer, et boire le gros vin rouge.
Il est fier de son pays^ de même que le savoisien, du sang
des Allobroges, aime ardemment ses monts neigeux, y
naît et y meurt.
Au combat d'Avaricum (Bourges), un Biturige, placé
en face d'une des portes pour alimenter l'incendie d'une
tour romaine, y jetait des boulets de suif et de bois,
qu'on lui faisait passer de main en main. Frappé au côté
par un scorpion, — machine de guerre qui lançait des
pierres ou des dards, — il tomba. Son voisin prit sa place,
1. Lucani Pharsal, lib. L
68 MÉMOIRHS DU PFUFLE FRANÇAIS
fut tué aussitôt. Un troisième, puis un quatrième, succom-
bèrent ; mais la porte n'en fut pas moins occupée pendant
toute la durée du combat * .
Plusieurs tribus de l'Arvernie, les Gabales (Gévaudan,
Cévennes septentrionales), et les Rutènes (Rouergue) à
la rouge chevelure ^, étaient renommées pour leurs ri-
chesses ; elles possédaient des mines d'argent et d'or, que
les Phéniciens avaient découvertes dans les flancs de leurs
montagnes. Le Tarn, disait-on, roulait des paillettes d'or.
Le village d'Orguel, à dix-sept kilomètres de Montauban,
doit son nom à ce précieux métal. On n'exploitait guère les
mines d'argent. Mais la nature fournissait de l'or sans peine
et sans travail manuel, pour ainsi dire. Lorsque des riviè-
res avaient des sinuosités difficiles à parcourir, l'eau qui
descendait des montagnes entraînait à leurs racines de
grandes paillettes d'or; les ouvriers qui travaillaient à
les recueillir, brisaient les mottes contenant des grains
d'or, puis ils les dépouillaient de leur vase en les liqué-
fiant à la fournaise, comme cela s'est fait encore long-
temps après, aux environs des Alpes ^.
Moins brillants par le caractère que les Arvernes, les
Eduens paissaient leurs troupeaux et récoltaient le blé.
Les Bituriges exploitaient des mines de fer considé-
rables % savaient fixer à chaud l'étain sur le cuivre, pos-
sédaient des ateliers pour façonner l'or et l'argent, et
avaient inventé le placage dont ils ornaient les mors et les
harnais des chevaux. Une industrie importante enrichis-
saitles Séquanes, qui préparaient la chair duporc et fabri-
quaient des jambons très-recherchés en Italie et en Grèce.
Peu à peu, les Galls ayant adopté certaines habitudes
des Ibères, chassés par eux, il y eut certainement plus de
stabilité dans leur existence. Des villes s'élevèrent, sur
les terrains dépouillés des bois qui les couvraient. Les
1. Cœsar, De Bell, gall., lib. VII, cap. 25.
2. Lucani Pharsal, lib. I, vers 402.
:i. L'abbé Voisin, La France avant César, p. 77.
4. Strnbo. lib. IV, cap. 2,
LE GAULOIS 69
Galls construisirent des maisons avec les plus beaux
arbres, au lieu de continuer à vivre en nomades. Aussi
Famour du foyer commença à se développer chez ces po-
pulations vagabondes, qui se choisirent définitivement
une patrie; et le nombre diminua de ceux qui, en pleine
paix, allaient chercher l'occasion de guerroyer jusque
dans les rangs étrangers.
Puis, l'invasion des Kymris, par le nord, aboutit à la
fondation de villes assez remarquables, et mit en évi-
dence des nations jusqu'alors presque inconnues : les
Pétrocoriens (diocèses de Perigueux et de Sarlat), qui ex-
ploitaient des mines de fer; — les Sénonais, d'humeur
guerrière et errante, qui effrayèrent l'Italie avec leurs cris
horribles et leur impétueuse fougue, en inspirant trop d'é-
pouvante eu égard à leur force réelle, par leur aspect colos-
sal et tel qu'ils semblaient nés pour l'extermination des
hommes et des villes *; — lesLingons, passionnés aussi
pour la guerre, portant des armes peintes ^; — les Car-
nutes, dont la capitale Autricum (Chartres) devint un
collège de druides entouré de forêts, un milieu sacré,
comme elle était elle-même le point central du territoire
Gallo-Kymrique. Les Carnutes avaient à Orléans une ex-
cellente place de commerce, en relations continuelles avec
les Nannètes, par le port considérable de Corbilo, (bourg
de Couéron), situé sur la rive droite de la Loire-Inférieure,
et avec les Éduens par Noviodunum (Nevers), au con-
fluent de la Loire et de la Nièvre ^. Aujourd'hui encore,
les marchés de grains et de bestiaux abondent dans le
pays chartrain et l'Orléanais, dont les habitants montrent
aussi beaucoup de ferveur religieuse.
De la même invasion kymrique data la célébrité des
Nannètes, sur la rive gauche de la Loire -Inférieure,
peuple qui faisait de fréquentes expéditions maritimes
dans l'île d'Albion ou Alb-in, l'île montagneuse.
1. Florus, lib. I, cap. 13.
2. Lucani Pliars., lib 1, v. îi^B.
3. Slrabon. lib. V, cap. 2. •
70 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Enfin, vers ce temps, les Venètes, marins hors de
ligne, tinrent un rang honorable. Les vaisseaux venètes,
dont la carène était presque plate, bravaient impunément
les bas-fonds et les reflux; leurs proues et leurs poupes,
très-élevées, résistaient au choc des vagues, à la furie
des tempêtes. Tous les bordages, renforcés en chêne,
soutenaient parfaitement le brisement du flot : les bancs
étaient construits avec des poutres de trente-trois centi-
mètres d'équarrissage environ, rattachées par des che-
villes de fer, de trois centimètres de grosseur. Des chaînes
de fer, non des câbles, retenaient les ancres. Des peaux
préparées et amincies servaient de voiles. Ou plutôt,
car il est difficile de croire que ces peuples ignoraient
l'usage du lin, les Yenètes ne teignaient-ils pas leurs
voiles en toile avec du tan^ ce qui leur donnait une couleur
d'un rouge sombre, semblable à la peau d'un animal? Les
marins du Morbihan ont conservé cette habitude.
De même que les Nannètes, leurs voisins, les Yenètes
commerçaient avec Albion : ils en rapportaient des
esclaves, des cuirs, du cuivre et de l'étain. Leur puis-
sance et leur supériorité maritime furent telles que tout
vaisseau fréquentant les -parages de la péninsule leur
devait un droit de passage ^. En guerre, pour mieux
surprendre les ennemis, les Bretons eurent plus tard
des Pyctœ, bateaux complètement peints en couleur de
mer ^. Rappelons que la Bretagne et la Normandie ont
gardé le ' goût des expéditions maritimes ; que l'une et
l'autre donnent la naissance à d'habiles et glorieux ma-
rins, à des hommes robustes et énergiques, comme le
furent les Yenètes.
Plusieurs nations prirent un nouvel essor après l'inva-
sion des Belges. Désormais on connut les Leukes (Duché
de Bar et petite partie de la Champagne et de la Lor-
raine), adroits frondeurs, habiles à lancer répieii, et
1. Cœsar, De Bell, gall., lib. III, cap. 8 et 13.
2. Végéta Inst. râilit., lib. V, cap. 7.
LE GAULOIS 74
d'humeur indépendante, comme les Arvernes. Pour la
puissance et l'intrigue, les Rêmes (diocèse de Reims)
acquirent de la réputation. Les Bellovakes purent facile-
ment armer soixante mille hommes, cent mille au besoin * .
Braves à un haut degré, ils tinrent une grande place dans
les confédérations qui eurent pour but la délivrance
gauloise. Les Soissonnais possédaient une infanterie qui,
malgré ses longues armes, manœuvrait avec légèreté ^.
Avec les Bellovakes, ils dirigeaient les autres nations.
Les Trévires passaient pour les meilleurs cavaliers de
la Gaule % et conduisaient avec une merveilleuse adresse
leur covinn ou chariot recourbé, selon Lucain. *. Les
Éburons, les Nerviens et les Ménapes menaient une exis-
tence de sauvages, qui ressemblait fort à celle des Ger-
mains. Ils restaient dans leurs immenses marais, ou dans
les profondeurs de leurs bois, de leurs Ardennes [ar-denn^
la profonde), en rejetant l'usage du vin et des autres su-
perfluités propres à énerver les âmes et à affaiblir les
courages \ C'étaient plutôt des tribus que des nations.
Les unes refusaient aux marchands l'entrée de leur pays;
les autres, pour échapper sans doute aux coups de l'étran-
ger, se construisaient des murailles impénétrables, à l'as-
pect poétique : elles courbaient jusqu'à terre et replan-
taient les branches des jeunes arbres, qui s'entrelaçaient
avec le temps pour former une sorte de réseau, un mur
de végétation ^ Déjà, au nord et à l'est de la Gaule, l'ins-
tinct militaire se manifestait, à côté des tentatives d'in-
dustrie. Et les siècles ont développé ces aptitudes. Les
habitants de la Flandre, du Cambrésis et du Hainaut ont
encore, sous ce double point de vue, une supériorité in-
contestable. Dans le Sénonais, autour de Langres, les
1. Cœsar, De Bell, gall., lib. II, cap. 4.
2. Lucani Pharsal, lib. I, vers 423.
3. Cœsar, De Bell, gall, lib. V, cap. 3.
4. Lucani Pharsal, lib. I, v. 426.
5. Cœsar, De Bell, gall., lib. II, cap. 15.
6. Id, ibid., cap. 17; Strabo, lib. IV, cap. 3.
72 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
grandes batailles se sont succédé jusqu'en 1814; les
paysans y font volontiers le coup de feu, ainsi qu'en Lor-
raine et en Champagne, où le peuple a de l'adresse, de
la persévérance et de la vocation pour les armes.
Au nord et à l'est appartenaient surtout la force et la
rudesse, avec la solidité guerrière; à l'ouest, dans l'Ar-
morike, la ténacité et la crédulité, les ardeurs mystiques,
une mélancolie constante,- et, pour ainsi dire, un mariage
de l'homme avec la nature, se maintenaient et existent
toujours. Le midi avait plus de splendeur que les autres
régions. Alors, comme aujourd'hui^ on y rencontrait des
villes où le luxe apparaissait sous toutes ses formes. Ci-
tons Lyon et Toulouse, la dernière pourvue d'immenses
richesses, possédant beaucoup d'or et d'argent en lingots,
que les Tectosages avaient rapportés de leurs expéditions
en Italie, ou qui provenaient des mines des Pyrénées.
Citons encore Marseille et ses alentours.
III
Sur le littoral méditerranéen, vivait un peuple natu-
rellement propre aux brillantes entreprises, pourvu que
l'impulsion première lui fût communiquée. Les colonies
phéniciennes, rhodiennes et phocéennes (Y.-plus haut,
p. 26 et suiv.) avaient déposé là quelque chose delà civi-
lisation orientale. Aussi Marseille mérita- t-elle d'être
proclamée plus tard « fille des Phocéens, » a Athènes
des Gaules » et (( Maîtresse des études. »
Une anecdote rappelle son origine. Nann,nc(en gaéli-
que, chef) de la tribu des Ségobriges, allait marier sa fille
Gyptis, lorsque, six cents ans avant J. C, un marchand
phocéen nommé Euxène aborda dans le pays. ]\ann
accueillit l'étranger, et l'invita à prendre place au festin
qu'on préparait. Euxène accepta. Selon l'usage des Ligu-
res, la jeune fille parut à la fin du repas, et fit le tour de
LE GAULOIS 73
la table en tenant à la main une coupe pleine d'eau qu'elle
devait offrir à l'époux de son choix. Gyptis s'arrêta devant
Euxène. L'étonnement fut général... Nann se soumit au
goût capricieux de sa fille : il crut voir là un ordre des
dieux, prit le Phocéen pour gendre, et donna en dot à
Gyptis le golfe même où Euxène avait débarqué. Le jeune
époux nomma sa femme Aristoxène, c'est-à-dire « la
meilleure des hôtesses ; » puis il renvoya son vaisseau à
Phocée afin d'en ramener des colons. Marseille [Maz-
salia^ habitation salyenne) s'éleva sur une presqu'île
creusée en forme de port vers le midi, dans une position
excellente, mais sur un territoire très-circonscrit. Bâtie en
amphithéâtre au milieu des rochers, elle devint bientôt
le plus important comptoir de la Gaule ; bientôt les Mar-
seillais entreprirent des expéditions commerciales, et
fondèrent d'autres villes : Monaco [Portus Herculis
Monœci), Nice [Nikaï, la ville de la victoire, Nicœ)^ Agde
(Agathe-Tykhé , la Bonne Fortune, Agatha), les iles
d'Hyères (Stœchades), Cavaillon, Avignon et Arles, vieil-
les cités celtiques, passèrent sous leurs lois, les deux
premières après avoir appartenu aux Cavares, et la troi-
sième aux Salyens. Plus tard, on compta trois fondations
marseillaises en Espagne, et une sur le Rhin.
Cependant, pleins d'espoir en leur colonie gauloise, les
Phocéens émigrèrent de Phocée, emportant avec eux des
armes, des graines et des plants de vignes. Jusque-là,
dans le midi et le centre de la Gaule, on ne récoltait pas
de raisin ; l'olivier fut introduit aussi par les Phocéens,
sans doute * , et l'on peut croire que la danse des Olivettes^
à Marseille, date de cette époque. A l'arrivée des colons
nouveaux, en S42 avant J. C.^ les Marseillais furent
transportés de joie. Leur ville s'agrandit; on releva d'an-
ciens forts abattus^ primitivement construits par les
Phéniciens et les Rhodiens ; on planta des vignes et des
oliviers dans les environs, où chaque année les bœufs
1. Jttsimi Histor., lib. XLIII, cap. 4.
74 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
venaient brouter le thym *. Marseille prit un développe-
ment tel, que, jaloux et craignant qu'elle ne dominât leur
propre pays, les Ligures la voulurent détruire, et qu elle
se plaignit contre eux au Sénat de Rome. On sait ce qui
arriva de la protection accordée aux Marseillais par les
Romains.
Avec le commerce, quelque luxe pénétra bientôt dans
la colonie, dont les habitants furent les plus remarquables
commerçants et navigateurs de la Gaule, où leurs mar-
chandises se répandaient par le Rhône, la Saône et le
Doubs "^. Les bois de construction vinrent s'accumuler,
même des côtes de la Manche, dans leurs places commer-
ciales. Les Phocéens leur avaient divulgué, assure-t-on, le
secret de faire le pain, en apprenant d'eux, en retour,
l'art utile de l'agriculture ^ Les Marseillais exportèrent
d'abord des bijoux, du corail et du savon que, selon
Pline, ils ont fabriqué les premiers dans l'antiquité.
Vers 2S0 avant J. C, des maisons marseillaises avaient
établi quelques comptoirs à Syracuse *. Sous le nom de
Dendrophores ou porte-arbres, il existait à Marseille un
collège de marchands de bois, de charpentiers et de cons-
tructeurs. Cela ressort d'une inscription découverte dans
les caves de Saint-SaUveur. Comme à Athènes, certaine-
ment, les artisans s'y constituaient en corporations, avec
la seule condition de respecter l'ordre public "\ Le collège
des Dendrophores devait sui'vivre à la conquête
romaine .
Les efforts des Marseillais tendirent surtout à la puis-
sance maritime. Ils entretinrent une flotte, comptèrent
beaucoup de navires de cinquante rames, nouèrent des
relations avec l'Espagne et l'Italie, et eurent assez de
i. Pline, lib. XXI, cap. 31; Histoire de Jules César, t. 1er p. 105, 1865, in-«.
2. Straho, lib. IV, cap. 1.
3. Aillaud, Discours sur Vancienneté de Marseille, p. 23.
4. Démosthène, 32« discours contre Zénothémis, cité dans l'Hist. de Jules
César.
5. Boudin, Hist. de MarseUle, p, 18, in-8«, 1852, Paris et Marseille.
LE GAULOIS 75
force pour que Carthage les respectât, pour que Rome re-
cherchât leur alliance. Ils furent gallo-phocéens^ sil'on peut
ainsi dire, et adoptèrent quelque chose des mœurs et des
coutumes de l'Europe orientale. Par suite, les mots radi-
caux de leur langue obtinrent uii adoucissement phoni-
que; les racines celto-cynésiennes, auskes^ phéniciennes,
se teignirent peu à peu d'une couleur grecque ^. Pain^ en
patois marseillais, se dit arton^ comme dans l'ancienne
Grèce; le mot a été entendu encore en 1830 2. Pour leurs
travaux de culture, ils employaient des étrangers. Des
Ligures se louaient à eux, écrit Strabon. Parmi les Ligures
aussi, les Marseillais choisissaient des troupes soldées,
armées et disciplinées ce à la grecque,» et portant le bou-
clier de cuivre, fabriqué sur le modèle grec. Il n'était
permis à personne d'entrer dans la ville de Marseille avec
des armes offensives. Un homme, chargé de recevoir ces
armes à la porte et de les garder, les rendait à l'étranger
lors de son départ ^.
Dès l'origine, chez les Marseillais, à l'imitation des peu-
ples de race ionienne, l'époque où la vigne fleurit fut une
époque d'allégresse, pendant laquelle on célébrait, en
l'honneur de Bacchus, la fête florale des Anthestéries. La
cité, alors, resplendissait d'un merveilleux éclat, malgré
ses habitations en bois, en terre et en chaume. Les façades
des maisons et des places étaient décorées de rameaux
verts, de roseaux, de guirlandes de fleurs : on faisait de
même pour les édifices publics et les temples, construits
en marbre, en pierres de taille et en tuiles. Tout travail
cessait, les tribunaux vaquaient ; le temps se passait en
cérémonies diverses. N'était-il pas naturel que Bacchus
obtint ces honneurs à Marseille, dont les habitants ne
prirent jamais les armés que pour conquérir ou garder
des terres propres à la culture des arbres venus d'Ionie?
1. Mary-Lafon, Histoire du raidi de la France, t. 1«% p. 31.
2. J. J. Ampère, La Grèce, Rome et Dante» p. 91, in-i8, PariSy i862.
3. Valer. Maxim. ^ lih. Il, cap. 6.
76 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
D'autre part, toujours selon la coutume grecque , le
printemps, représenté par la déesse Maïa, avait sa fête le
1'^' mai. On plaçait sur des autels garnis de fleurs quelques
jeunes filles bien parées, et leurs compagnes appelaient
les passants pour offrir des fleurs à la Maïa, déesse de
cette saison délicieuse. * Si Ton se rappelle que le « mois
de Marie » est le mois de mai, on comprend qu'une fête
chrétienne ait succédé à la poétique Maïa^ qui s'est, d'ail-
leurs, perpétuée jusqu'à une date récente parmi les Pro-
vençaux.
Peu de changements survinrent dans les mœurs des
Marseillais. La colonie phocéenne se distingua complè-
tement des villes du centre et du nord. On y honora l'af-
'fabilité, la tempérance, l'amitié. « Mœurs de Marseille, »
dit le proverbe romain ^. L'hospitalité y fut pratiquée
sans cesse, le plus gracieusement du monde. On distri-
buait les familles en phijles ou tribus ^ L'usage voulait
que les Marseillaises ne bussent pas de vin; leurs maris
avaient le droit de les tuer, lorsqu'elles tombaient dans
cette faute *. Une loi somptuaire ne permettait pas que
la plus riche dot des femmes excédât cent écus d'or, la
plus riche de leurs parures, cinq écus ^ Les filles n'a-
vaient droit, dans les successions, qu'a une dot modique,
selon le code athénien. Les fils commençaient dès l'âge
de sept ans leur éducation, qui avait la gymnastique
pour base. On les inscrivait sur un rôle particulier jus-
qu'à dix-huit ans; alors ils étaient éphèbes, c'est-à-dire
pubères, terminaient leurs leçons de gymnastique, et
commençaient leur apprentissage militaire. De vingt ans
à soixante, ils étaient soldats ^ . Les Marseillais avaient
1. Guijs, Voyage littéraire en Grèce ; J. /. Ampère, la Grèce, elc, [>. o9.
2. Plante, Casina, Act. v., se. 4.
3. J. J. de Pasioret, Hist.. de la législation, t. IV, p. 108 et o08.
i. Antonio de liuffi. Histoire de Marseille, liv. l•^ ch. 3. In-folio, Mar
seille, 1642; Alian, Hist. divers, lib. H, cap. 38-
5. Strabo, lib. IV, cap. 1.
6. Boudin, Hist. de Marseille, p. 19.
LE GAULOIS 77
adopté une loi athénienne qui autorisait à priver trois
fois de la liberté tout affranchi convaincu d'ingratitude
envers son patron ; mais cette loi, à la quatrième fois,
considérait l'affranchissement comme inviolable, pré-
sumant alors que le maître avait mérité l'ingratitude
de son esclave
L'administration, qui prohibait les spectacles de mi-
mes, * entachés d'immoralité, proscrivait les magiciens,
les prêtres mendiants, comme gens engraissant leur pa-
resse, et de pernicieux exemple. Toutefois, les Pho-
céens importèrent à Marseille une danse d'origine grec-
que, usitée aujourd'huidans tout le midi de la France, — la
Falandoulo. Une longue chaîne d'individus se forme spon-
tanément dans les lieux publics. Conduite par un chef qui
s'applique à lui faire exécuter un grand nombre de dé-
tours et à la faire rompre, elle s'efforce au contraire de
ne pas laisser briser ses anneaux. La falandoulo, fort
ancienne en Orient, est encore dansée par les bergers
turcs. En outre, les Grecs de Marseille avaient proba-
blement répandu autour d'eux l'usage de la Pyrrhique,
ou danse armée, que l'on retrouve toujours près de Bri-
ançon. L'origine des chevaux frux, chevaux en carton
sur lesquels on pratique un trou qui permet au cavalier
de s'y introduire et de fixer le cheval à sa ceinture par
des courroies, remonte aussi, dit-on^, aux Phocéens. Dans
cet exercice, figurant au programme de toutes les fêtes
provençales, les cavaliers feignent d'avoir à dompter des
chevaux très-fougueux, et ils exécutent des manœuvres
d'équitation ^. Ce jeu rappellerait-il le combat des Cen-
taures et des Lapithes?
Malgré l'étroite sévérité des lois marseillaises, rares
étaient les sentences de mort, comme le prouve la rouille
qui rongait le glaive de la Justice servant, depuis la fon-
dation de la ville, à l'exécution des criminels. La note
1. Valer. Maxim., lib. II, cap. 6.
'2. Alf. de Nore, (Coutumes, mythes et traditions des provinces de France,
p. 40 et 44, in-8o. Paris, 1846.
78 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
d'infamie, peine très-grave, entraînait la perte de tous
les droits civils, la dégradation du condamné et la con-
fiscation de ses biens.
Lorsqu'un citoyen venait à mourir, personne n'osait
montrer de la douleur ; personne ne voulait, par respect
pour la patrie , paraître trop affligé de la mort d'un
parent. De -plus, aux funérailles, loin d'afficher le deuil,
on célébrait de grands festins. Devant les portes de
la ville se trouvaient toujours deux bières, appelées
Libitines, destinées à recevoir, l'une les corps des
hommes libres, l'autre ceux des esclaves, pour les porter
ensuite sur un char au lieu de la sépulture, * éloigné
d'au moins deux mille pas de la ville. Quelquefois, l'in-
cinération des corps avait lieu, et les restes mortels
étaient renfermés dans des urnes de verre ou de cristal
semblables à celles que l'on a déterrées en creusant le
bassin de la Darce. Un Marseillais ne pouvait disposer
de sa vie. Le suicide lui était interdit, à moins qu'il
n'eût obtenu une permission du sénat, instruit des rai-
sons qui portaient cet infortuné à désirer la mort. Edifiés
sur la valeur de ses raisons, les magistrats lui envoyaient
ou non la ciguë ^. Cette coutume venait très-probable-
ment de la Grèce, car on l'observait dans l'île de Ceos.
Enfin, par mesure préventive à l'égard du suicide, la
vente du poison était rigoureusement défendue.
A Marseille il fallait s'occuper d'industrie, de com-
merce, de navigation, de sciences exactes ou de critique
littéraire, et ne pas aimer les poètes ni les orateurs, bien
que des grammairiens de cette ville aient révisé très-
anciennement les poèmes d'Homère avec une correction
rare, et qu'ils aient mis au jour ce l'édition massaliotique »
de l'auteur de l'Iliade.
Pythéas, savant navigateur, astronome, qui pénétra
jusque dans la mer Baltique, et Eutymènes, qui explora
la côte d'Afrique jusqu'au Sénégal, naquirent dans cette
1. Valer, Maxim., lib. II, cap. 6.
2. Valer. Maxim., id. ibid.
LE GAULOIS 79
u Athènes des Gaules. » Un demi-siècle plus tard, Era-
tosthènes composa une histoire fort étendue des Gaulois,
ouvrage cité par César, mais malheureusement perdu.
Pythéas et Eutymènes ont écrit chacun un Périple. Py-
théas détermina, à quarante secondes près, au moyen du
gnomon, la latitude de sa patrie, et il constata les relations
des marées avec la lune. Parmi les anciens, la mécani-
que des Marseillais acquit une juste célébrité. En preuve
de leur adresse peu commune dans le travail des métaux,
ils ont laissé des médailles frappées au coin, ou fondues
en cuivre, en bronze et en argent, ayant pour types ordi-
naires le Lion et le Taureau menaçant. D'autres repré-
sentent un cep de vigne, ou bien un trident et un poisson,
pour signaler les années abondantes dans la vendange et
la pêche; d'autres offrent l'empreinte de la girafe et de
l'hippopotame, et consacrent probablement les voyages
de Pythéas en Afrique; d'autres, enfin, sontà l'efligie de
Diane et d'Apollon, dont la tête est armée d'un casque.
La plupart se font remarquer par la noble simplicité des
types et par la perfection du travail. Agde, Cavaillon et
d'autres cités de même origine, frappaient aussi des
monnaies dont la fabrication n'approchait pas de l'art mar-
seillais. Sur celles d' Agde figuraient Diane et le lion. *
Ainsi, l'antique cité des Phocéens rayonnait sur le lit-
toral,— astre entouré de ses satellites. Son importance ne
s'est jamais effacée; et, de nos jours, Marseille, bril-
lante, active, magnifique, est reine de la Méditerranée.
IV.
Avec quel intérêt l'historien suivrait pas à pas, dans
leur marche, les différents peuples qui ont paru en Gaule
jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne ! Il aimerait à
1. La Sanssaye, Numismatique de la Gaule narhoniiaise, in-4, 1842, Paris.
80 MÉMOIRKS DU PKUPLE FRANÇAIS
pouvoir constater d'une manière certaine leurs transfor-
mations successives, de générations en générations. Mais
le tableau nécessairement incomplet qui s'offre à lui, n'a
pas de nuances arrêtées dans les couleurs, et une perpé-
tuelle confusion existe dans les groupes qu'il y distingue.
A peine un lien trop frêle, tour à tour formé et rompu
par les événements, unit-il un peuple à un autre. Où et
comment trouver les infinis détails qui permettraient de
reconstruire l'ensemble de la vie privée et publique? Par
quels moyens déterminer les dates fixes des modifica-
tions survenues dans les mœurs? Il est presque impos-
sible de conserver, plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici,
un ordre chronologique absolu. Des peuplades au ber-
ceau, demi-sauvages; des bandes errantes; des tribus
qui sont plus ou moins en rapports forcés de voisinage ;
des colonies lointaines, important dans leur patrie adop-
tive une civilisation perfectionnée, tout cela ne saurait
constituer une unité nationale. Les Gaulois ne se connu-
rent, ne se comptèrent, ne se sentirent exister organi-
quement que lorsqu'un maître leur eut infligé le nom de
Province gallo-romaine.
Demandons-nous donc maintenant, pour saisir enfin
un aspect d'ensemble , quels hommes César a vaincus,
et quel était l'état de la civilisation gauloise, moua-
ment de la conquête. Si les Romains ont voulu ré-
duire la Gaule en Province, c'est qu'elle leur inspirait
de la crainte ou méritait leur convoitise, et la lutte même
servit au développement général des mœurs et des cou-
tumes de la population. De tant de maux sortit le bien;
la détresse commune engendra l'harmonie des âmes.
Au premier siècle de notre ère, les Gaulois du Nord,
du Nord-Ouest et de l'Ouest, se font remarquer par leurs
longs et abondants cheveux : — Gallia comata^ Gaule
chevelue, disent les Romains. Ceux du Sud et du Sud-Est
se distinguent par les braies : — Gallia braccata^ Gaule
porteuse de braies. Ce sont encore les braies des anciens
Galls, avec la chemise à manches d'étoffe rayée, descen-
LE GAULOIS 81
daiit jusqu'au milieu des cuisses *. Le vêtement n'a point
changé; tantôt ample, tantôt ajusté, il est seulement un
peu plus luxueux qu'à son origine : braguez signifie tou-
jours haut-de-chausse en breton. Quant à la saie, on la
brode quelquefois d'or et d'argent, quelquefois on la
couvre d'ornements peints 2.
La propreté gallique, qualité native, semble devenir
une véritable coquetterie : certaines dames, pour avoir
le teint frais, se lavent le visage avec de l'écume de
bière ^ Pour donner à leur chevelure une couleur rouge
ardent, les hommes la lessivent avec de l'eau de chaux,
ou la recouvrent de suif combiné avec de la cendre. Les
uns la laissent flotter sur leurs épaules, et dans toute sa
longueur; les autres la relèvent et la lient en touffe au-
dessus de leur tête. Les hauts personnages se rasent,
mais portent d'épaisses moustaches * ; le reste a la barbe
entière.
A ce portrait ajoutons celui d'un Gaulois armé pour le
combat : C'est un homme blond, aux cheveux blonds ou
châtains flottants, aux moustaches rousses. Il a revêtu
la saie. Il se sert d'un gai ( en irlandais gai, pique), —
ou d'une catéie (en kymrique katai, arme) — ou d'un ma-
tras ( en kymrique médrii lancer), sorte de trait, d'arba-
lète dont le fer est moins pointu que celui de la flèche,
— ou d'une flèche, — ou d'une fronde, — ou d'un sa-
bre long à un seul tranchant, soit en fer, soit en cuivre,
tenu par des chaînes de même métal. Presque tout cela
fait mauvais service^ à l'exception d'une espèce de pique
dont le fer, long d'un demi-mètre environ, et large de
cent quarante-huit millimètres, se recourbe vers sa base,
comme un croissant. Cette arme, d'invention gauloise,
un peu semblable à la hallebarbe, cause d'horribles, de
1. Strabo, lib. iv. cap. 4 ; V. plus haut, p. 55.
2. D'après Virgile, Silius Italicus et Diodoro de Sicile.
8. Plin., lib. xxii, cap. 25.
4. niod. Sicu/.,lib. v, cap, 28; Plin., lib. xxviii.cap. 12 ; Amùd.Tliierry.
Hist. des Gaulois, t. I*^', liv. 4, ch. !«'.
82 MEMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
mortelles blessures « . Le guerrier pauvre porte un cas-
que de métal, auquel s'attachent des cornes d'élan, de
buffle ou de cerf. Le riche porte un casque de métal pré-
cieux, un cimier représentant en tête ou en bosse quel-
que figure d'oiseau ou de bête farouche, et surmonté de
panaches hauts et touffus. Sur son bouclier allongé, qua-
drangulaire, bariolé, sont clouées de nombreuses figu-
res, qui lui servent de devise : il veut, par là, caractéri-
ser son geure de courage ou effrayer son ennemi. Aux
Thermopyles, dit Pausanias, les Gaulois ne pouvaient
se reconnaître ; par une nuit très-sombre, ils ne distin-
guaient pas les figures peintes sur leurs boucliers... Les
premiers Gaulois qui parurent à Rome, comme gladia-
teurs, avaient un poisson (un dragon?) au cimier de
leur casque et étaient appelés « Mirmillons » 2.
Sous la cuirasse en fer battu que le guerrier a endos-
sée, on remarque une cotte à mailles de fer, création de
l'industrie gauloise. Outre l'usage des colliers, religieuse-
ment conservé, le riche aime à ceindre un baudrier tout
brillant d'or, d'argent et de corail ^. Le vêtement ordinaire
est devenu plus complet que celui des Galls primitifs ;
l'armure protège mieux le soldat, qui ne va plus combat-
tre nu, par ostentation, comme autrefois. Son courage
ne se compose plus de témérité folle, et, quoique mépri-
sant la mort, il ne se croit plus obligé de l'affronter sans
cause. Sa façon de comprendre l'honneur ne lui interdit
plus les armes défensives, ni l'emploi de la tactique et
des stratagèmes.
L'honneur, en général, est le mobile des actions du
Gaulois, qui se plait à guerroyer., malgré son extrême
vieillesse. On ne le voit jamais se couper le pouce, selon
la manière italienne, pour échapper au service mili-
taire *, comme le lâche qu'il appelle en plaisantant Mur-
i. Améd. Thierry, Hist. des Gaulois, t. l«% liv. iv, ch. !«'.
2. J. Michelet, Orig. du droit franc., p. 210.
3. D'après Diodore de Sicile, Silius Italicus, Varron, Pline
4. Amm. Marcellin. lib. xv, cap. 12.
LE GAULOIS 83
eus. Il tire gloire de son sang qui coule. Les blessures
qu'on lui fait, pourvu qu'elles ne soient pas trop béan-
tes, excitent son orgueil; car il se persuade, dit Tite-
Live, qu'il combat d'une façon plus glorieuse, lorsque,
sa peau étant coupée, des plaies larges et sans profon-
deur se développent. Son étendard est un sanglier, de
métal ou de bronze, fixé au bout d'une hampe. Il a peut-
être choisi le sanglier comme un symbole naturel de sa
force farouche, de sa vie sauvage au milieu des forêts et
des marécages, à cause de l'existence habituelle du san-
glier dans ces lieux retirés, et parce qu'il se nourrit du
fruit du chêne, arbre sacré ^ Des statuettes nombreuses
prouvent que le symbolisme national du sanglier se
maintint longtemps. Les monnaies le représentent, dans
la suite, soit occupant le champ comme type principal,
soit fixé au sommet d'une enseigne militaire. Les mon-
naies éduennes et aulerkes, datant de la conquête ro-
maine, et peut-être de l'époque purement gauloise, nous
montrent des cavaliers et des hoplites qui tiennent une
hampe terminée par un sanglier 2, emblème de toute la
race gallique.
Une belle tenue sous les armes est exigée du Gaulois.
D'ailleurs, l'ordre qui lui répugne dans la vie sociale ne
lui déplaît pas dans les choses de la guerre; son zèle
pour les exercices militaires s'accorde avec ses goûts de
bataille, car il recherche le combat comme le beau lan-
gage ^ Il sait se maintenir toujours dispos et agile,
habile au maniement de l'épieu, du glaive ou de la flè-
che. Il fait du métier des armes un pillage organisé, ou
une sorte d'industrie mercenaire. Salluste lui donne le
pas sur les Romains pour l'extrême adresse du soldat.
Si les images et les descriptions des vieux historiens sont
lidèles, les Celtes, ce lansquenets » de l'Europe anti-
1. La Saussaye, Numismatique de la Narbonnaise, p. 138.
2. Revue archéol.. S* ainn. p. 729; Revue numism., 1840, p. 245.
3. Cato, Orig., lib. u, fr. 2.
que S jouent un rôle semblable à celui des meictuiiUKîh
allemands du moyen âge. L'art de la guerre n'a presque
pas progressé : il consiste surtout dans la vivacité de
l'attaque et la violence du premier clioc. Au lien d'asso-
cier leurs forces, les Gaulois ne voient dans une bataille
qu'une ligne de duels, où chacun vise son adversaire in-
dividuellement. Les peuples des terrains montagneux ou
boisés combattent à peu près comme ils chassent, par
petits corps, embuscades, et ruses. Leurs dogues, tirés
de la Belgique ou de l'île d'Albion, dressés pour chasser
l'homme, dépistent, assaillent, poursuivent l'ennemi à
outrance 2.
La légion gauloise s'appelle caterva^ comme la légion
macédonienne s'appelle fhalanx ^ : c'est un corps com-
posé de six mille hommes passablement armés *, et capa-
bles d'agir; mais, par malheur, les guerriers traînent à
leur suite une multitude de chariots de bagages, qui
embarrassent leur marche. La cavalerie, disposée sur
trois rangs, — les cavaliers d'abord, puis deux rangs
d'écuyers, — est assez bonne et assez nombreuse. En
guise de sac, les fantassins suspendent à leur dos une
botte de paille ou de branchage, qui leur sert de siège
quand ils restent en bataille. Leurs manœuvres souffrent
de cet attirail. Les chars armés de faux des Gaulois, com-
parables à ceux des Lybiens et des Hellènes primitifs, ne
font pas toujours merveille. Mais les Leukes, les Rêmes
et les Soissonnais n'ont point perdu leur valeur militaire
si connue. Pour surprendre les villes, ils savent très-bien,
dit César, ouvrir une galerie et la pousser sous le fossé
jusqu'au pied des murs, percer sous la muraille une mine
à droite et à gauche, d'une trentaine de mètres, soutenir
avec de forts élançons la partie de murs minée, enduire
1. Th. Mommsen, Histoire romaine, liv. 11, cliap. i.
2. Slraho,\\v. iv, cap. 4; SU. Italie, liv. ix, vers 77 ; Ocidït Melamorpli
lib. 1, vers 533; Martial, lib. m, epist. 47.
3. hidor. SevilL, Orig., lib. ix, cap. 3.
4. FL Vegetius. Dere mililari, lib. u.cap. 2.
LE GAULOIS 85
les élançons de poix ou autre matière combustible, rem-
plir lamine soit de bois sec, soit de fascines goudronnées,
et y mettre le feu, de telle manière que, les étançons étant
brûlés, la muraille tombe *. La race des Gaulois est la
plus industrieuse et la plus adroite à imiter tout ce qu'elle
voit faire, selon l'opinion de leur historien. S'ils triom-
phent, ils n'obtiennent que des avantages incomplets ; ils
subissent des défaites meurtrières^ et, généralement,
abandonnent leurs morts. Leur caractère s'accorde d'ail-
leurs avec leurs façons de combattre et d'agir à l'égard
des vaincus.
Dès l'origine, ces barbares avaient tué sans pitié leurs
prisonniers de guerre, qu'ils crucifiaient, brûlaient ou
attachaient à des poteaux, en manière de but. Plus tard,
ils se contentèrent de les réduire en servitude ; ils cessè-
rent aussi de massacrer des tribus entières, lorsque celles-
ci prolongeaient leur résistance. Mais l'usage de couper
les têtes des morts sur le champ de bataille subsista long-
temps. Ces têtes, les fantassins les plantaient à la pointe
de leurs piques; les cavaliers les suspendaient par la
chevelure au poitrail de leurs coursiers. Joyeux, fiers de
ces sanglants trophées, les uns et les autres rentraient
pompeusement dans leurs villes. Chaque guerrier clouait
des têtes coupées devant sa maison ou aux portes de sa
cité, auxquelles étaient aussi appendues les têtes d'ani-
maux tués à la chasse, — hures et mufles de bêtes sau-
vages. Un souvenir de cet antique usage existe encore
dans nos campagnes, où l'on expose aux regards des
passants les dépouilles des animaux féroces ou seulement
nuisibles. Les têtes des chefs, embaumées, frottées
d'huile de cèdre, étaient disposées, par ordre de date,
dans d'immenses coffres. Trophée modèle regardé comme
très-glorieux par la famille. Quelquefois ces crânes, soi-
gneusement nettoyés, servaient de coupes dans les festins
ou dans les temples, et jamais un guerrier ne se serait
1. Cl. Lamarre, De Ja milice romaine, p. 194, in-8, Paris, 1863.
»6 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dessaisi d'une tête d'ennemi, les parents ou les compa-
gnons du mort eussent-ils voulu la lui acheter au poids
de For ^ .
En temps de paix, les Gaulois du premier siècle avant
J, C. pouvaient déjà mener une existence facile. Des
progrès réels s'opéraient dans l'industrie, le commerce,
l'agriculture. Les Phéniciens avaient propagé l'art de
découvrir les mines, et d'en tirer bon parti. Instruit par
leur exemple, le Gaulois vendait maintenant un métal
qu'il savait purifier lui-même, et il exploitait des mines
de plomb. 11 possédait des objets étamés : les Bituriges
avaient inventé l'étamage. Il se servait d'objets plaqués :
les Eduens avaient trouvé le procédé du placage. Il per-
fectionnait la trempe du cuivre ^. Le roi Bituit montait
sur. un char entièrement fabriqué en cuivre ciselé et pla-
qué ^; car on incorporait l'argent avec le cuivre, dans la
ville d'Alesia. Pour l'usage domestique, les objets étamés
et plaqués étaient nombreux. Le Gaulois^ découvrant les
moyens de bien tisser et brocher les étoffes, devenait
habile dans Fart de les teindre '* .
Il labourait avec une charrue à roues, passait le blé au
crible de crin, engraissait les terrains avec de la marne %
7narga^ de découverte gauloise et bretonne. 11 défrichait
les bois, pour avoir plus de terres arables ou de pâtura-
ges. Néanmoins, celui qui mettait la main à la charrue
se croyait déshonoré, tant il avait peu l'affection de la
terre dont il était possesseur : il préférait s'approprier
par la force le blé des autres que s'occuper à en semer
ui-mème ^ Des métairies étaient ça et là répandues^
dans les campagnes, et nous retrouvons encore par les
bois les fossés servant de clôture aux parcs dans lesquels
1. Straho, lib. iv, cap. 4 ; Diod, SicuL, lib, v, cap. 29,
2. PUn.jlih. XXXIV. cap. 8.
3. Florus, lib. m, cap. 2.
4. Plin., lib. viii, cap. 48. — ^j
5. Plin., lib. xviii. cap. 6, 7, 8, 11 et 18.
6. Cicer,, De republ., lib. m, cap. 6. ,
LE GAULOIS 87
vaguaient les animaux domestiques. Les mares que l'on
rencontre isolées sur les territoires boisés, ont presque
toujours dépendu des antiques métairies gauloises. Con-
duits par bandes dans les plaines et surtout dans les
forêts, les porcs se nourrissaient de faînes et de glands,
usage perpétué avec le droit de parcours * .
Vigneron habile, le Gaulois conservait le jus du raisin
dans des tonneaux et des vases en bois cerclés 2, peut-
être inventés par lui. Quelquefois, suivant une coutume
athénienne, il accélérait la maturité des produits de la
vigne, en jetant de la poussière sur le tronc, les tiges et
les fruits ; ou bien, pour corriger l'acidité de la liqueur^
il y faisait infuser de la poix résine ^ Il concentrait son
vin par la fumée, au risque de le gâter, ce qui arrivait
fréquemment : il y mêlait des herbes, plusieurs ingré-
dients, de l'aloès, pour le rendre coloré et amer. Certaines
localités, notamment la vallée de la Durance, fabriquaient
des vins doux et liquoreux : on tordait la queue des grap-
pes, qui restaient sur pied jusqu'au temps des premières
gelées *. Le vin était expédié, soit par eau, soit par terre,
sur des chariots ou à dos de cheval et de mulet. Sa vente
constituait une des principales branches du commerce,
parce que la Gaule en produisait de qualités fort diverses,
blanc et rouge, clairet et foncé, fin et commun.
Bientôt, pour éviter de faire remonter le Rhône torren-
tueux par les bateaux chargés de marchandises, on éta-
blit une route allant de la Méditerranée à la Haute-Loire
et au pays des Arvernes % route d'autant plus nécessaire
que le transport par eau devait être organisé d'une
manière insuffisante, à en juger par toutes les pirogues
1. Léon Fallue, Annales de la Gaule, avant et pendant la domination ro-
maine, in-8, Paris, 1864. p. 26.
2. Plin., lib. xiv, cap, 21.
3. Voir Dioscoride, Plutarque et Martial.
4. Plin., lib, xiv, cap. 6 et 0 ; Mart., passim : Améd. Thierry, Hist. des
Gaul., t. h\ liv. IV, chap. l'^
5. Strabo, lib. iv, cap. 4.
88 MÉMOIRES DU PKUPLE FRANÇAIS
retrouvées et qui se ressemblent, depuis Torigine de la
navigation celto-belge jusqu'à César. Elles sont d'une
seule pièce de chêne, longues de quatre à dix mètres,
larges de cinquante à quatre-vingts centimètres, creuses
de quarante à cinquante centimètres. Au fond, un trou
carré, pratiqué dans une saillie de bois, indique la place
du mât ; d'autres saillies simulent la membrure : peut-
être servaient-elles d'appui aux rameurs. Plates sont les
surfaces du fond et des flancs, à l'intérieur ou à l'exté-
rieur. L'avant et l'arrière ne diffèrent point ; nulles traces
apparentes de bancs et de cordages * . Sur le Rhône, des
barques monoxiles faisaient le commerce maritime 2 ;
sur la Seine, outre les monoxiles, on voyait de petits
bateaux à rames^ ou lintres ^
Qui pourrait dire l'objet ou l'importance du commerce
gaulois, au temps de la conquête? Il paraît que les né-
gociants de l'Armorike envoyaient dans l'île de Bretagne
de la vaisselle de terre, du sel, du pastel et d'autres mar-
chandises communes. Ils recevaient en retour de l'étain
déjà purifié, réduit en masses cubiques, des pelleteries
diverses, une espèce de murex pour teindre en noir., des
esclaves, des chiens de chasse et de combat *. Sans doute
il existait déjà des compagnies de nautes, qui plus tard se
développèrent. Le commerce de porc était considérable :
cette nourriture essentiellement gallique se répandait
partout. On recherchait jusqu'en Grèce le grenat fin,
l'escarboucle de Gaule, et le corail magnifique péché sur
les côtes d'Hyères en Provence ^ Huit grandes fabriques
d'armes tlorissaient : à Strasbourg, où l'on en forgeait de
toutes sortes ; à Mâcon, pour les flèches; à Autun, pour
les cuirasses; à Soissons, pour les écas, les balistes ou
machines de jet, et les cuirasses de fer, à l'usage des
1. Mém. de la Soc. desantiq. de France, t. xxii, p. 126.
2. Polyb., lib, iii^ cap. 42.
3. Cœsar, De bello gall,, lib. vu, cap. 40.
4. E. de Fréville, Mém. de la Soc. des antiq. de France, t. xxii, p. 133.
5. H Martin, Hist. de France, t. l", p. 90, en note.
LE GAULOIS 89
dibanani ou cuirassiers ; à Reims, pour les grandes épées ;
à Trêves, une pour les écus, une autre pour les balistes ;
à Amiens, pour les épées et les boucliers. Cette industrie
était néanmoins dans l'enfance, et les armes gauloises
ne valaient pas celles des Romains qui, à peine établis
dans le pays, donnèrent un nouvel essor à leur fabri-
cation. Seulement, on avait trouvé en Gaule le secret des
flèches empoisonnées. Le poison dont on se servait pour
les fabriquer, se composait du suc d'une espèce de figuier,
et du suc de l'herbe appelée belenion ^ C'étaient des
armes de chasse, que jamais les Gaulois n'employèrent
dans les combats, — pas même contre les Romains!
Remarquons, à ce propos, que les ardeurs belliqueuses
des habitants subsistaient pendant la paix la plus pro-
fonde. Or, la chasse ressemblant à une petite guerre, on
s'y livrait avec passion. Quand les Gaulois prenaient une
pièce de venaison, ils mettaient en réserve, par recon-
naissance, une modique somme : deux oboles pour un
lièvre, quatre drachmes pour une biche, etc. Avec cet
argent, le jour de la naissance de Diane, ils immolaient
une victime à la déesse, et ils terminaient le sacrifice par
un festin, auquel assistaient leur chiens couronnés de
fleurs "^, chiens renommés à cause de leur vitesse et de leur
courage, à ce point que, selon Strabon, ils devenaient un
objet de commerce. En chassant, la jeunesse faisait son
apprentissage de valeur. Elle bravait des dangers sérieux,
car Vurus, à la poursuite duquel les chasseurs s'élan-
çaient tout d'abord, vendait chèrement sa vie. Les cornes
de cet animal, ornées de métaux précieux, étaient le
prix de leur adresse et de leur intrépidité.
1. D'après Strabon, Pline et Aulu-Gelle.
2. Arrianus, De venatione, cap. 3.
90 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
César eut à combattre, après avoir franchi les Alpes,
non plus ces tribus errantes dont nous avons parlé, mais
des populations renfermées dans des villes entourées de
remparts. Ces fortifications se composaient d'une rangée
de poutres de toute leur longueur, à la distance d'environ
un demi-mètre, liées l'une à l'autre en dedans, et revê-
tues d'une masse de terre. En avant, d'énormes pierres
comblaient les vides. La seconde rangée avait les mêmes
intervalles; mais ses poutres étaient superposées aux
pierres du premier, et, réciproquement, les pierres aux
poutres. Ces poutres et ces pierres s'entremêlaient avec
ordre, et pourtant d'une manière variée. La pierre défiait
le feu, et le bois, le choc du bélier *. Voilà pour l'est et
le midi de la Gaule. Au nord et à l'ouest, il n'y avait pas
de villes véritablement fortifiées. Les habitants abattaient
des arbres dans des îlots, dans des marais, dans l'épais-
seur des bois. Cela formait des enclos où ils se réfu-
giaient., en temps de guerre, avec leurs troupeaux et
leurs meubles 2. Parfois, les troupes se mettaient en em-
buscade dans des excavations, établissaient des retran-
chements de terres et de pierres, des camps gaulois ; ou
bien, quelques ouvrages de défense étaient faits avec des
masses de matières vitrifiées, avec des blocs de verre
noir. A Sainte-Suzanne, près de Laval, on reconnaît les
restes d'une enceinte de verre ^ L'Ecosse aussi a des ruines
de forts de verre, qui remontent probablement au temps
des Pietés \
1. Cœsar, De bello gall. lib. vu, cap. 23.
2. Cœsar, De bello gall., lib. vu, cap. 23; Strabo, lib. iv.
3. H. Martin, Hisl. de France, t. I", p. 93, en note.
4. Mémoires de l'Académie celtique, t. 3, p. 410.
LE GAULOIS 9-1
Autour des vilW se groupaient des villages ouverts,
où vivaient les hommt^s adonnés à l'agriculture. Il n'existe
aucuns documents sur /îes villages ; mais ne peut-on pas;
s'imaginer un assemblagve de chétives cabanes, d'étables;
et de granges, plus ou nîoins grossièrement bâties? Sui-
vant Orose, Isidore de SévOlo et Luitprand, le «burgus »
était une réunion de maisons? non renfermées dans, des
murs, une « bourgade. » De W viendrait le nom d!es^
Bourguignons, qui habitaient de semblables endroits ^.
Dans la Gaule entière, il se récoltait du millet, du ha-
ment et de l'orge 2; on y engraissait iies troupeaux de^
toute espèce. En Belgique, l'élève d'exce^.Uents chevaux
était particulièrement soignée. Il en résulttî que des vil-
lages nombreux et considérables renfermaient une foule
de laboureurs, de pasteurs et de spéculateurs en grains.
César, Dion et Cicéron parlent du commerce de blé
que la Gaule entretenait avec Rome.
On ne saurait douter que des ponts en bois n'aidassent
à traverser les larges fleuves. Quant aux routes, me-
surées par lieues gauloises de cent quarante^^et une toii>€'S,
et non par milles romains de soixante et une ^, elles
étaient moins belles que multipliées. On exprimait los
distances par le nombre de pierres placées entre un lieu
et un autre [leoucj ou leach^ pierre, d'où le mot latin leuca
et le mot français lieue) * . Nous commençons à retrouver
en France, depuis quelques années, tout un système de
voies celtiques non pavées ^ Les campagnes que ces
routes sillonnaient, offraient aux regards du voyageur des;
champs de blé, de gras pâturages, des arbres fruitiers, des.
bois immenses où croissaient l'orme, l'if, le saule, le pin,
le peuplier, le bouleau, le tilleul, le noyer, le frêne, etc.,
dans le centre et le nord de la Gaule. Ces régions,
1. Auctor vitœ saneti Faronis, ejusc. Meld., cap. 8.
2. Strab., lib. iv, cap. 4; Diod. SicuL, lib. v.
3. Mém. de VAcad. des inscript, et bell.-lettr., t. XIV, p. 166.
.4. Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, année 1826, p. 268.
. /. Reynaud, L'Esprit de la Gaule, p. 256, en note, ln-8, Paris, 1864.
02 Mf^MOIRES DU PEUPLE. FRANÇAIS
ainsi que celles de l'Ouest, étaient brumeuses et froides.
Sur la côte de l'Océan, de terribles tempêtes soulevaient
fréquemment les sables, surtout près des Pyrénées. Les
rivières débordaient souvent, et, s'épandant au fond des
bois, rendaient le sol perpétuellement humide * . Au midi,
on voyait des oliviers, des orangers, des grenadiers, des
vignes superbes, quelquefois des émarca^ sorte de vigne
petite et peu productive (on dit encore en français vigne
émarc et marc de raisin ;) des lieux couverts de rumpotins,
espèces de plants d'arbres mariés aux vignes -. Dans les
Pyrénées s'élevait le buis en arbuste pyramidal ^ Le
beau climat méridional avait d'ailleurs, lui aussi, ses in-
tempéries et ses fléaux : sur les rives de plusieurs fleuves
de la Narbonnaise, les habitants périssaient par le char-
bon *; sur le littoral méditerranéen, un vent fougueux,
le kirk [kjrch^ en kymrique, irruption, attaque) soufflait
du nord-ouest; il était ainsi nommé, peut-être, à cause
des tourbillons qu'il forme; il renversait, et détruisait
tout ^ Yoilà le mistral d'aujourd'hui, chez les Proven-
çaux, et, pour le midi en général, le Gerce, le Gers.
Dans quelques contrées, à certaines époques, observe
Pline, les terres à blé étaient blanchies par la chaux avec
laquelle on les engraissait. En passant, le voyageur aper-
cevait des peulvans {peid^ pilier et maeii, en construction
vaen, van, pierre), ou men-hirs, pierres longues et de-
bout, atteignant quelquefois seize mètres de hauteur.
A l'heure qu'il est, nous connaissons les peulvans sous
les noms expressifs de pierre-fichade, pierre-fiche, pierre-
fixée, haute-borne, pierre-latte, pierre-lait, pierre-foute,
pierre-fite, pierre-droite, la chaire-au-diable, etc. Mais au-
cune inscription, aucune sculpture ne nous apprend leur
destination qui, en Gaule, paraît avoir été moins fréquem-
ment funéraire que dans Albion. Garnac (Morbihan) pos-
1. D'après César, Diod. de Sicile, Strabon, Arislote et Am. Thierry.
2. Columellus, De agricultura, lib. v, cap. 7.
3. Plin., lib. xvi, cap. 18.
4. Plin., lib. xxvi, cap. 1.
g 5. Seneca, guaesl. natural., lib. v, cap. 17 ; Pliv., lib. xvii, cap. 2.
LE GAULOIS 9;{
sède des peulvans alignés^ debout, et séparés par des
entrecolonnements égaux; au contraire, ceux de la lande
du Haut-Brambien (même département) n'ont dans leur
position qu'irrégularité et désordre. Quatre mille menhirs
environ ont été vus dans le seul canton de Carnac.
Le voyageur remarquait des pierres branlantes, énor-
mes blocs de rochers dont l'un supportait l'autre, placés
en équilibre, oscillant à la moindre impulsion, et que l'on
nomme encore pierres roulantes ou roulées, pierres qui
dansent, pierres folles, pierres qui virent, pierres retour-
nées, pierres transportées, pierres qui cornent. Il mar-
chait sous les lichavens ou trilithes, composés de trois
pierres figurant une manière de porte rustique. Il entrait
dans les cromlechs, ou enceintes formées de peulvans,
de lichavens et de pierres posées, rangées à une certaine
distance les unes des autres, sur un plan circulaire, demi-
circulaire ou elliptique, avec une pierre debout au centre:
on a pensé que les cromlechs, par leurs combinaisons,
conservaient les notions astronomiques des Druides.
Il admirait les dolmens ou tables de pierre plate,
portées horizontalement sur plusieurs roches verticales :
on les appelle, de nos jours, pierres levées, pierres le-
vades, pierres ouvertes, palais de Gargantua, tables de
César, etc. Ces dolmens, parfois disposés de façon à
former des allées couvertes, c'est-à-dire de longues files
de pierres dressées, soutenant des rochers placés en
travers pour figurer un toit, sont les coffres de pierre,
les roches aux fées, les grottes aux fées, les tables du
diable, les palais des géants, qui effraient nos paysans.
Enfin, il pouvait se recueillir à son aise devant les
tumulus ou tombelles , monticules factices , ossuaires
gaulois élevés au-dessus de la dépouille des morts,
composés de cailloux et de terre, et, le plus souvent,
recouverts de gazon. Les antiques tumulus sont mainte-
nant les gal-galls, malles, mottes, buttes, tombelles,
monts -joie, tombeaux, combes, combelles, combeaux,
puy-joly, qui se trouvent çà et là sur le sol français. Citons
94 lifÉWOIRKS DU PEUPLE FRANÇAIS
la tombelle qui surmonte l'îlot de Gawr-Ynys « l'île aux
chèvres, » en Bretagne. Les harrows, monticules de
pierres mêlées de terre, ayant quelquefois la hauteur d'une
table, et quelquefois hauts de dix mètres et plus, étaient
probablement aussi des tombeaux. Il en existe à Arzon,
Locmariaker, Carnac, etc. ^
Tous ces monuments se dressaient au milieu des plaines
ou au fond des bois. Ils avaient le caractère à la fois
religieux, civil et militaire, qui appartient exclusive-
ment aux civilisations primitives. Quelques localités,
par leurs noms, rappellent ces débris : le hameau de
Pierre-pointe, celui de Pierre-écrite, en Bourgogne, (Je
Pierre-pesant, près de Chartres, et tant d'autres qui se
rapportent, on le verra plus loin, aux traditions druidi-
ques, aux légendes-mères de notre patrie.
Les endroits habités étaient assez éloignés les uns des
autres. Parfois, heureusement, le voyageur apprenait des
nouvelles sur sa route, tantôt chez l'homme qui lui don-
nait l'hospitalité, tantôt par les rumeurs qui circulaient
autcyur de lui. En effet, il v avait en Gaule une sorte de
télégraphie, autre que les signaux de feux indroduits par
César. Se passait-il un événement grave, on le criait par
les campagnes, et ce cri, répété, transmis de bourgade
en bourgade, arrivait à sa destination. Moyen assez expé-
ditif, car ce qui avait eu lieu à Orléans au lever du soleil,
était su chez les Arvernes avant neuf heures du soir,
malgré une distance de trois cent-vingt kilomètres '2. Pour
éviter les paniques, résultant d'exagérations malignes
ou involontaires, et presque toujours funestes, on exi-
geait que l'étranger qui apprenait une nouvelle grave du
dehors la fît connaître préalablement aux magistrats.
Ceux-ci répandaient la nouvelle ou la tenaient secrète,
selon les nécessités du moment, et, s'il y avait danger,
ils enjoignaient à l'étranger de se taire \
1. J.Mahé, Essai sur les antiquités du Morbihan, p. 18,
2. Cœsar, De belle gall., lib. vu, cap, 3.
3. Cœsar. De bello gall. Jib. vi, cap. 20.
LE GAULOIS 4o
Généralement, les Gaulois vivaient dans des habita-
tions vastes, aussi spacieuses que l'étaient peu les chau-
mières des premiers Celtes; et les riches possédaient un
train de maison considérable, — .armes, chars, chevaux,
écuyers. Ils pratiquaient l'hospitalité généreuse dont par-
lent les poètes galliques : « Laissez votre porte ouverte,
la nuit, afin que le voyageur y trouve un asile ; levez-
vous pour servir votre hôte et le réchaufi'er dans les
peaux du bison et de l'alcée. Lorsque, le soir, vous ren-
contrez un étranger, montrez-lui la fumée de votre ca-
bane et appelez-le votre frère. » Ils protégeaient cet hôte
au péril de leur vie *, et lui marquaient sa place dans les
festins. La forme des habitations était ronde. Beaucoup
de maisons, ayant une grandeur diamétrale de trois à
quatre mètres, se construisaient avec des pierres brutes,
que joignait de la terre argileuse non gâchée : on en
a découvert de semblables à TouU- Sainte -Catherine
( Creuse ). Beaucoup d'autres se bâtissaient avec des
poteaux et des claies, avec des cloisons en terre au de-
dans ^t au dehors. Le toit, large et solide, était composé
de fortes douves taillées en forme de tuiles, de chaume,
ou de paille hachée et pétrie dans l'argile '^. Puisque le
chaume recouvre encore un bon nombre d'habitations
( chaumières ) dans nos campagnes et dans quelques par-
ties de r Allemagne, quand les autres peuples ne s'en
servent pas, on peut admettre que ce genre de toiture tire
son origine delà Gaule. Parmi les maisons en débris qui
nous restent, les unes semblent n'avoir ni fenêtres ni
cheminées; les autres nous montrent des cheminées par-
faitement indiquées. Un bas-relief du musée impérial re-
présente la hutte conique de nos ancêtres.
Le riche Gaulois possédait toujours une habitation de
ville, plus une maison de campagne, ordinairement située
dans un bois ou au bord d'une rivière % afin d'y être dé-
1. Cœsar, De bello galL, lib. vi. cap, 23.
2. Slrabo, lib. iv, cap. 4; Vilruv., lib. i, cap, i; Cœsar, De bello gallic.
lib. V, cap. 43.
3. Cœsar, De bello gall., lib. vi, cap. 30.
90 MfiiMOlKKS l)L VEljViAi FRANÇAIS
fendu contre les ardeurs du soleil. A l'intérieur, des
tables en Lois, fort basses, grossièrement faites, avaient
des excavations qui tenaient lieu de plats et d'assiettes ;
des bottes de foin ou de paille servaient de sièges ; des
peaux de bêtes, garnies de leurs fourrures, couvraient
les murailles et les planchers. Ou bien encore, des nattes
tissues de longues pailles et de joncs, des lits sur les-
quels on se couchait pour prendre les repas, formaient
l'ameublement, avec de simples banquettes ou bancs à
dos en bois. Le lit pour la nuit, en planches, renfermé
dans une armoire, ressemblait à ceux que l'on voit en-
core dans quelques chaumières de la Bretagne et de la
Savoie. Comme ustensiles de ménage, on avait des vases
de terre, parfois d'argent, pour puiser et pour boire ; des
cornes d'urus, servant de verres, selon l'usage antique;
des plats de terre ou d'airain, et quelquefois de sim-
ples corbeilles, très-serrées, faites d'un tissu de bois ^
Les poteries à pâte tendre, grise ou noir mat, présen-
taient assez souvent des ornements incrustés ou en re-
lief, linéaires ou en points enfoncés, avec des imitations
grossières de faces humaines 2.
Là s'arrêtait le confortable, car l'industrie sortait à
peine du néant, et l'art, à quelques exceptions près, était
informe. Toutefois, les fragments de verre que l'on trouve
dans les tombeaux, prouvent que les Celtes connais-
saient la manière de couler le verre. Outre la vitrification
des murs (V. plus haut, p. 90) et la confection de plu-
sieurs petits ouvrages, tels que les amulettes, peut-être
fabriquait-on certains instruments d'optique , à l'usage
des Druides et des hommes instruits. Les Périgourdins
ont coutume, depuis un temps immémorial, de placer
de la ferraille à portée du nid des poules couveuses, ce
qui indiquerait que les Gaulois avaient quelque notion
de l'électricité.
1. Possidon , ap. Alhena-., lib. iv^ car. i3.
2. A. Brongniart, Traite des arts céramiques. V. l'atlas. Paris, 18u4.
LE GAULOIS 97
Les riches amassaient dans leurs trésors des monnaies
de TArvernie et de FArmorike, reproduisant le statère
grec; d'autres où le sanglier gaulois se combinait avec des
types grecs; des imitations de PhUippes d'or de Macé-
doine S avec l'union du sanglier et du cheval, même du
taureau de Bel ; ou des pièces ressemblant à celles des
Geltibères et des Marseillais avec le lion et le trépied ;
des drachmes que les Eduens avaient copiées sur celles de
la grande colonie phocéenne ^ ; des rouelles évidées de
bronze ou de potin, d'argent et peut-être d'or, employées
pour les transactions les plus fréquentes et comme signes
monétaires d'une nature particulière 3. Us y entassaient
aussi parfois des médailles grossières, sous le rapport de
la fabrication et du dessin. Parmi les monnaies trouvées
à Limoges, en 1849, il en existe une qui représente Du-
ratius, chef des Pictons, nommé par César 4.
En résumé, après et sans doute même avant l'arrivée
des Romains, les Gaulois savaient se vêtir, fabriquer des
armes, se loger, confectionner avec des métaux toutes
sortes d'instruments, d'ustensiles et de meubles. Ils per-
cevaieijLt des impôts, se livraient à l'agriculture et au tra-
vail des mines, construisaient des ponts de pierre ou de
bois sur les cours d'eau, frappaient monnaie, et com-
mençaient à écrire et à compter.
A cette époque , leur repas avait conservé quelque
chose des usages celtiques. Ils aimaient la bonne chère,
le vin surtout, pur ou un peu mélangé d'eau, le vin blanc
de Béziers, le vin liquoreux de la Durance, ceux de la
Provence et de l'Auvergne. Ils se nourrissaient d'un pain
dont la levure était faite avec de l'écume de bière ; mais
ils le mangeaient en très-petite quantité, avec beaucoup
de viande, soit bouillie, soit rôtie ou grillée. Les -mets,
i. A. Lenoir, mém. de l'Acad. celtique, t. 1", p. 142 et 143.
2. La Saussaye, ann. de l'Inst. archéol. de Rome, t. XVII, p. 98.
3. Mém. des Aiitiq. de Normandie, 1842-43, p. 107 et 117; Revue numis.
1836, p. 169.
4. Bévue archéol, Vie année, p. 510.
I. 7
08 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
propres , appétissants^ bien servis , fort malproprement
étaient dévorés par le Gaulois, qui les saisissait avec les
mains, et déchirait à belles dents des membres entiers
d'animal. Un morceau résistait- il ? Les convives le cou-
paient avec un petit couteau à gaine, qu'ils portaient
sans cesse à leur côté. Lorsqu'ils étaient assez nombreux
devant la table, ils avaient coutume de s'asseoir en demi-
cercle. Au milieu, à la place d'honneur, trônait le per-
sonnage le plus distingué par sa bravoure, sa naissance
ou ses richesses. Près de lui s'asseyait le maître du logis.
Puis venaient successivement les autres convives, selon
leur rang et leur dignité. Derrière, se rangeaient des guer-
riers attachés à leurs personnes, tenant leurs boucliers
pendant tout le repas ; devant, s'échelonnaient des guer-
riers armés de lances. N'était-ce pas déjà une hiérarchie
bien indiquée, et comme une première idée de la Table
Ronde du moyen-âge ? Les Gaulois possédaient presque
les pages, puisque souvent ils se faisaient servir par
leurs enfants, ou par des jeunes gens des deux sexes,
remarque Diodore de Sicile. Ils buvaient au même vais-
seau, peu à la fois, jamais plus d'un cyathe; mais ils y
revenaient assez fréquemment. Un serviteur en présen-
tait à droite et à gauche ^ Les tables étaient d'habitude
placées près des brasiers, garnis de broches et de chau-
dières où l'on cuisait les viandes.
Du pain, du lait, des légumes, des ognons gaulois,
meilleurs que ceux d'Italie, de grosses fèves, des hari-
cots, des pois, des raves, des panais 2, de la viande, du
gibier assaisonné avec du cumin et du vinaigre, non
avec de l'huile, trop rare chez les Gaulois, composaient
les festins, où les fruits brillaient : fraises des bois, de
ont temps, connues dans notre pays; olives, nèfles,
noix, etc, avec les fromages aigres et purgatifs du mont
Lozère, de Toulouse, de Nîmes et des Alpes de la Ta-
i. Posidon, ap. Athenœ. lib. iv, cap. i3,
2. Legrand d'Aussy, Hist. de la vie privée des Français, passim.
LE GAULOIS 99
rantaise *. Déjà l'art culinaire enfantait des produits
délicieux, que l'on commençait de préférer aux herbes
grossièrement bouillies, aux boulettes formées de farine
et de différents grains. Grands mangeurs de viande, ne
l'oublions pas, les Gaulois aimaient principalement la
chair de porc, frais ou salé^ si bien préparée par eux 2,
qui avaient, depuis des siècles, la réputation de faire
les meilleurs jambons.- De là, une sorte de vénéra-
tion pour les cochons que l'on voyait rester en pleine
campagne, même la nuit, et dont la présence était aussi
dangereuse que celle des loups ^ La viande de brebis
était aussi fort recherchée. Aux pauvres le vin noir,
épais, peu estimé, des Marseillais *, la bière d'orge [cer-
visia^ ) ou la bière de froment mêlé de miel, l'hydromel,
l'infusion de cumin, et autres boissons peu coûteuses ^.
Aux riches les vins aromatisés et exquis, les « vina
odoramentis immixta » dont parlera Grégoire d^ Tours,
les vins blancs ou rouges de contrées diverses, de quali-
tés variées, surtout ceux des coteaux du midi. On cite
parmi les festins les plus extraordinaires de l'époque
celui que donna Luer, roi des Arvernes. Luer fit enclore
un terrain d'environ deux mille mètres carrés (douze
stades), et, dans cette enceinte, creuser d'immenses citer-
nes, où furent versés abondamment de l'hydromel, du
vin et de la bière ^ .
Le goût des récits, venu des G ails, s'était conservé,
disons plus, enraciné avec le temps dans la société gau-
loise. Après avoir porté des santés en l'honneur des
dieux domestiques ou à^ la mémoire des riiorts, après
avoir bu au triomphe et à la gloire de la patrie, les con-
vives procédaient à l'audition des récits, qui joyeuse^
1. PUn., lib. XI, cap. 49 et 97.
2. Posidon., Ap. Athenœ. lib. iv, cap. 13.
3. Strabo, lib. iv, cap. 4.
4. Plin.j lib. xiv, cap. 6; Athenœ. lib. I"', cap. 12.
5. Selon Pline, Posidonius et Diodore de Sicile.
6. Posidon., Ap. Athenœ. lib. iv, cap. 13.
400 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ment terminaient les repas s^ins ivresse et sans querelles.
D'autres fois, à la vue d'un morceau de choix donné,
suivant la coutume antique, au plus brave des convives,
une rixe s'élevait; souvent les rivaux se battaient jus-
qu'à ce qu'un d'entre eux tombât mort. Ou bien, quand
les plats et les vins avaient abondé, on sortait de table
en se provoquant à lutter, comme on s'était provoqué à
boire pendant le repas. Dans des. duels simulés, les con-
vives s'attaquaient et se défendaient avec précaution. Si,
d'aventure, le sang coulait, les combats devenaient sé-
rieux. Il fallait, alors encore, séparer les champions,
pour éviter mort d'homme ^; caries Gauloises elles-mê-
mes, intervenant, lançaient avec force de grosses pierres 2.
Peu à peu, ces usages féroces disparurent en partie.
L'ivrognerie les avait développés, l'amour de la conver-
sation à table les rendit exceptionnels. Toutefois, les
actes de brutalité , pendant ou après le repas , se re-
présenteront, presque aussi violents, dans les débauches
du moyen-âge. Chez les peuples comme chez les indivi-
dus, les mauvaises habitudes sont celles qui s'effacent le
plus lentement ; et il y a un curieux rapprochement à
faire entre les duels simulés des Celtes et les tournois du
xn^ siècle, si bien organisés « à la mode de France »
dans les pays étrangers, si vantés par les autres peu-
ples, que des chroniqueurs les appelèrent ce les combats
gaulois, » c'est-à-dire les combats par excellence.
1. Posidon, Ap. Athenœ. lib. iv, cap. 13.
2. Amm. Marcdlin., lib. iv, cap. 12.
LE GAULOTS 404
CHAPITRE III
I. — Ordre social: Riches, plébéiens, esclaves. Solidarité, Organisation po-
litique : Tribus et hordes; fédération; aristocratie, vergobret; royauté
militaire; démocratie. Conseil de toute la Gaule; conseils armés; sénats.
Pouvoir des chefs. Privilégiés; patrons et clients. Amitiés, fraternités.
Dévoués et ambactes. Servage. Hommes libres. Esclavage.
II. — Gouvernements théocratique, guerrier, populaire. Lassitude, épuise-
ment des populations. Timocratie à Marseille; les Timouques, les Quinze,
les Triumvirs, Politique et administration.
lïl. — Vie civile et privée en Gaule : propriété foncière, mobilière. La fa-
mille : mariage, puissance maritale, autorité paternelle. La femme. Mœurs
conjugales : Camma, Khiomara, les veuves des Cimbres. Conventions ma-
trimoniales. Education première. Parenté. Jeux et danses. Mort; funé-
railles d'un chef, d'un soldat tué, d'un simple particulier; tombeaux.
Dans leur vie publique, les Gaulois eurent des liens
indissolubles, dès qu'ils cessèrent d'agir en nomades, liens
d'abord extrêmement relâchés, mais qui se resserrèrent
de siècle en siècle. Un ordre social exista, peu complexe
assurément, et cependant capable d'imprimer quelque
unité aux actes des confédérations qui, attaquées par les
Romains à tour de rôle, combattirent pour l'indépendance
commune. Il comprenait les puissants ou les riches, le
menu peuple ouïes plébéiens et les esclaves. L'antiquité
offre partout les mêmes distinctions de castes.
La rigueur des puissants, abusant de leurs richesses,
ne pesait pas uniquement sur les esclaves. Il n'y avait
point de différence, pour ainsi dire, entre ceux-ci et le
402 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
menu peuple, dont la condition était servile de fait, bien
qu'il possédât en droit la liberté. Le plébéien, travailleur
agricole^ n élevait pas la. voix dans les conseils. Accablé
de dettes, épuisé par les tributs, abruti par les mauvais
traitements, il se réduisait souvent à une servitude volon-
taire. Alors les puissants s'arrogeaient sur lui les mêmes
droits que les maîtres ont sur leurs esclaves *, et, au
besoin, ils le vendaient pour une tonne de vin 2. La
richesse l'emportait sur tout^ et avait un rayonnement au
moins égal à celui de la gloire militaire. Le Gaulois aimait
à faire ostentation de son or, qui était pour lui un moyen
de se procurer la double jouissance du luxe et du pouvoir.
Par suite, la domination du riche sur le pauvre enfantait
des jalousies terribles, des luttes sociales sans nombre,
des représailles et des vengeances. Yoilà pourquoi ce
riche, allant goûter le repos dans son habitation de cam-
pagne, y transportait son train de maison, surtout ses
armes et ses écuyers. Le bois qui entourait sa demeure,
le cours d'eau qui coulait auprès, lui permettaient de se
retrancher là comme dans une forteresse, tantôt contre
ses puissants voisins, tantôt contre ses propres clients.
Et pourtant, rien n'autorise à croire que la confusion
et le désordre fussent permanents. César, au contraire,
en constatant l'existence des partis ennemis dans tous les
états, dans toutes les provinces et portions de province,
presque dans chaque maison, observe que la cause en
paraissait fort ancienne, a C'est, dit-il, afin que les petits
ne manquent pas de protection contre les grands. Chacun,
en effets ne souffre pas que l'on opprime ou circonvienne
les siens ; et celui qui agit autrement perd toute influence
sur les autres ^ » Il y a là un principe de solidarité remar-
quable, un certain respect des droits et des devoirs de .
l'homme, un équilibre moral suffisant, au moyen desquels
1. Cœsar, de bell. gall. lib. vi, cap. 13.
2. Diod. Sieul. lib. v, cap. 26.
3. Cœsar, de bell. gall. lib. vi, cap. il.
LE GAULOIS lO.i
l'harmonie avait pu s'établir à un moment donné parmi
les populations, et qui impliquent une sociabilité réelle.
En quoi' cette convention tacite par laquelle les uns s'as-
suraient les services d'un protégé, les autres le patronage
d'un protecteur, différait-elle de la recommandation féo-
dale? Il semblerait que ce fut une seule et même chose,
développée par les temps, et modifiée par le contact d'in-
stitutions étrangères analogues, par exemple celles des
Germains.
Vouloir connaître tous les détails de l'organisation
politique en Gaule, avant la conquête romaine, c'est ten-
ter presque l'impossible, et quelques efforts que fasse
l'érudition sous ce rapport, elle n'obtient aucuns résultats
certains. En prenant les faits, historiques pour base, on
voit que le système des petites tribus prévalait parmi les
Ibères, et que les Galls formaient de grandes hordes ; que
les uns et les autres élisaient'des chefs auxquels la masse
devait une scrupuleuse obéissance; que chez les Kymris
des deux invasions se retrouvait aussi la division par
hordes ou confédérations.
Bientôt la Gaule devint un état fédératif^ oii quelques
nations seulement prétendaient à la suprématie politique,
où les Eduens, les Ausks et les Celto-Cynésiens avaient
un gouvernement aristocratique. Une magistrature
annuelle investissait le premier élu de l'autorité souve-
raine. Le Yergobret, homme rendant des jugements
[fear-go-breith^ en celtique), armé du droit de vie et de
mort sur tous les citoyens, ne pouvait sortir de la cité, ni
posséder dans sa famille un ancien vergobret encore
vivant ou uil sénateur. Ce titre primordial, avec attribu-
tions conformes aux diverses modifications de l'état social,
se continua plus tard dans celui de Vierg^ que le premier
magistrat d'Autun a porté jusqu'en 1789. Tant il est vrai
que le passé nous touche toujours par quelques points!
D'autres nations.^ — en premier lieu les Séquanais et les
Carnutes, — avaient un roi nommé par le Sénat, un chef
civil et militaire, exerçant un pouvoir temporaire ou via-
i04 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
frer ; mais les individus d'une même famille pouvaient
être élus successivement,, sans que cela constituât une
royauté héréditaire *. D'autres, peu nombreux, notam-
ment les Éburons^ vivaient en démocratie. Le peuple y
nommait le Sénat et les chefs, agissant d'après la volonté
nationale; et la multitude ne conservait pas moins de
droits sur eux qu'eux-mêmes sur la multitude 2. L'auto-
rité, d'ailleurs, dirigeait des agrégations d'individus,
qu'un immense lien fédératif unissait, lorsque des intérêts
communs étaient en jeu.
Après le « Conseil de toute la Gaule, » venait le chef
suprême, puis le chef de nation, puis le chef de clan
[Chlan^ en gaélique; Cenell, en kymrique, parenté), puis
le chef de village. On ne peut guère définir les attributions
ni les relations respectives de ces chefs, même après
l'examen des lois galloises, bretonnes, écossaises et irlan-
daises qui nous restent. Des lambeaux de texte, des tradi-
tions et des inductions font le champ trop vaste aux con-
jectures. L'historien ne sort du vague que pour entrer
dans l'arbitraire. Au lieu de suivre cette voie commode,
mais périlleuse, mieux vaut se contenter des notions éta-
blissant qu'une assemblée générale des députés de chaque
nation représentait les intérêts communs. Pendant les
guerres de la conquête, César présida souvent cette
assemblée, où les Romains jouaient la comédie du pro-
tectorat. La plus remarquable entre toutes fut par lui
réunie dans la ville des Parisiens ^ Selon l'idée que l'on
s'en fait volontiers, cela ressemblait à l'Amphictyonie de
la Grèce antique ^, ou au Conseil fédéral de la Suisse.
Dans les circonstances très-critiques, le chef suprême
de nation convoquait un « Conseil armé, )> auquel pre-
1. Cœsar, de bell. gall., lib. i, cap. 3, et lib. v, cap. 25; L. Laferrière,
Histoire du droit Français, t. II, p. 22 et 23, in-8°, Paris, 1832.
2. Cœsar, de hell. gall., lib. v, cap. 27.
3. L. Laferrière, Histoire du Droit Français, t. Il, p. 21.
• 4. Petrus Piamus, liber de mori bus veterum Gallorum, p. 114 et 115,
iii-l2, Francfort, 1584.
LE GAULOIS 105
naient part tous les hommes pouvant porter les armes,
parce que, pour les Gaulois, fiers et indépendants, une
nation était avec raison au-dessus d'un chef. On mettait
à mort sans pitié celui qui arrivait le dernier, comme font
les grues qui, le jour de la migration, déchirent la retar-
dataire ^ Il s'agissait, en effet, d'une chose grave, puisque
le conseil armé délibérait sur l'état du pays, décidait une
expédition, élisait un chef de guerre, et terminait par
une discussion sur le plan de campagne à suivre. Si
quelqu'un venait interrompre, après la troisième somma-
tion, on lui coupait un morceau de sa saie 2; les guerriers
assemblés approuvaient les propositions en frappant sur
leurs boucliers, « en faisant bruire leurs armes \ »
Une émigration lointaine était-elle résolue, aussitôt on
recrutait des aventuriers de bonne volonté, qui partici-
paient à l'expédition. Légers et hardis, ces hommes mal
aisément plies aux exigences de la discipline, on le sait
trop, se montraient souvent insoucieux de garder fidé-
lité à leurs chefs légitimes et élus. Ils se tournèrent plus
d'une fois contre ceux-ci pour de futiles griefs. Quand
les guerres intérieures eurent commencé, les levées
d'hommes devinrent forcées, et la loi punit les réfractai-
res par la perte du nez, des oreilles, d'un œil ou de quel-
que membre *. Une amende frappa quiconque dépassait
un certain embonpoint, en se mesurant la taille à une
ceinture déposée chez le chef politique de chaque vil-
lage •'. Le moyen paraissait bon pour combattre la mol-
lesse résultant de l'obésité. Pareille coutume florissait à
Sparte.
Au moment d'entreprendre des opérations de guerre
décisives, les Gaulois faisaient des vœux solennels. Tels
soldats juraient parfois de ne se point raser, serment que
1. Cœsar, de belL gall. lib. v, cap. 56.
2. Straho, lib. iv, cap. 4.
3. Scipion Dupleix, Mémoires des Gaules, p. 54, in-f*, Paris, 1621.
4. Cœsar, de bell. gall. lib. vu, cap. 4.
5. Straho, lib. iv, cap. 4.
106 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
prononça aussi le romain César (V. plus haut, p. 44);
tels autres promettaient de ne pas s'abriter, de ne voir
aucun parent ou de ne pas quitter l'anneau de fer qui
serrait leurs bras, avant d'avoir remporté la victoire.
L'heure de la bataille ayant sonné, les chefs [brenns en
celtique ) exerçaient le commandement et parcouraient
les rangs des guerriers, qu'ils stimulaient par des louan-
ges ou des menaces. Le mot ((brenin», titre du com-
mandant des armées, existe encore dans les lois galloises
du xo siècle ; celui de hrenn^ dont il semble l'équivalent,
n'était point un nom propre d'homme, et les Romains
l'ont latinisé dans le mot Brennus, par lequel ils indi-
quent le chef sénonais qui s'empara de Rome.
Au reste , le pouvoir de ces chefs , depuis le plus
humble jusqu'au plus élevé, s'effaçait devant les sénats
ou assemblées permanentes de vieillards, composés de
druides, et de chevaliers ou de nobles, car les expres-
sions de nobles et de sénateurs se confondaient *. Des
prohibitions rigoureuses, mais sages, gardaient la cité
d'influences oppressives : deux membres de la même fa-
mille ne pouvaient faire ensemble partie du Sénat, ni être
collègues dans l'exercice des magistratures, ni même se
succéder immédiatement dans les charges publiques 2.
L'esprit démocratique, si l'on peut employer une pa-
reille épithète, animait les populations de plusieurs tribus.
Un puissant Arverne fut condamné àpérirparle feu, pour
avoir tenté de rétablir le pouvoir absolu ; un Helvète,
chef de clan, ayant voulu usurper l'autorité souveraine,
souleva contre lui toute la nation, et se tua ; les Sénonais
essayèrent de mettre à mort, par le vote d'un conseil pu-
blic, l'homme que César avait doté d'un trùne malgré
eux 3.
Le gouvernement deS cités supposait des revenus pu-
1. Gloisalrc, de Du Cange, au mot Senator.
2. L. Diferrière, Histoire du Droit Français, t. 2, p. 20.
3. Cœtar, de bell. gad., lib. v, cap. 4.
LE GAULOIS ^07
blics, des impôts, que l'usage était d'affermer par adju-
dication. Loin de dédaigner ces sortes d'affaires, les
grands cherchaient à se rendre adjudicataires des contri-
butions, afin d'augmenter leurs richesses, et d'arriver
par là, non seulement aune haute position sociale, mais
encore à l'omnipotence politique, en gagnant la faveur
du peuple par leurs incroyables libéralités. Tel Dumno-
rix, chez les Éduens, dont l'ambition passa la mesure,
et qui soldait une escorte de cavalerie au milieu de la-
quelle il marchait comme un roi ^ Déjà le mot rie ou rix
(chef) n'avait plus la même valeur qu'autrefois. N'im-
pliquant plus absolument l'idée de commandement sou-
verain , il indiquait toujours chez le personnage qui
l'ajoutait à son nom une importance réelle, soit par lui-
même, soit par sa famille 2. A côté de Dumnorix, simple
citoyen notable, d'abord sans puissance politique ni guer-
rière, et nommé chef des Eduens par César, nous ren-
controns des personnalités plus éclatantes : Orgétorix,
frère de Dumnorix, et dont le nom signifiait « chef des
cent vallées » (or, ced^ rie); — Cingétorix, « chef de cent
têtes y) (Cinn^ ced^ rie); — Ambiorix, « chef des Am-
biens ; » — Boïorix, a chef des Boïens ; » — et surtout
Yercingétorix, a chef de cent têtes, généralissime. »
Nous ignorons les noms personnels de ces guerriers.
Cependant, on regarde comme un nom propre celui de To-
girixj qui signifie a chef des bataillons % » celui de Gœ-
sato)ix^ (( chef des hommes forts*, )) celui d'Eporédorix
ce chef des bons dompteurs de chevaux, etc. Les dieux
mêmes. Mars et Apollon, ont porté des surnoms pour-
vus de ces terminaisons. Mars a été Albiorix (roi des
montagnes ou des citadelles?) ou Caturex (roi des ba-
tailles) ; et Apollon a été surnommé Toutiorix a le roi
i. Cœsar, de bell. gall., lib. i, cap. 18.
2. Améd. Thierry ^ Histoire des Gaulois, t, 2, p. 76, en note.
3. /. G. Zeusz, Grammatica celtica, Leipsick, 1833.
4. Roget de Dellog^iet, Glossaire Gaulois, au mot Gœsi.
408 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
du peuple ou de la contrée*. » Les Gaulois paraissent
d'ailleurs n'avoir adopté, avant la conqu«ite romaine,
qu'un nom unique, celui du père, auquel on ajoutait le
nom patronymique cnos\ la plupart des noms d'hommes
et de femmes, comme ceux de peuples et de lieux, sem-
blent dérivés des noms de divinités.
Bientôt, presque partout, au gouvernement primitif,
qui se résolvait fréquemment en confédération générale,
succéda, un ordre de choses plus régulier, ' mais moins
démocratique chez certaines nations, moins monarchique
parmi d'autres. Une oligarchie se constitua. Les privilé-
giés, c'est-à-dire l'ordre électif des Druides, et l'ordre
héréditaire des chevaliers ou nobles [équités)^ régnèrent
sur la multitude, partagée elle-même en deux classes :
peuple des campagnes, — peuple des villes. « Jamais,
a-t-on justement remarqué, jamais aristocratie ne fut
mieux caractérisée^. » Cet état politique dériva d'abord en
partie du patronage et de la clientèle, qui existaient de-
puis longtemps de peuple à peuple, d'individu à individu.
De peuple à peuple, car les deux ou trois plus puissantes
nations avaient des peuples pour clients, ou plutôt sous
leur dépendance, ce qui formait un patronage national,
sous lequel se trouvaient aussi d'autres peuples en qualité
d'alliés, d'amis, de frères, d'égaux véritables. Un tel
patronage assurait une grande prépondérance aux na-
tions qui l'exerçaient, et faisait des peuples-clients une
force sérieuse, mais sans volonté propre, dans la confé-
dération générale des Gaulois. D.'individu à individu, le
patronage produisait des effets encore plus contraires à
l'esprit démocratique. La population des campagnes
composait les tribus ou la clientèle des riches et nobles
familles dont elle cultivait les domaines, qu'elle suivait
à la guerre, qu'elle ne devait jamais abandonner, môme
1. Roget de Belloguet, Glossaire gaulois, au mot Teteus, p. 244.
r 2. Cl. Perreciot, de i'état civil des personnes et de la condition des terres
dans les Gaules, t. I", p. 5, 2'^ édit., in-8», Paris.
LE GAULOIS J09
dans l'extrême infortune * . Polybe appelle certains grou-
pes des (c amitiés » (en langue gallique^ des fraternités).
Dans ce cas, il s'agissait d'un dévouement aussi frater-
nel qu'héroïque. Toujours placés près du patron, aux
festins^ aux « danses de l'épée, » aux combats, ces clients*
devenaient la chair de sa chair et mouraient avec lui :
lors d'une expédition des Gaulois en Macédoine, le brenn
sauva l'armée avec une troupe dévouée à sa personne,
« les plus beaux hommes et les plus braves 2. )) Si les
circonstances avaient empêché les clients de suivre leur
patron pendant la lutte, ils s'élançaient sur le bûcher où
l'on brûlait son corps, ils se tuaient sur son tombeau ^
Tels étaient les Saldunes des Aquitains*, dont l'équiva-
lent se retrouvait dans chaque peuplade. La condition
de ces hommes, écrit César, leur permettait de jouir de
tous les biens de la vie avec ceux auxquels ils avaient
conclu c( pacte d'amitié. »
JXulle part le patronage et la clientèle ne furent plus
en vigueur qu'en Gaule ^ De ce qui précède, on conclut
aisément qu'au sein de la clientèle se distinguaient deux
sortes de protégés : dans un rang élevé, les dévoués ou
Saldunes, et, dans un ordre inférieur, les Ambactes, at-
tachés au service de la personne, « et qui semblaient
comme subjects roturiers ^ » Le mot d'Ambactes, Am-
bacti, vient du celtique Amhact^ qui signifie serviteur,
ministre % homme de condition libre, mais très-pauvre,
attaché au service d'un chef, conduisant son char et com-
battant à ses côtés ^ L'ambacte, comme le saldune, avait
1. Cœsar, de bell. gall., lib. vit, cap. 40.
2. Pausanias, lib. x, p. 6o3.
"' 3. Posidon, Ap. Athericc. lib. iv, cap. 13; Polyb. lib. 11. p. 106; H. de la
Villemarqué, Bardes bretons du VP siècle, in-8°, I80O.
4. Plus haut,p. 60; L. Laferrière, Histoire du Droit Franc, t. 2; p. 27.
5. T. Berlier, Précis histor. de l'anc. Gaule, p. 289, in-S" Bruxelles, 1832.
6. Fauchetf Antiquités gauloises, livre I*"", ch. 5.
7. P. Pezron, Antiquité de la nation et de la langue des Celtes, dans la
Table celtique, in-12% 1703.
8. Diod. SieuL lib. v, cap. 29.
110 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
un caractère .essentiellement militaire. Ainsi, de proche
en proche, chacun cherchait un protecteur à sa portée,
ce qui prouverait presque l'existence d'une sorte de re-
commandation que les Romains ne purent détruire.
Le client était, à son tour, le patron de sa famille.
On punissait d'amende le maître qui le maltraitait ; mais
sa dépendance ne cessait pas plus en temps de paix qu'en
temps de guerre. Dans certaines trihus, de colon volon-
taire il devint serf de la glèhe, ménagé toujours par les
chefs de clans, qui s'assuraient ainsi de son dévouement
en toutes circonstances.
Une foule d'étrangers, d'enfants perdus, de déshé-
rités, partageaient très-probahlement cette condition des
paysans, si voisine de la servilité; et ils ne pouvaient ni
la méconnaître ni la violer, sans réparation due au pa-
tron ^ . Ce principe rigoureux des lois de Howell s'appli-
quait sur le continent, selon toute apparence, dans les
questions de clientèle et de patronage.
Seulement, la population des villes jouissait d'un peu
plus de liberté que celle des campagnes, à cause de son
industrie ou de son agglomération sur un seul point.
Dans ces centres, le nombre et la valeur personnelle des
individus étaient une sauvegarde contre les exigences
d'une famille puissante 2.
Paysans ou citadins, les clients placés en dehors des
classes privilégiées ne devenaient pas fatalement la pro*
priété d' autrui; le laboureur et l'artisan restaient a hom-
mes libres. » Quoique ne pouvant rien par eux-mêmes,
et non admis dans le conseil national, ils n'étaient pour-
tant pas privés, on doit le croire, de cette portion de droits
qui se réfèrent purement à l'ordre civil; comme les drui-
des et les chevaliers, ils obéissaient aux lois sur la pro-
tection, la transmission et la disponibilité des biens.
L'exclusion de la multitude ne se rapportait sans doute
4. Hywel dda, liv. i, chap. 6.
2. Cœsar, de bell. gall., lib. vi et xu^passim.
LE GAULOIS m
qu'à l'exercice des droits politiques * . Autrement, qu'au-
rait signifié pour eux la liberté?
Un petit nombre d'esclaves proprement dits existaient
en Gaule, quand, au contraire, beaucoup de gens étaient
réduits à l'état de servage dérivant de la clientèle ou du
colonat. Ils composaient le taeog. où se trouvaient les
fils désavoués par leurs pères, c'est-à-dire illégitimes, les
gens ayant perdu leur patrimoine pour cause de mau-
vaise action, et les étrangers venus d'un autre clan, et
nommés aiiit. Le plus ordinairement, on devenait es-
clave par la captivité de guerre, comme dans l'Orient,
aux temps les plus reculés. L'usage de vendre les prison-
niers faits sur l'ennemi, plutôt que de les tuer suivant la
coutume antique (Y. plus haut, p. 80), consti-tua un
esclavage établi par le droit des gens, au nom de la pi-
tié, esclavage essentiellement passager. Souvent l'esclave
s'enfuyait ; ou bien son maître l'émancipait, l'armait
pour combattre à ses côtés. Au commencement de la
guerre de César, on vit des trafiquants romains suivre
les légions, faire la traite d'esclaves gaulois, et aller
vendre des prisonniers dans différentes contrées.
Le peuple - roi agissait comme ceux qu'il appelait
« barbares. » Les captifs de guerre qui n'avaient pas
réussi à s'enfuir, ou qui n'avaient point été émancipés,
engendraient des esclaves de naissance. Leurs enfants
suivaient leur condition. L'esclave en général s'appelait
caeth; l'esclave acheté, a bryner ; l'esclave par suite de
délit, givahawd; l'esclave non acheté et non condamné,
■L hebgivahawd : ce dernier devait se confondre presque
^ dans le taeog'^. De ce qui précède il résulte que la Gaule,
où l'on rencontrait beaucoup de serfs et peu d'esclaves,
était en avance sur Tantiquité à cet égard, et qu'elle ren-
fermait dès le principe les éléments du servage, tel qu'il
a existé pendant le moyen âge. Les tribus vaincues su^
1. Th. Berlier, Précis historique de l'anc. Gaule, p. 287 cl 288.
2. J. Reynaud, l'Esprit de la Gaule, p. 289.
Ui MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
bissaient la corvée {corf-vekh^ charge de corps) au profit
des vainqueurs, impôt levé d'abord sur le travail manuel
de l'homme, puis, au temps de la féodalité, sur certaines
parties seulement de ce travail, parce que les serfs de
naissance se multiplièrent, et que leur condition vis-à-vis
du maître s'améliora en raison de leur nombre.
II
On ne peut préciser les dates des changements surve-
nus dans l'organisation politique, après l'apparition des
Kymris. Tout prouve néanmoins que l'histoire politique
des Gaulois comprend trois périodes, s'accordant avec
les luttes de principes soutenues ça et là sur le territoire ;
que la théocratie des Druides domina d'abord ; que l'au-
torité des chefs de tribus, aristocratie militaire, vint en-
suite; que des constitutions populaires, enfin, régirent le
pays.
Sous la théocratie, les prêtres exercèrent le pouvoir,
avec une omnipotence telle, que leur influence ne s'étei-
gnit jamais complètement, même quand le sceptre politi-
que leur eut échappé. L'ordre des prêtres était électif, et
ils ne formaient pas, comme les Brachmanes de l'Inde,
une caste héréditaire; mais,* à la fois philosophes ef ma-
gistrats, ayant dans leurs mains tous les éléments de la
société, ils se créaient, par l'éducation des enfants, uûe
foule d'adeptes, de partisans fanatiques.
Les Gaulois obéissaient à un Druide suprême, appelé
le Coibhi ou Coïfi, grand pontife élu à vie et investi
d'une autorité sans limites, à cause du secret qui enve-
loppait toutes les actions de l'ordre. Aussi, que de com-
pétiteurs! L'élection, souvent, donnait lieu à des luttes
sanglantes. Quoi qu'ij en soit, la majestueuse figure du
Coibhi, entouré de mystère et de vénération, rayonnait
LE GAULOIS 113
au milieu des assemblées druidiques : une coutume, exis-
tante encore dans les réunions bardiques de Galles, pai\iît
indiquer qu'un siège de forme déterminée constituait l'in-
signe essentiel de la dignité du Coibhi. L'assemblée la
plus solennelle se tenait, une fois l'an, chez les Carmites,
dont le territoire passait pour le point central de toute
la Gaule. C'était le « milieu sacré », dans le pays des
Celtes par excellence, dans la «Celtique » ; c'était un par-
lement sacerdotal, où éclatait l'immense pouvoir des Drui-
des, non seulement sur chaque Gaulois en particulier,
mais encore sur le peuple entier * . Nulle trace positive
du lieu de réunion. Peut-être le village de Senantes (Eure-
et-Loir), où l'on a découvert beaucoup d'antiquités, oc-
cupe-t-il la place du milieu sacré des Carnutes.
A certaines époques de l'année, les Druides s'assem-
blaient en cour de justice, en assises générales, dans le
centre religieux, d*ns la ville-milieu des différentes ré-
gions gauloises, et même des différentes peuplades. C'était
le Meadhon ou Meod/ian^ en langue gallique^. Nous avons
trace de ces milieux dans les localités dont les noms,
pourvus d'une racine commune au latin et au gaëlic,
commençaient par le mot Medio. La ville de Saintes, au-
trefois capitale des Santons, s'appelait Mediolanum San-
tonum ; Evreux, capitale des Eburovikes, Mediolanum Au-
lercorum. Celle-ci était assurément le milieu des Aulerkes,
et celle-là^ le milieu des Santons.
Les Druides se réunissaient sur un cromlech, portant
le nom de « sanctuaire du chêne » [Drynemeton^ Dryw-
neimheidh)^ au cœur des forêts: le champ de feu ou
tlochfeld^ dans les Vosges, semble avoir eu jadis cette
destination. Là, ils jugaient non seulement les contesta-
tions qui regardaient le droit public, mais ce qui touchait
1. Cœsar, de beil. gall,, lib. vi, cap. i3 P. Rami lib. de morib. veter.
Gallor., p. 115.
2. W. F. EdivardSi Recherches siir les Langues celtiques, p. 3il, in-8"j
Paris, 1844.
I. 8
M4 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
au droit civil \ et prononçaient sur les dillérends, les
préventions de crimes et de délits, les meurtres, les vols,
les questions d'héritages, et les limites des propriétés.
Ils punissaient et récompensaient : leurs arrêts, sans
appel, faisaient loi ; leurs récompenses, à en croire Spar-
tien, étaient spécialement instituées pour encourager la
chasteté. Au vi« siècle de notre ère, l'institution du cou-
ronnement de la rosière, que la tradition attribue à saint
Médard, restaura donc simplement, mais au point de vue
chrétien, l'appel que le druidisme faisait à la religion
pour récompenser les bonnes mœurs 2. De plus^ l'usage
des assemblées judiciaires près d'un arbre, à la manière
des Germains et des Gaulois, s'est conservé jusqu'au
moyen-âge. On alla^sous les trois, les cinq, les sept chê-
nes ; sous les tilleuls, sous le poirier, sous le hêtre de
fer; sousl'orme, dans le bailliage de Remiremont (Vosges).
11 y eut, par exemple, le tribunal de l'aubépine \
Du culte pour les fontaines, les lacs, la mer et les fleuves,
datent aussi les jugements que l'on rendit au bord des
lleuves et des lacs, près des fontaines, des sources et des
puits, sur les ponts et sur les bateaux. Le tribunal du lac
de Grandlieu (Loire-Inférieure), siégea dans un bateau,
à deux cents pas de la rive ; en prononçant la sentence,
le juge touchait l'eau du lac de son pied droit *. Aux
mêmes localités se célébraient des fêtes solennelles, reli-
gieuses et populaires.
La concentration des fonctions sacerdotales et judiciai-
res entre les mains des prêtres, devait amener des abus
de toutes sortes. Avant de signaler les superstitions reli-
gieuses dont ils usèrent pour dominer les âmes, il est
1. Cœsar, debell. gall., lib. vi, cap. 13.
2. J. Reynaud, L'Esprit de la Gaule, p. 122,
3. /. Grimm, Antiquité du droit allemand; /. Michelel, Orig. du droit
franc., p. 301 et 302.
4. Mém. de VAcad. celtique, t. V, p. 143; J. Grimm, Antiq. du droit
allemand.
LE GAULOIS llo
bon d'examiner si ces hommes « très justes » * n'en im-
posaient pas quelquefois au vulgaire, et ne profitaient
pas de leur caractère sacré pour rendre des jugements
arbitraires, en faisant pencher la balance de la justice du
côté qu'il leur plaisait. Quand la peine à appliquer était
grave, ils rejetaient adroitement l'odieux de la punition
sur le magistrat civil, qui remplissait le double rôle d'ac-
cusateur et de dénonciateur. Ou bien ils déclaraient les
Dieux mêmes responsables ; et alors il ne s'agissait plus
d'un simple jugement (breith), condamnant le coupable,
mais d'un jugement du ciel (breith neimhidh) 2. Lors-
qu'un cas douteux se présentait, ils appelaient souvent à
leur aide l'épreuve, ou plutôt la fraude théocratique.
Il était d'usage, dans l'assemblée annuelle, d'allumer un
grand feu, le symbolique (c feu de la paix. » On mettait
à l'épreuve, et très-solennellement, l'innocence de l'ac-
cusé, en l'obligeant à traverser pieds nus un assez long
espace couvert de cendres chaudes et de charbons ardents,
comme faisaient les Hirpes, chez les Falisques '\
S'il n'en recevait aucune atteinte, le ciel semblait l'ab-
soudre; s'il se brûlait, condamnation! Il n'y avait là, en
réalité, qu'un fait simple, une action chimique appliquée;
mais rien de miraculeux ni de surnaturel. Avant l'heure
de l'épreuve, les Druides avaient employé tous les moyens
possibles pour découvrir la vérité., et ils savaient préala-
blement la décision du ciel.* On croit qu'ils possédaient
le secret d'une huile préservant assez celui qui devait
être proclamé innocent, pour qu'il ne se ressentît pas de
sa course à travers les restes d'un bûcher dont il était
facile d'atténuer les effets \ Or, ils faisaient laver les
pieds des accusés qui devaient subir l'épreuve, et pou-
1. Strabo, lib, iv, cap 4.
2. David de Saint- Georges, Histoire des Druides, d'après Siiiilh, p. 5i,
in-8» ; O'Mahony, Histoire d'Irlande, p. \i'ô.
3. Plin., lib. vu, cap. 2; Silius Ualic, vers 175.
4. Servius, Gommentar. in OEneid., lib. xi, vers 785 à 790.
116 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Vident aisément appliquer leur préservatif à riionmie
qu'ils voulaient favbriser. Aux yeux des spectateurs cré-
dules, ce hain partiel était d'eau pure, et le miracle ap-
parent accréditait rinfaillibilité sacerdotale. Les grands
coupables, réputés indignes de vivre, recevaient la mort
sur le champ, comme victimes offertes à la divinité.
D'autres, qui avaient désobéi gravement aux prescrip-
tions druidiques, étaient frappés d'une sorte d'excommu-
nication, «de laquelle, dit un antiquaire, aussi on a usé de
tout temps en la vraye religion contre les délinquants
obstinés * » . Les Druides les éloignaient des choses sain-
tes, les reléguaient parmi les impies et les criminels,
abandonnés de leurs parents. Tout le monde fuyait leur
présence et leurs discours, par crainte de contagion.
Pour eux plus de justice à espérer 2. C'est déjà l'arme
spirituelle, si terrible plus tard aux mains du sacerdoce
catholique. Guerriers, nobles, riches, artisans, dévoués,
clients, colons, esclaves, chacun tremblait devant les
Druides, d'autant plus que les Gaulois étaient superstitieux
par nature 3. Les rois des différentes nations, eux-mêmes,
« tout assis qu'ils fussent sur des sièges d'or, et habitant
des maisons magnifiques où ils faisaient des festins splen-
dides, » paraissaient n'être que les ministres et les servi-
teurs des commandements de leurs prêtres * .
Peu de religions ont obtenu une somme d'autorité po-
litique égale à celle du Druidisme, croyance aux dogmes
absorbants, obstacle invincible à la conquête romaine,
si elle n'eût abaissé les caractères, en leur donnant, non
une activité féconde, non une initiative enthousiaste,
mais seulement un de ces stériles fanatismes qui se bor-
nent à croire aveuglément, et surtout à se soumettre.
Le Druidisme prouva la justesse de cette opinion émise
1. ISoël Taillepied, Histoire de Testai etropubliquc dos Druides, cIl*., p. 40,
in- 12, Varis, 1383.
2. Cœsar, de bel!, gall., lib. vi, cap. !;>.
\]. Cœsar, de bel!, gall,, lib. vi, cap. 10; Poinp. Mêla, lib. m. cap. i.
i. iJiou. Clirysust., Urat. 4U.
LE GAULOIS 117
par un jurisconsulte moderne : « L'organisation reli-
gieuse, quelque bien disposée qu'elle soit, ne tient pas
lieu d'organisation politique pour soutenir et développer
la vitalité des nations * . »
Cependant, les chefs de guerriers, humiliés de n'avoir
que la seconde place dans l'État, secouèrent le joug des
prêtres. Une révolution s'opéra. Par l'effet du temps?
Par suite d'insurrection ou d'invasion? Qui peut le dire?
Sous l'aristocratie militaire, des guerres de rois ensan-
glantèrent la Gaule. Cette période, qui suivit le gouver-
nement théocratique, atteignit son apogée depuis le mi-
lieu du nie siècle avant J.-C. jusque vers la fin du n^
Il y eut anarchie perpétuelle, rivalités de petites am-
bitions. Ce Luer, roi des Arvernes, qui se livrait à des
prodigalités sans nombre, et versait une pluie d'or et
d'argent sur la foule, quand il paraissait en public 2,
mit un moment la main sur tout le midi. Ce Dumnorix,
opulent Eduen, qui savait se faire adjuger à vil prix la
ferme des revenus publics (cela porterait à croire que le
régime des fermes générales existait en Gaule), intimida
plus d'une fois les magistrats. Et que n'eût pas impu-
nément osé cet Orgétorix, conspirateur qui, le jour fixé
pour son procès, se présenta devant le tribunal avec l'es-
corte- de sa tribu entière, — environ dix mille hommes?
Parmi les Druides, aussi, beaucoup se recrutaient main-
tenant dans la caste des chevaliers, et marchaient avec
eux dans la voie aristocratique. Les guerriers avaient
ménagé les prêtres, lorsque ceux-ci partaient des rangs
du peuple entier ; à présent les prêtres ménageaient les
guerriers , et finissaient par s'identifier avec eux sous
le rapport des intérêts, tout en leur laissant la plus belle
part du pouvoir^ devenu le prix de la force et de la re-
nommée militaire.
1. Ch. Girand, Essai du Droit français au moyen âge, t. I", p. 24 et 28,
in-8°, Paris, 18iG.
2, Posidon., Ap. Athenœ. lib. iv, cap. 13; V. plus haut, p. 99.
118 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Toutefois, les dominations parTépée n'avaient j as eu
le temps de se constituer, lorsque l'influence sacerdotale,
tant amoindrie déjà, vint à s'annihiler presque. Les villes
profitèrent de l'avilissement oii étaient tombés leurs
prêtres, et des querelles qui divisaient les chefs de na-
tions. Vainement ceux-ci, toujours occupés de guerre ou
de chasse, par conséquent toujours en armes, avaient
fait appel à leurs clients ou à leurs colons, pour marcher
contre les villes, dont le peuple aspirait à l'indépendance.
Les villes s'étendaient, se multipliaient remarquable-
ment. La plupart étaient fort habilement administrées, se-
lon le principe de l'élection populaire. Au lieu de chefs tout
puissants, qu'elles avaient renvoyés, elles choisissaient
librement des magistrats ; elles obéissaient à des lois mu-
nicipales. Le bon accord existait là entre tous les citoyens ;
car, loin de ressembler à la clientèle rurale, chose for-
cée, la clientèle urbaine était personnelle et volontaire,
et les patrons, dans les villes, protégeaient les hommes
qui s'étaient dévoués à eux, de peur d'en voir diminuer
le nombre ^.
Avec ses clients ruraux, la caste militaire attaqua ru-
dement les villes, afin de ne point perdre le pouvoir, elle
qui avait dépossédé les Druides et s'appuyait sur la
force. Ici, elle voulait défendre ses privilèges, et, là, les
recouvrer. La lutte fut longue, pleine de péripéties;
d'un côté combattait une aristocratie désespérée , de
l'autre une population aussi enthousiaste que disciplinée,
favorisée en certains endroits par les prêtres essayant
de ressaisir, grâce à cette révolution, leur autorité pas-
sée, ou du moins satisfaits d'en faire un moyen de ven-
geance contre la classe ambitieuse des chefs militaires,
enivrée par les flatteurs. Pendant le deuxième siècle, avant
notre ère, une bonne partie des bardes attachés à la per-
sonne des guerriers, ressemblaient à des subalternes,
chantant les haines et les passions du maître, sans que
1. César, de bel, gall., lib. vi, cip. 11.
LE GAULOIS i19
celui-ci fit autre chose que de payer ces parasites * pour
célébrer son apparente grandeur.
L'union des patrons et de leurs clients, jointe à l'appui
calculé ou désintéressé des Druides, nous expliquent le
succès des villes. Ils l'assurèrent; et, avec leur concours,
les castes sacerdotales eurent encore, sous les constitu-
tions populaires, une influence morale et jusqu'à un cer-
tain point patriotique, dont les traces ne s'effacèrent pas.
même après la conquête romaine, mais qui disparut seu-
lement quand expira le Druidisme. Or, pendant l'époque
des constitutions populaires, l'association fut la princi-
pale règle politique ; les peuples se rassemblèrent, se
confédérèrent par des traités offensifs et défensifs, en un
mot devinrent « frères. »
Quelque ordre éclatait, assurément, avec les trois for-
mes de gouvernement que nous venons d'indiquer . Des
querelles intestines troublaient parfois la Gaule, on le
sait; mais c'étaient pour elle des malheurs passagers, que
les peuples surmontaient sans trop d'efforts.
Cependant, de même que les Gaulois ont effrayé Rome,
de même une terreur continue leur vient des Romains,
qui organisent contre eux une guerre d'extermination.
Chacune des victoires remportées par César arrache à
nos premiers pères un lambeau de liberté, en leur coû-
tant des flots de sang et de larmes. Rome a assuré l'im-
punité aux généraux qui passent les Alpes^ et ceux-ci
abusent étrangement de leur toute puissance : ils ran-
çonnent les vaincus, proscrivent les humbles, asservis-
sent les braves. Telle devient la détresse, à cause des
exactions proconsulaires et de la cupidité des trafiquants
romains, que, chez les Allobroges^ la somme des dettes
en arrive à surpasser la valeur des fonds de terre. Par-
tout des déchirements, des factions, des troubles : le dan-
ger commun finit par n'être plus une cause d'union^
mais, au contraire, par aviver les ambitions particulières
i. Posidon.j ap. Athenœ. lib. vi, cap. 12.
420 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et les mauvaises passions. Aussitôt que César a com-
mencé de vaincre, toute la Gaule, éperdue, comme dou-
tant d'elle-même, semble vouloir implorer la protection
du vainqueur ; et des députés lui déclarent que, par ses
succès contre les Helvètes^ il l'a sauvée d'une guerre
cruelle, peut-être de la servitude *. Où s'en va le farou-
che amour des Gaulois pour l'indépendance? A peine
l'esprit national est né, en face des premières légions ro-
maines, qu'il s'endort ou s'éteint sous le coup des défai-
tes successives, car il n'a pas encore assez de vitalité
pour inspirer ces entêtements sublimes qui défient le mal-
heur, et dont quelques héros seulement gardent le privi-
lège. La vie publique des vaincus n'a plus qu'une indé-
pendance apparente, et ils semblent avoir perdu le senti-
ment prononcé, instinctif de la liberté individuelle, qu'ils
possédaient depuis un temps immémorial.
Les assemblées générales, ces manifestations de la
volonté commune, se font maintenant sous le patronage
de César. Un jour, le vainqueur leur demande quatre
mille cavaliers, qu'il veut embarquer avec cinq légions
romaines ; et il les obtient. Un autre jour, après la prise
d'Alesia, il donne à chaque légionnaire un captif gaulois
pour sa part de butin 2. H ne s'arrête pas là, dans son
rôle despotique. Après la reddition d'Uxellodunum, il
ordonne de couper les mains à tous ceux qui ont porté
les armes ; il épargne leur vie, pour transformer ces mal-
heureux en exemple vivant des châtiments infligés par
Rome^ Crainte, lassitude, épuisement, voilà le mot de
la situation. Qu'on se figure donc la Gaule domptée, res-
semblant à un malade pâle, décharné, brisé par des
fièvres ardentes qui ont tari son sang et abattu ses forces.
Elle a une soif importune, qu'elle ne peut satisfaire. Elle
regrette d'autant plus sa liberté perdue, que cette douce
1. Cœsar, de bell. gall., lib. i, cap. 30.
2. Cœsar, de bell. gall., lib. vu, cap. 89.
3. Ilirlins, de bell. gall., lib. viu, cap. 44,
LE GAULOIS ]%\
liberté lui échappe pour jamais, selon ce qu elle croit.
Que de tentatives inutiles et hasardées, pour sortir de la
servitude! Et puis, quels efforts sait oser le triompha-
teur irrité, pour rendre le joug plus pesant! Le mal s'ac-
croît, l'espoir diminue, se perd ; la prostration est com-
plète. Le Gaulois préfère enfin son triste sort au danger
des remèdes incertains, parce qu'il redoute dans l'avenir
des malheurs plus grands encore ^ Les Romains l'ont
frappé à plusieurs places ; et il va expirer, s'ils ne pren-
nent soin d'étancher eux-mêmes ses profondes blessures.
Voilà l'ensemble du tableau, dont un coin, détaché, est
occupé par le groupe des Marseillais.
Ces étrangers n'ont rien de coriimun, que la misère,
avec le reste des Gaulois, et leur gouvernement revêt une
forme particulière. A Marseille, une aristocratie règne ^.
Le peuple, divisé en tribus, ne compte pour rien; c'est
une masse déshéritée, comme dans les pays orientaux.
La cité phocéenne ne dément pas son origine. Six
cents citoyens, appelés les « Honorables, » les Timou-
ques (nom ionien), composent .un sénat qui gouverne la
république. Elus à vie par les familles aisées au sein
desquelles ils se recrutent nécessairement, ils doivent
être mariés, avoir des enfants, sortir d'une maison qui
jouit du droit de cité depuis trois générations ^ Pour
éviter que les Timouques ne se constituent en oligarchie,
la loi défend à deux membres de la même famille de sié-
ger dans leur assemblée *, soit deux frères ou un père et
son fils : ce principe est suivi chez les Éduens, les Auskes
et les Celto-Cynésiens. Les Timouques se réunissent en
conseil suprême, comme à Naucratis (Egypte), comme
dans l'Ionie ou la Messénie. Quinze d'entre eux forment
un petit, ou plutôt un second conseil, à peu près sem-
1. PauU Orosii Historiarum lib vi, cap. 12.
2. Slrabo, lib. iv, cap. 1.
3. Valer. Maxim., lib. ii, cap. 6; Lucian. Toxaris seu Amicitia, cap. 24;
Strabo, lib. iv, cap. 1.
4. Âristotelis ?Q\iticai, lib. v, cap. 6.
122 iMÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
blable aux commissions de nos assemblées délibérantes
actuelles. Le second conseil, renouvelé par intervalles,
désigne aux Timouques les questions sérieuses à ré-
soudre, et il expédie en toute diligence les affaires cou-
rantes * .
Au-dessus des Quinze sont placés trois chefs, Trium-
virat dans lequel réside ce que l'on appelle le pouvoir
exécutif, ets'effaçant devant les Quinze, lorsqu'il s'agit
de mesures très-importantes,, par exemple de déclarer la
guerre ou de traiter avec l'ennemi. Les Triumvirs et les
Quinze sont subordonnés, dans leurs actes, aux instruc-
tions et à la sanction des Timouques 2. Ceux-ci votent la
paix ou la guerre, les lois quelconques; nomment les
ambassadeurs ; prononcent sur les affaires de religion et
de politique. Certains personnages s'occupent de la na-
vigation et du commerce; d'autres prennent soin de
l'armée; d'autres jugent les procès; d'autres adminis-
trent la ville ^
La politique et l'administration marseillaises accusent
donc un degré de perfection qui, avec l'incontestable civi-
lisation du pays, justifib l'éloge qu'on a fait du gouver-
nement de Marseille. Cicéron le compare à la tyrannie des
Trente, chez les Grecs, a Si les Marseillais, dit-il, sont
régis par les principaux habitants de leur ville avec une
grande équité, la condition du peuple y paraît pourtant
voisine de la servitude K » Malgré cette restriction de
l'immortel orateur, il est certain que le citoyen de Mar-
seille a une existence politique plus nettement organisé:^
que celle du Gaulois. Sa vie publique se dessine mieux
aussi. On voit bien que ses lois principales lui viennent
de la Grèce, et que beaucoup d'entre elles imitent la
législation romaine par anticipation.
i. Strabo,]ih. iv, cap. 1; Am. Thierry ,Ylisi. des Gaul., liv. iv, chap. 1«\
2. Slrabo, lib. iv, cap. 1<"- ; Cœsar. De bello civili, lib. i, cap. 33.
3. H, Ternaux, Historia reipublicœ Massiliensis, passim, in-4°, Cot'
tingue, 1826.
4. Cicero, De republicâ, lib. i, cap. 27.
LE GAULOIS 423
III
La vie civile et privée suivait les mêmes destinées que
la vie politique, car les événements influaient singulière-
ment sur l'intérieur du foyer. Chaque petit peuple avait
ses coutumes propres et ses lois municipales : l'auteur
des Commentaires observe comme une chose très-digne
de remarque l'obéissance des Rêmes et des Soissonnais
aux mêmes lois ^ . A plus forte raison existait-il une foule
de divergences dans les détails du droit civil et privé,
selon le climat, selon la position topographique, selon le
plus ou moins de liaison avec des étrangers. On peut
conjecturer que, dans le principe, la tribu seule était
propriétaire, et qu'il y avait une communauté de biens.
En Irlande, par exemple, le partage des terres se faisait
à nouveau, quand un membre du clan mourait. Chez les
Celtibériens, les Germains et probablement tous les peu-
ples d'Occident, un partage annuel avait lieu. De même
en Gaule.
Peu à peu, par la force des choses, par suite de l'atta-
chement de l'homme à l'objet possédé, la propriété in-
dividuelle s'établit, commença par la maison et la terre
qui l'entourait, par l'enclos de la maison, par le verger,
en un mot par l'héritage [ti-graiin^ en kymro-breton),
comme disent nos paysans d'aujourd'hui -. Le laboureur
aimant son champ d'un amour naïf et exalté, l'agricul-
ture devait étendre naturellement l'appropriation indi-
viduelle, comme elle développa la division des terres.
Quand les lots de terrain conquis avaient été distribués
par un chef de clan entre les familles, la culture se faisait
par familles d'abord, puis par individu, car le chef de
famille opérait lui-même un partage entre les siens.
Selon la loi galloise, tout enfant mâle âgé de vingt-un
1. Cœsnr, de bell. gall., lib. ii, cap. 3.
. 2. H. Martin, Wistoire de France, 1. 1*^ p. 43.
124 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ans motivait une adjonction de part, plus ou moins con-
sidérable d'après la condition de l'homme. Il recevait
tant d'acres (ricre en celtique, a(jer en latin), tant d'ar-
pents [ar^ en kymrique, terre labourable, pann^ lieu, en
armoricain), tant de bonniers, etc., noms d'antiques me-
sures dérivant du gaélic.
Le principe de la communauté combinée avec l'appro-
priation individuelle, au moyen d'un partage annuel en-
tre les familles, ne subsista pas parmi nos ancêtres. Seu-
lement, si leur caractère ne s'accommoda ni à la propriété
personnelle, absolue, irrévocable, ni à la communauté
complète, ils adoptèrent parfois les renouvellements de
partages, en donnant la possession des fonds de terre aux
individus, et en laissant la propriété radicale aux famil-
les ^ Le territoire gaulois, dans sa majeure partie, c'est-
à-dire les vastes étendues, — landes, marais, forêts et
pâturages, — ne cessèrent pas d'être les biens communs
du clan ou de la confédération. TqIs, jusqu'à nos jours,
les grasses et les vaines pâtures d'une foule de localités,
les propriétés appartenant aux administrations publi-
ques, les domaines de la couronne et de l'État.
La richesse en terres, indispensable à qui voulait de-
venir chef de clan, s'alliait à la clientèle nombreuse, et,
comme on l'a vu, constituait la puissance, une sorte d'a-
ristocratie d'argent. Toutefois, point de droit d'aînesse :
les fonds .héréditaires étaient partagés également entre
les frères, et, de plus, la faculté de tester se bornait aux
objets mobiliers. Tout cela sauvegardait la famille, quant
à l'égalité entre ses divers membres, et à son importance
dans l'organisation politique. Le Gabhailkine^ ou éta-
blissement de famille, avec son Pen-teulu (tête de mai-
son en gaélic), ne souffrait aucune exception. Chez les
Kymris, pourtant, il en existait une, non en faveur de
l'aîné, mais au profit du plus jeune enfant. Cette cou-
tume ou droit du juveigneur venait de ce que la race
1. //. Mnrlin, Histoire de France, t. I'^'-, p. 43.
LE GAULOIS l2o
celtique, se répandant en colonies, voyait d'ordinaire les
aines quitter les champs paternels, et les plus jeunes
rester attachés au foyer. Le plus jeune avait donc le ma-
noir, — le chaudron, la hache et la serpe. « L'astre (le
foyer) demeurera au puiné, » prescrivait encore la cou-
tume de Kent, pendant le moyen âge*.
Parmi les institutions profondément celtiques, on re-
marque les communautés de laboureurs, qui détenaient
et labouraient des terres servîtes dépendant des do-
maines des chefs supérieurs ou inférieurs. Dans ces pos-
sessions, les enfants ne partageaient pas les fonds pater-
nels; seulement, quoique ces biens restassent dans la
communauté, la loi galloise accordait encore le droit
de juveigneur au plus jeune lils du laboureur défunt, et
lui laissait la maison paternelle à titre héréditaire. Elle
décida aussi qu'une famille étrangère ayant demeuré
quatre générations sur la terre d'un homme noble ou
chevalier, ne pouvait plus s'en aller, mais demeurerait
attachée à la glèbe. 11 y avait donc des propriétés grevées
de tributs, et d'autres parfaitement libres, bases des dis-
tinctions sociales exposées au début de ce chapitre.
Grands propriétaires, les chefs de clan et les chefs de
famille faisaient valoir 'es terres par les bras de leurs
clients ruraux. Beaucoup pratiquaient, en outre, une in-
dustrie productive, exploitaient des mines, exerçaient
des monopoles, et concentraient dans leur maison d'im-
menses capitaux. La richesse mobilière des Gaulois,
passée en proverbe, se composait de monnaies, que les
Ligures et les Aquitains avaient frappées, en copiant les
(irachmes de Marseille , d'Emporias et de Rhoda ; de
quinaires d'argent, de semis de bronze, etc., imités de
pièces romaines, ou pièces romaines elles-mêmes impor-
tées en Gaule ~ ; d'imitations de Philippes d'or de Macé-
i. L. La/èrrière, Hist. du droit franc., t. Il, p. 90 et 91 ; Lois de Howel; Du,
Caîige, Glossaire, au mot Astrum
2. Ë. Desmarest, Encyclopédie uiO'.lerne, art. Monnaie.
126 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
doine; ot principalement d'objets précieux, lingots d'or
et d'argent, pierres fines, vêtements splendides, œuvres
d'art, en bronze et en argent. Quoiqu'ils n eussent rien
de semblable à ce que nous appelons papier-monnaie, ou
monnaie de papier, les Gaulois connaissaient les obliga-
tions : le contrat ou friduw^ quand les parties s'étaient
engagées par serment ; le pacte ou ammod., quand elles
avaient mis leurs mains dans celles d'un arbitre ; et le
jMcte nii, conclu sans arbitre ni témoins * . Le verbe celti-
que obligea signifie absolument la même cbose que le
verbe latin ohl'igare '^.
Les objets mobiliers se transféraient par l'échange,
contrat naturel ; par la vente, par la donation, par la suc-
cession, par le testament, etc. La tradition des choses
s'accomplissait par la possession réelle ou fictive.
En Bretagne, au moyen âge encore, il fallait la possession
réelle, quand elle était possible : l'acquéreur ouvrait les
portes, allumait le feu de l'âtre, donnait un coup de bêche
dans la terre. La tradition symbolique se faisait par l'é-
pée, le casque du maître, la remise d'une corne ou d'un
bâton, l'offre d'une coupe remplie de vin. Ces usages de
tradition fictive existèrent sans doute chez les Gaulois
comme chez leurs successeurs % car ils ont la naïveté
antique. En certaines circonstances, on transportait la
propriété, soit foncière, soit immobilière, sous la forme
d'adjudication publique. L'homme coupable de trahison
envers le pays, avait ses biens confisqués et vendus aux
enchères : Induciomar, déclarant son gendre Cingétorix
traître à la patrie, ordonna la vente de ses biens ; et les
acheteurs traitèrent sous la garantie de la foi publique,
de sorte que leur possession devint inattaquable * .
1. Hijîvel dda, passim; L. Laferriêre, Hist. du droit franc., t. II, p. 140.
2. D. Pezron, Antiq. de la nation, etc., Table celto-lafine:
3. L. Laferrière/Hist. du droit franc., t. II, p. 134; D'Argentré, sur l'anc.
Coutume de Bretagne ; Chassan, Essai sur la symbolique du droit, passim,
In-8°, Parts, 1847.
4. Cœsar, De bello gall., lib. v, cap. 5ô',Hywel dda; L. Laferriêre, Hist. du
droit franc., t. II, p. 136.
LE GAULOIS 127
Du droit sur les choses, le premier réglé dans un état
social où l'ardeur guerrière et le mouvement d'invasion
dominent^ passons au droit sur les personnes. Après la
propriété, étudions les liens de la famille, au point de
vue de la morale et de la loi, toutes deux se complétant.
Par le mariage, base de la famille, trois intérêts bien
distincts s'établissent, celui du mari, celui de la femme,
celui des enfants. A chacun ses obligations et ses devoirs.
Tantôt la plus douce harmonie règne parmi les mem-
bres, tantôt, et fréquemment chez les anciens, il n'y a que
tyran d'un côté, esclaves de l'autre. Or, la famille gau-
loise se fondait sur le mariage, l'autorité paternelle et la
puissance maritale, dont les effets vont passer successi-
vement sous nos yeux. Tout porte à croire que le minis-
tère des Druides était nécessaire à la célébration du ma-
riage, afin de la rendre solennelle, et de lui donner à la
fois un caractère civil et religieux*. Cette présence du
prêtre consacrant le pacte conjugal^ jointe à l'institution
des droits entre époux, établissant les fortunes respecti-
ves, suffisent pour montrer qu'en général la monogamie
existait. Mais ces garanties n'empêchaient ni les manques
de foi, ni l'indifférence du mari quand il s'adonnait aux
monstrueuses débauches de la pédérastie, ou au concu-
binage, fort usité chez les riches. Elles laissaient pro-
noncer facilement le divorce, et maintenaient le privilège
de répudiation contre la femme. Celle-ci avait-elle dé-
serté le toit conjugal, on la punissait pour violation des
lois de la pudeur ; elle perdait sa dot et payait une amende.
Répudiée, elle ne pouvait se remarier que si son mari
se remariait lui-même, après avoir payé une amende, dans
le cas où une seconde femme succédait à la délaissée 2.
Le premier mariage obtenait donc plus d'honneur dans
les mœurs, et le pouvoir du mari semblait survivre à la
i. Hjjwel dda; Chant gallois de Merzin ou Merlin ; H. de la Villermarquè,
Chants popul. de la Bretagne. Introd.
2. Lois galloises.
128 MÉMOIRES DU PELPLE FRANÇAIS
dissolution du lien matrimonial, puisque la liberté de la
femme répudiée dépendait enr-ore de la liberté dont usait
le mari % de rester veuf ou non.
Entre le mari et la femme, la réciprocité ne paraît pas
avoir été plus complète, quant au divorce ; car, suivant la
loi gauloise, l'époux avait sans restriction le droit de se
séparer, moyennant un douaire s'il quittait sa conjointe
avant sept années révolues d'union, et la moitié de tous
les biens, s'il la quittait après sept années. Il prenait avec
lui deux tiers des enfants, et laissait un tiers à la mère,
qu'il était libre de réintégrer à son domicile. L'épouse,
plus assujettie, ne pouvait demander le divorce que pour
cause physique et déterminée : liydrophobie, haleine in-
fecte et impuissance du mari. Alors elle reprenait sa dot
et ses biens.
Quand le législateur gaulois se montre assez insoucieux
du bonheur de l'épouse, pourquoi a-t-il tant de sollicitude
dans tout ce qui concerne ses biens? C'est pour que la for-
tune de la femme rentre dans la famille du père, au lieu de
rester dans le patrimoine du mari émancipé parle mariage
et chef de famille à son tour; c'est pour la conservation
de cette fortune dans le patrimoine d'où elle sort, au mo-
ment où la femme répudiée reprend place au foyer paternel.
Autant la vierge était sainte aux yeux des Gaulois qui,
en pays de Galles, croyaient la fille séduite dans ses affir-
mations sur les promesses du séducteur, autant la femme
mariée, malgré les dispositions de la loi pour protéger
ses intérêts matériels, avait un sort malheureux. Il sem-
ble que, en gardant sa virginité, la jeune fille conservât
un caractère profondément national et surtout le mérite
de la divination, qu'elle appartint à tous par la pensée,
qu'elle s'élevât naturellement au rôle de prêtresse et
d'inspirée. Au contraire, par le mariage, la jeune fille
perdait son prestige quasi divin, pour devenir simple
mortelle, inférieure à l'homme; et, dans les temps les
1. L. Laferrière, Hist du droit franc , t. II, p. 60.
LE GAULOIS 129
plus reculés^ lors même que l'époux n'exerçait pas sur
elle le droit de vie et de mort, la femme était soumise à
un pouvoir despotique.
Unies à des hommes farouches, amateurs de plaisirs
bruyants et de voluptés grossières, vainement les Gau-
loises possédaient une beauté proverbiale, rehaussée par
mille seorets de toilette. Vainement elles mettaient jus-
qu'à quatre tuniques superposées, un manteau dont une
partie voilait la tête, et une mitre ou bonnet phrygien.
Vainement on admirait leur peau blanche, leur taille
élégante et élevée, leurs traits remarquables % qu'elles
ne tardèrent pas à gâter par une excessive coquetterie,
en se teignant les sourcils avec de la suie ou avec une
liqueur tirée de l'orphie, poisson vivant près des côtes
de la Gaule. Vainement elles cherchaient à plaire, se la-
vaient sans cesse avec l'écume de kourou^ ou bière, afin
d'entretenir la fraîcheur de leur teint 2, et employaient
plus tard, pour le même usage, de la craie dissoute dans
du vinaigre, substance nuisible à la santé, mais très-
efficace comme pommade. Vainement elles coloriaient
leurs joues avec du vermillon, enduisaient leurs cheveux
de chaux, pour les rendre blonds, enveloppaient leur che-
velure d'un réseau ou l'enlaçaient de bandelettes, la reje-
tant en arrière, ou la recourbant en forme de cimier '^
La plupart du temps, leurs maris n'avaient que dédain
pour elles, les frappaient à mort, par colère, sauf à payer
ime amende, il est vrai, selon la loi galloise, quand
ils les avaient injustement corrigées; ils ne voyaient en
elles que des esclaves, moins même, des êtres incapa-
bles d'acheter ou de vendre. Celles des vilains ne pou-
vaient prêter ni donner sans l'autorisation maritale ; celles
des hommes libres ne disposaient à leur gré que des vête-
ments, de la farine, du lait, du beurre et du fronuige.
1. Diod. Sicul. passim.
2. Plin., lib. xxii, cap. 82.
3. TertulUani de Cuitu faeminarum Liber.
!
130 MEMOIRES PU PEUPLE FRANÇAIS
mais pnHaient des meubles, sans être en général admises
comme cautions ni témoins * .
Que de fois l'amour du mari se traduisait en jalousie
brutale ! Lorsqu'il soupçonnait la fidélité de sa femme,
c'était aux dépens du bonheur de celle-ci qu'il obtenait
impitoyablement sa propre tranquillité. Vers la Belgique,
le Rhin, (c fleuve de la jalousie, » éprouvait la fidélité des
épouses accusées d'adultère et la sainteté du lit conjugal.
Après la naissance de l'enfant, le mari plaçait le nouveau-
né sur une planche, et l'exposait au courant de l'eau.
Quand la planche et l'enfant surnageaient, les soupçons
disparaissaient dans le cœur du Gaulois accusateur;
quand la planche et l'enfant enfonçaient, le père le lais-
sait périr sans sourciller, car cet innocent, réputé illégi-
time, était la preuve palpable du déshonneur-, a Ainsi
donc, aux douleurs de l'enfantement succédaient pour la
mère d'autres douleurs : elle connaissait le véritable père,
et pourtant elle tremblait; dans demortelles angoisses,
elle attendait ce que déciderait l'onde inconstante "'. »
Faut-il croire que les Druides, juges en matière d'adul-
tère, condamnassent la coupable à périr sous le fouet, ou
à être engloutie dans un bourbier? Que le séducteur, une
fois dévoilé, subît le dernier supplice ou fût pendu à un
arbre? Ces rigueurs n'étonnent pas, lorsqu'on les rap-
proche d'autres actes non moins barbares. En effet, à la
mort du mari, la femme subissait parfois des persécu-
tions. Un tribunal de famille était convoqué, si le défunt,
h%mme de haute naissance, dignitaire de l'État, avait
trépassé subitement ou par une cause extraordinaire. Sa
femme, ou ses femmes, lorsqu'il en avait plusieurs,
étaient immédiatement accusées, saisies, appliquées à la
question, comme des esclaves. Convaincues d'avoir at-
1. Code de de VénédoUe, liv. ii, 2J<^ssiM\ L. J. Kœnigsivarler, llist. de l'or-
ganisation de la famille en France, p. 43, in-8», Paris, I8oi.
2. Julien, 2= harangue et xvi« lettre. Traduct. ïourlet, Paris, 1821, in'8%
Nonnos, Dionysiaques, lib. xxiii; Claudian. In Rulin., lib. ii, vers lli.
3. Antholorjic, lib. i ; traduit par Am. Thierry, liv. iv, c!iap. 1". ^
LE GAULOIS 131
tenté aux jours du mort, elles périssaient dans les
flammes ^ . Le tribunal vengeur se composait des parents
les plus proches de l'époux. Dans cette justice sommaire
et terrible, quelle immense part accordée à l'esprit de
famille! Il restait encore, naguère, une trace de cette
coutume en Corse, où l'on rendait la veuve responsable
de la mort de son conjoint. Souvent on l'exposait aux
mauvais traitements de la famille de celui-ci ; on la frap-
pait, on la défigurait môme, afin d'intéresser ainsi les
femmes à veiller assidûment sur la vie des maris 2.
Avec le temps et selon les nations^ les mœurs conju-
gales se modifièrent. Nul doute que le Druidisme ne ten-
dit chaque jour à améliorer la dure condition des femmes,
en intervenant dans le despotisme paternel et marital ^
Pour la race ibérienne, principalement, plus civilisée
que la race gallique, la tyrannie du mari s'effaça, ou
du moins perdit ses formes trop cruelles. Le soft de la
femme devint non-seulement supportable, mais glorieux.
Elle montra du dévouement, accompagna son époux en
touâ lieux:, stimula son fils dans les excursions et les
guerres, les forçant ainsi, l'un et l'autre, à l'admirer
quelquefois, à la respecter toujours. Elle applaudit les
braves, fît honte aux timides, partagea l'enthousiasme
du triomphe et les douleurs de la défaite. Elle acquit une
prépondérance marquée dans les questions d'intérieur et
de ménage, les conseils politiques, les délibérations sur
la paix ou la guerre, et les différends entre peuples ri-
vaux. Annibal éprouva l'expérience et la sagesse deâ
femmes, lorsqu'il fut décidé par traité que si les Cartha-
ginois avaient à se plaindre, les Gauloises jugeraient la
contestation ^ .
i. Cœsar, De boll. gall., lib. vi, cap. 19.
2. Mermilliod, Lettres sur la Corse, in-8% Paris, 18i4.
3. M. P. Bernard, Histoire de l'auloritc paternelle en France, p, 22, in-8%
Monld'uUer, 18G4.
•i. Plnlarchi, Devirlntibusmulierum,lib. vi; Pobjœn, Stra'agemat, lib. vn,
cap. 50.
132 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
De leur côté, les Germains pensaient qu'il y a dans le
sexe féminin quelque chose de saint et d'inspiré, et (c ils
ne méprisaient ni ses conseils ni ses réponses à leurs
consultations, » écrit Tacite. Tous les Gaulois adoptèrent
peu à peu cette opinion que la femme avait le don de
protéger ; et, pour eux, conséquemment, le caractère at-
tribué aux fées, êtres surnaturels, se composa surtout de
prescience, de grâce et de bonté. Ils s'accoutumèrent à
entourer d'égards un sexe aussi remarquable par l'esprit
que faible de corps, occupant d'ailleurs une place consi-
dérable dans la religion des Druides. L'état civil de la
femme donna la mesure de son état moral : elle s'éleva
jusqu'à la dignité de l'époux, du jour où elle lui fut ac-
cordée, disent les lois galloises. On lui reconnut trois
pudeurs : la première, quand son père, en sa présence,
la cédait au mari, et que le don de Xamobyr était payé
tantôt à la mariée elle-même, tantôt au roi ou chef poli-
tique ; la seconde, quand elle entrait pour la première
fois dans le lit conjugal, et recevait le don du cowyll^ don
de couverture ou prix de la vierge ; la troisième, quand
à son lever elle paraissait devant les hommes et recevait
le don de Yagiveddi^ sorte de douaire, probablement fixé
à différents taux, selon sa condition * .
Les femmes gauloises, passant pour excellentes con-
seillères, ne faiblissaient pas non plus dans les conjonc-
tures critiques. Quelques-unes rivalisaient avec les hom-
mes par la grandeur de leur taille ; la plupart les égalaient
par les forces de l'âme 2. Lors de l'expédition de Macé-
doine (Y. plus haut, p. 32), le chef des Gaulois convo-
qua les hommes et les femmes en assemblée. Les fem-
mes pressèrent les hommes de partir^, et tout le monde
les suivit. De plus, à un courage viril, déployé devant le
i. J. Reynaud, L'Esprit de la Gaule, p. 139; L. J. Kœnigswarlerj Hist. de
Torgan. de la famille en France, p. 41.
2. Diod. SicuL, lib. v. cap. 32.
3. Polyœtu, Stratagem. lib. vu.
LE GAULOIS 133
danger^ la Gauloise ajoutait souvent l'énergique senti-
ment de la chasteté, en quelque lieu qu elle se trouvât,
dans un camp ou dans sa maison.
Trois exemples en font foi. Nous les rapportons fidè-
lement, à l'éternel honneur de nos mères.
L'histoire de Camma^ d'ahord : Il y avait, parmi les
tétrarques de Galatie^ deux très-puissants personnages,
Sinatus et Sinorix, parents l'un de l'autre. Le premier
avait épousé Gamma, jeune, helle, et surtout admirable
de vertu. C'était une prêtresse de Diane, divinité « à la-
quelle les Galates anciennement avaient singulière dé-
votion. » Sinorix s'éprit d'elle. Mais, Sinatus étant vi-
vant, comment séduire Gamma, comment la ravir de
force? Il tua l'époux par guet-apens. Peu après, il de-
manda Gamma en mariage. Gelle-ci, qui passait la plus
grande partie du jour dans le temple, supportant son
malheur sans faiblesse ni larmes, mais avec un courroux
secret, attendait l'occasion favorable pour se venger. Le
meurtrier multipliait les vives instances, avouait son
crime en l'excusant au nom de son amour. Gamma ne
fut point désespérante dans ses refus ; loin de là, bientôt
elle parut s'adoucir, d'après les conseils de ses proches
et de ses amis. Elle consentit^ et fit dire à Sinorix de ve-
nir dans le temple de Diane, pour que la déesse, présente,
garantît leur foi mutuelle. Sinorix accourut; Gamma le
reçut gracieusement et le conduisit vers l'autel. Là, après
une libation .en l'honneur de Diane^ la veuve de Sinatus
donna, selon la mode ligurienne, le reste de la coupe à
Sinorix, qui but avec confiance... de l'hydromel empoi-
sonné ! Aussitôt, Gamma jeta un cri : « Très-honorée
déesse, dit-elle en s'adressant à Diane, je vous prends à
témoin. J'ai survébu à Sinatus dans l'attente seule de
cette journée, et avec l'espérance de venger la mort de
mon époux. Mes vœux sont exaucés, et je vais le rejoin-
dre. Pour toi, ajouta-t-elle, en regardant Sinorix, ô le
plus scélérat des hommes, ordonne qu'on te prépare une
tombe et non un lit nuptial. » A ces mots, le tétrarque.
134 MÉMOIRES DU PI^UPIE FRANÇAIS
ressentant déjà, les effets du poison, monta dans son char,
ajin d'obtenir guérison au moyen de l'agitation et du
mouvement. Mais il mourut le soir même, et Gamma ex^
pira avec joie le lendemain : Sinatus était vengé* !
L'histoire de l'épouse d'Ortiagon, ensuite : Cette femme
se nommait Khiomara. Les Romains la prirent, avec
plusieurs Gauloises, dans une guerre qu'ils soutinrent
contre les Galates. Sa rare beauté éveilla les passions du
centurion qui la gardait. « Il usa de son aventure en sou-
dard, et la viola, » Mais cet homme était encore plus
avide que brutal. Pour apaiser l'indignation de Khio-
mara, après l'outrage, il stipula que, moyennant une
certaine somme d'argent, il la rendrait à ses parents, et
il ne mit aucun de ses compagnons dans la confidence.
Le centurion autorisa la captive à envoyer tel prisonnier
qu'elle voudrait traiter de l'affaire en question av^ec sa
famille. On convint d'un rendez-vous sur les bords du
fleuve qui séparait le camp romain de celui des Galates.
Deux parents de Khiomara y devaient venir la nuit sui-
vante, avec le prix de la rançon. A l'heure fixée parurent
le centuripn et sa prisonnière. Mais tandis que les Galates
présentaient l'or promis au Romain^ Khiomara leur com-
manda en sa langue de tirer l'épée et de tuer le centu-
rion qui pesait la somme. Cet ordre une fois exécuté,
elle prit la tête séparée du tronc, l'enveloppa dans sa
robe, et alla rejoindre Ortiagon rentré au logis conjugal.
Avant de l'embrasser, elle jeta à ses pieds le trophée san-
glant. Surpris, Ortiagon demanda le motif d'une action
si hardie pour une femme. La Gauloise avoua d'un coup
et l'insulte et la vengeance. « Ma femme, dit Ortiagon,
il est beau de garder sa foi, — Oui, répondit Khiomara.
Pourtant il est plus beau encore de pouvoir être sûre que
deux hommes vivants ne se vanteront pas de m'avoir
1. Phtarch., De virtutibus raulierum. lib. xx. Tradiirt. rt' Amyot ; Polyœn.
Stratageni., lib. viii, cap. 39.
LE GAULOIS 135
possédée. » Polybe avait connu Khiomara à Sardes; il
avait admiré son grand cœur * .
Le troisième exemple a peut-être encore plus de portée
que les précédents. Après la défaite des Cimbres par
Marins (V. plus haut, p. 39), les femmes que le carnage
avait rendues veuves, terrifiées sans doute à la seule pen-
sée d'être en butte à la lubricité romaine, dépêchèrent
vers le vainqueur pour lui demander l'esclavage, sous le
régime si rigoureux des Vestales. Marins ayant refusé,
elles se vouèrent à la mort ^. De nos jours, l'héroïsme
de la chasteté irait-il plus loin?
Gamma, Khiomara et les veuves des Cimbres prouvent
que la vie astreinte aux devoirs moraux existait en Gaule,
contrairement à l'opinion d'un historien célèbre ^ ; et il
tst difficile, on doit l'avouer, de voir en ces femmes
les épouses passives et annihilées de maris polyga-
mes *. Ajoutons que certaines règles de droit civil et
certaines habitudes d'intérieur tendaient à constituer un
foyer domestique, dans la véritable acception du mot.
Suivez des yeux cette jeune fille, qui a atteint l'âge nu-
bile. Elle dispose librement de sa main, par l'offre de la
coupe nuptiale, — coutume probablement répandue
chez la race gallique comme chez les Ibères, car, au
moment où nous écrivons, dans l'ile-aux-Moines (Morbi-
han), ce sont les filles qui demandent les garçons en ma-
riage. Les parents de la prétendue accordent au préten-
dant l'entrée de leur maison, lorsque le mariage paraît
possible, lorsqu'il y a entre les amoureux convenance
d'âge, de naissance et de rang. Le choix fait par la jeune
fille précède le consentement des parents, mais il faut que
la ratification de ce choix par les parents précède le ma-
1. PUdarch., De virtutibus mulierum, lib. xx; Tiius Liv'ms, lib. xxxviii,
cap. 24. Cité par H. Martin.
2. Encyclopédie nouvelle, art. Druidisme.
3. M. Amédée Thierry.
4. //. Martin, Histoire de France, t. I*', p. 41.
136 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
riage. Qui en douterait, quand la puissance paternelle a
tant de force en Gaule?
A la suite de ces préliminaires, des conventions matri-
moniales sont arrêtées : du chef de la femme, on stipule
une dot; du chef du mari, une dot égale à celle de la pré-
tendue ; puis un avantage irrévocable pour l'époux qui
fermera les yeux de l'autre. En résumé, il y a gain de
survie, donation mutuelle et égale au profit du veuf ou
de la veuve ^ Les jurisconsultes ne voient là ni le régime
en communauté, ni la communauté^ mais quelque chose
d'analogue, un droit que Martial trouvera extraordi-
naire % et qui fera croire que les Romains ont emprunté
aux Gaulois la communauté entre époux ', adoptée en
dernier lieu chez nous par la coutume de Paris et 1q
Code civil.
Devenue épouse, la jeune fille joue un rôle modeste
dans sa vie privée, tisse la laine, et confectionne les saies
et les braies; devenue mère, elle conserve la garde de
son enfant jusqu'à l'âge de la puberté *, l'élève dans les
idées guerrières, et, pour lui inculquer le mépris de la
douleur, laisse ce petit corps, à peine vêtu, exposé à la
froide bise ou au soleil ardent ^ . Cette sorte d'éducation ma-
ternelle.préparebien F enfant à la vie qu'il mènera plus tard.
Quand le fils sait manier une arme, et remplir les devoirs
d'un soldat, il paraît devant son père, qui eût rougi de le
voir à l'état d'enfant ^ Chaque maison ayant une héroïne
dans la mère de famille \ le caractère de ce fils doit s'en
ressentir.
Les femmes sont fécondes et bonnes éducatrices, et les
1. L. Laferrière, Hist. du droit franc., t. II, p. 78 et suiv.
2. Martial, Epig., lib. iv, ep. 7o.
3. Pardessus, Mém. de l'Acad. des Insc. et bell. lett., t. X, p. 673.
4. Cœsar, De bell, gall., lib. vi, cap. 19.
5. Aristotelis Politica, lib. vu, cap. 17.
6. Cœsar, De bell. gall., lib. vi, cap. 18.
7 A. Chambellan, Études sur l'histoire du droit gaulois. Étude 2% ch. 8,
in-8s Paris, 18i8.
I
LE GAULOIS 437
hommes meilleurs au combat qu'à l'agriculture * . L'es-
prit de famille éclate. Les Gaulois, qui connaissent l'au-
torité des liens du sang, prolongent indéfiniment la
parenté '2. Cette idée atraversé les siècles. En Basse-Breta-
gne, aujourd'hui, on dit encore que tout le monde ce est
cousin », et dans bien d'autres localités, la fête de l'As-
somption est surtout la fête des cousins, qui des divers
points de la campagne se réunissent au chef-lieu ^
De même, un usage qui se retrouve du x^ au xi" siècle,
celui de faire prendre à l'enfant un nom propre composé
des noms du père et de la mère, au lieu du nom paternel
seulement, paraît se rapporter à l'antiquité celtique *.
En résumé, la parenté nombreuse et l'esprit de fa-
mille, chez les Gaulois, ressortent même du serment so-
lennel que les chevaliers prêtèrent un jour « de ne pas re-
voir leur maison, leurs enfants, leurs parents, leurs
épouses, avant d'avoir traversé deux fois les rangs enne-
mis » ^; et l'on peut s'imaginer les chagrins et les plai-
sirs qui animaient le foyer domestique, la rudesse des
formes, les discordes fréquentes, les abus de la force, les
joies turbulentes, la passion des jeux de hazard, passion
telle qu'un Gaulois risquait son argent d'abord, puis sa
liberté, jusqu'à se laisser vendre, s'il perdait, à des mar-
chands étrangers. La danse de l'épée [Korol ar Khleze)^
demeurée son divertissement le plus général, faisait par-
tie des fêtes nationales : il fallut plus tard des ordon-
nances pour l'interdire les dimanches et les jours fériés
dans la Gaule chrétienne.
L'histoire est à peu près muette sur les mœurs intimes.
Heureusement, après avoir fourni quelques détails précis
relatifs à la naissance, au mariage, à l'éducation pre-
1. Strabo, Lib. iv, cap. 4.
2. Lehuérou, Hist. des Institut, mérovingiennes, p. 8 et 9, in-8°, Paris,
1842.
3. L. Laferrière, Hist. du droit franc., t. II, p. 76, en note.
4. Jean Reynaud, L'Esprit de la Gaule, p. 296.
o. Cœsar, De Loll. gall., lib. vu, cap. 66,
138 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
mière, elle parle encore succinctement des funérailles et
des sépultures. Elle nous apprend une croyance supersti-
tieuse de l'époque, à la mort des .personnes considérables.
Selon les Gaulois, il arrivait toujours, dans l'ordre
de la nature, quelque changement causé par l'âme des
défunts elle-même : l'orage grondait, le vent mugissait,
la foudre tombait, un globe de feu roulait dans les airs,
une corruption infectait l'atmosphère *. Les chants gaéli-
ques et les Commentaires montrent aussi la manière dont
on célébrait les funérailles d'un chef. Dès qu'il avait
rendu le dernier soupir, la tribu s'assemblait et, re-
cueillie, venait contempler les traits du noble trépassé.
Les bardes entonnaient des chants funèbres, vantaient
les vertus du mort, pour que son âme ne demeurât pas
enveloppée dans les brouillards. Le corps était posé sur
un amas de bois résineux, avec les armes de chasse et de
guerre, avec le cheval de bataille, avec les chiens, et quel-
quefois, extraordinairement , avec les esclaves les plus
chers, que l'on sacrifiait pour honorer l'homme qui s'était
dévoué à son pays 2, — toutes particularités semblables
à celles qui accompagnent les funérailles de Patrocle,
dans Homère. Le blanc était consacré pour tout ce qui se
rapportait aux cérémonies funèbres, et cet usage a long-
temps persil. ^. Pendant l'incinération, les assistants
poussaient des clameurs, les soldats frappaient leurs
boucliers; aussitôt après, les os du défunt étaient renfer-
més dans une urne fabriquée avec une terre grossière
mal pétrie et parsemée de grains siliceux, ayant l'orne-
mentation la plus simple, par exemple quelques coups de
poinçon ou des moulures en relief * . On déposait l'urne
cinéraire sous une pierre, sous un tumulus recouvert de
gazon; ou bien, dans la Gaule méridionale, on plaçait
1. Plutarch., De defectu oraculorum, cap. 18.
2. Cœsar, De hell. gall., lib. vi, cap. 19; Poni]). Mêla, lib. m, cap. 2.
3. Edm. Tuâot, Collection des figurines en argile, p. 16, in4*', Paris, 1839.
4. G. de Closniadeiic, La Céramique des dolmens dans le Morbihan. Revue
arcUèol., avril 1863.
LE GAULOIS 139
cette urne sous une colonne funèbre, d'art phénicien et
grec, comme on en rencontre encore assez fréquemment,
en Provence ou en Languedoc. A l'égard des guerriers
tombés dans la mêlée, les Gaulois agissaient sans tant de
façons; ils ne demandaient aux ennemis ni temps ni cessa-
tion d'hostilités pour enterrer les morts, parce qu'ils s'in-
quiétaient peu d'être inhumés, ou de devenir la pâture
des bêtes féroces et des oiseaux de proie. Ils croyaient
même que leur peu de sensibilité, à l'endroit des tués,
pouvait inspirer plus de crainte aux peuples contre les-
quels ils combattaient ^ Un simple particulier, emporté
par une mort naturelle au milieu de ses parents et de ses
amis, n'obtenait pas davantage les honneurs du bûcher.
On l'enterrait, suivant son sexe et sa condition, avec des
pointes de flèches, des hachettes [celt)^ des couteaux en
silex, des colliers, des anneaux, des bi^acelets, des objets
de toilette, des poteries, etc., que l'on recouvrait déterre
mêlée de cailloux. Pour tombeau, il avait une pierre non
taillée, entourée d'herbe et de mousse seulement, ou ca-
chée poétiquement par des fleurs. Selon la coutume la
plus ancienne, ses pieds étaient posés au point du solstice
d'hiver ^. A ces funérailles-là, point de bruit, ni d'éloges,
ni de chansons funèbres; point d'épitaphes composées par
un prêtre, comme cela se faisait pour les hommes qui
avaient immolé leur vie à l'intérêt commun.
Rien ne nous prouve qu'il existât des cimetières pro-
prement dits; mais dans les plaines, sur le bord des rou-
tes, surtout dans les sanctuaires ombragés par les hautes
futaies des forêts % s'élevaient généralement les tom-
beaux, gardés par une statue de Tentâtes aux joues pein-
tes, l'une en blanc, l'autre en noir. Ces tombeaux étaient
des fosses creusées avec une ascia^ c'est-à-dire une houe
[assado encore aujourd'hui, en Languedoc), qu'on sculp-
1. Pausanlas, Lib. x, cap. 21.
2. J. F. Baraillon, Recherches sur plusieurs monuments celtiques et ro-
mains, p. 283. In-8«, Paris, 1806.
3. Alf. Maury, Forêts de la Gaule et de l'anc. France, in-!2, 18o0.
UO MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tait ensuite sur les couvercles; ou des caveaux de pierres
brutes^ loiif^ues de quatre-vingt-dix centimètres. L'ascia
devenait un signe sacré, sans doute, et sous sa protection
étaient placées les tombes, comme nous plaçons les nôtres
sous la protection de la croix '. Après avoir quelque
temps flotté au vent dans les draps mortuaires, le cada-
vre était descendu dans les caveaux, où parfois on mettait
seulement les os calcinés du défunt, ou même Fume qui
renfermait ses cendres. Sur la tombe d'un chef, on plaçait
une figurine assise dans un fauteuil de joncs et pressant
un enfant entre ses bras, avec ces mots gravés en relief:
Is PORON is TiLLu, iuscriptiou que Fépigraphie n'a pas en-
core expliquée. La figurine voulait dire, dans le style
symbolique des Druides, que celui-là avait payé le tri-
but ^. N'est-ce pas Forigine du dicton méridional, répété
chaque fois que la cloche des morts se fait entendre : « A
pagat, naoutres deven », il a payé, et nous devons ^ ? On
a trouvé deux de ces figurines dans des tombeaux situés,
l'un à Blois, l'autre près d'Arles. De là vient, sans doute
aussi, la coutume des habitants de l'Ain d'introduire dans
la bouche du mort, à l'insu des prêtres, une pièce de
monnaie, et, si le défunt est un enfant, de déposer dans
sa main une petite boule qu'ils nomment gobille *. Enfin,
les gens de plusieurs cqmmunes de l'Allier (arrondisse-
ment de la Palisse) mettent l'obole aux mains des enfants
morts K
La violation des monuments funéraires était probable-
ment punie avec rigueur, ainsi que cela avait lieu d'or-
dinaire chez le^ anciens ; car le respect religieux des Gau-
lois pour leurs morts, les portait à regarder comme des
lieux sacrés les endroits où ils déposaient de si précieux
1. Aiém. de la Société roy. des Antiq. de France, i""^ série, t. III, p. 126.
2. D. Martin, Religion des Gaulois, t. II, liv. v, chap. 7.
3. Mary-Lafon, Histoire du midi de la France, t. 1", p. 29 et 30; Uonnorat,
Dictionnaire provençal, au mot Pagan.
4. Alf. de Nore, Coût, mythes et trad. des prov. de France, p. 291.
lî. Mém. de la Société des antiq. de France, t. XV, p. 483.
LE g;aulois Ul
restes ; et ils signalaient cette consécration en accompa-
gnant leurs carnailloux ou charniers de monuments rela-
tifs au culte druidique, presque toujours de menhirs
d'avertissement. !Sou\ ent les menhirs étaient eux-mêmes
des monuments funèbres, placés à la tête de la sépulture
d'un chef *.
Au surplus, tout le côté religieux des funérailles va se
compléter par l'exposition de certaines croyances que le
lecteur remarquera dans le chapitre suivant, parmi les
détails concernant le Druidisme.
1. Fréminville, Anliq. do France, t. XIV, p. 17 et 21.
142 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
CHAPITRE IV
I. Religion : polythéisme^ déifications innommées et nommées ; l'Olympe gau-
lois; Ogmius, Belen, Hésus; culte transitoire.
II. Organisation druidique. Némèdes, Tiiatha, le Nain et la Fée Blanche
Druides; Druides proprement dits, Ovates ou Vates^ Bardes ; vie, costumes
des prêtres.
III. Doctrine des Druides : spiritualisme; sanctuaires de chênes; immortalité
de l'âme, métempsycose; libre arbitre. L'abîme ténébreux et le cercle du
bonheur. L'autre monde. Transmission des âmes. Grands principes de morale.
IV. Science des Druides : astronomie; physique, géométrie et mécanique;
médecine. La sélage et sa récolte: la jusquiame, cérémonie de la Bclinun-
cia; le samolus et ses vertus; la verveine, herbe de la double vue; la pri-
mevère et le trèfle; le gui de chêne, panacée universelle, symbole et talis-
man, sa cueillelte, chanson du gui, l'un neuf; chapelets d'ambre, magiques;
l'anguinum ou œuf de serpent, symbole, formation de l'œuf, épreuve, ta-
lisman, ligure. Jurisprudence des Druides : maximes, oracles en vers.
Littérature orale, poésies bardiques; pas d'écriture; alphabet ninique;
caractères grocs ou pélasgi([ucs. L'art sacré. Cérémonies et fêtes religieuses :
le Béil-tin, le Samh-in et autres; le Père-feu. Sacrifices humains.
V. Druidesscs : les Sènes, les prêtresses des Nannètes, etc. Fées, magiciennes,
sorcières, korrigans, jusqu'à nos jours. Nains et démons.
VI. Religion des Marseillais • Arthémis ou Diane d'Éphèse; Minerve; Apollon
Delphinien; victime expiatoire. Autres divinités. Résumé et conclusion du
premier livre.
I
Avant César, trois religions ont paru en Gaule, où les
erreurs populaires et les grandes vérités ont toujours été
défendues avec la même obstination, principalement par
le peuple des campagnes. «Tenace à la fois et ardente,
c'est au service des idées religieuses que la race celtique
a mis de préférence les qualités par lesquelles elle té-
moigne de son origine * . »
I. II. delà Villrm., Myrdhinn ou l'enchanteur Merlin, p. 2. In-12, Par!s, 18(52.
LK GAULOIS 143
La première croyance des Gaulois, le Polythéisme^
consista dans l'adoration grossière des fétiches, fut tra-
versée par quelques lueurs pantliéistiques , puis ravi-
vée, sinon grossie, par les mytliologies grecque et ro-
maine.
Ses adeptes divinisaient les pierres, les arbres, les fleurs,
les lacs, les marais, les rivières, qu'il ne leur était pas
permis de dessécher ni de défricher ; les montagnes, les
villes, le soleil, la lune, le tonnerre, les vents, notam-
ment le kirk, Circms, que l'on adorait soit à cause de ses
dévastations, soit parce qu'il tempérait les ardeurs de
l'été K Plus tard, à Narbonne, les Gallo-Romains, tou-
jours importunés par le kirk, essayèrent de conjurer ses
ravages en élevant un autel à ce terrible vent de bise ; et
jusqu'au xiv° siècle le nom de kirk a été employé dans
les Chartes de la Marche hispanique-.
De ce polythéisme primitif, aux racines extrêmement
profondes, presque impossibles à extirper dans quelques
pays, Grégoire de Tours a vu plusieurs traces confirmant
ce que Strabon a dit « que les Gaulois vouaient des lingots
à leurs dieux ^)) Au vi'^ siècle de l'ère chrétienne encore,
les paysans rendaient hommage à un lac situé sur le
mont lîélanus, consacré à la lune. Chaque année^ les
paysans des environs s'assemblaient pendant trois jours,
couraient à ce lac, et y jetaient en manière d'offrandes,
les uns des vêtements d'hommes de lin et de drap, et des
toisons entière*^, les autres du fromage, du pain, de la
cire et toutes sortes d'étoffes, chacun selon ses forces et
ses facultés *. Et l'on allumait des chandelles auprès des
arbres et des sources. En Bretagne, assure-t-on, le res-
pect des lacs et des fontaines s'est conservé; les habitants
de certains villages y apportent, à jour lixe, des fleurs,
1. Plia. Lib. xvii, cap. 2; V. plus haut, p. 92.
2. Marca hispanica, j^assim.
.']. Strabo, Lib. iv, en p. 4.
4. Gregor. Turon. Liber de gloria confe»sorum, cap. 2.
U4 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
des fruits, du beurre et du pain *. Rien n'a fait disparaî-
tre ces superstitions adhérentes au sol, pour ainsi dire.
Ici une fontaine guérit de la fièvre tierce (à Krignac,
Finistère) ; là, celle de Bodilis, près de Landivisiau, in-
dique aux amants si leur maîtresse a conservé son inno-
cence ; à Beuzit, celle de Saint-Coasyan enlève les maux
d'yeux. Aux environs de Saint-Martin-du-Pan (Eure-et-
Loir), beaucoup de, personnes boivent l'eau de la Fon-
taine des malades^ dans l'espoir d'obtenir la guérison de
leurs maux -. En Poitou, la fontaine de Sainte-Macrine
attire, certain jour de l'année, un grand concours de
femmes qui, se mirant dans ses ondes, voient tout ce
qui doit leur arriver. En Sologne, à Gièvres, une fontaine
située à l'angle du cimetière, est appelée la Fontaine de
ï érable^ probablement à cause d'un érable qui l'a autre-
fois ombragée. Les habitants racontent qu'autrefois leur
paroisse allait être engloutie par les eaux de cette source,
mais qu'ils se préservèrent en jetant dans l'eau toutes les
toisons de leurs moutons ^.
Sous l'empire de la religion chrétienne, une foule de
fontaines auxquelles s'attachait la vénération des Gau-
lois depuis la plus haute antiquité, furent tout simple-
ment dédiées à la Yierge ou aux saints. On se rendit en
pèlerinage à la fontaine de Lochrist, de Primeleu, de
Saint-Laurent, de Saint-Jean-du-Doigt, de Baranton, en
Bretagne ; à celles de Saint- Jean-Pierrefixte et de Loisé,
dans le Perche ; à celles de Sainte-Anne et de Fontaine-
Simon, près de la Loupe (Eure-et-Loir) ; à celle de Saint-
Élophe, en Lorraine % et à la Fontaine-Sainte [hount
1. Chassan, Essai sur la symbolique du droit, Introd., p. 76, eu note;
Alf. de Nore, Coutumes, mythes et trad., etc., p. 219.
2. Mém. de la Soc. roy. des Antiq. de France, t. l", l"^' série, p. 21.
3. Id. t. vil, 1<" série, p. 132.
4. Fréminville, Antiquités du Finistère, passim; E. Souveslre, Le Finistère
en 1836, p. 19o; H. de la Villemarqué, Contes populaires des anciens Bre-
tons, p. 32o; Fret, Antiquités et chroniques percheronnes, t. l"^"^, p. 26 et
suiv,; Beaulku, Archéologie de la Lorraine, t. !«', p. 209.
LE GAULOIS 145
saiicto), à Saurai, dans l'Ariège. La France abonde en
fontaines enchantées ou miraculeuses : on voit bien que
les bardes ont célébré l'eau des fontaines « qui rend si
souvent la santé, » « l'eau qui possède des qualités di-
gnes de mille bénédictions. »
Des arbres aussi furent placés sous l'invocation de
la Vierge et des saints : témoin le chêne Lapalud (près
d'Angers) que les habitants entouraient d'une sorte de
culte, et sur le tronc duquel, depuis un temps immé-
morial_, chaque ouvrier charpentier, maçon , menuisier,
charron, fichait en passant un clou *. Témoin encore le
chêne de la Vierge, situé dans l'ancien duché de Bar :
dans son tronc on a creusé une niche et placé une ma-
done"^. L'usage, général en Franche, de «planter des mais, »
est une réminiscence du culte des forêts, et les souvenirs
de la dendrolàtrie subsistent encore en grand nombre dans
la Belgique, où bien des paysans croient que les restes
des bois sacrés de leurs ancêtres renferment des esprits
mystérieux, y venant prendre leurs ébats pendant la
nuit. Sur le versant du torrent de (jleizette, à l'est de
Veynes (Hautes- Alpes), un bois très-ancien inspire aux
habitants une sorte de vénération, grâce à des tradi-
tions antiques, et jadis les jurats faisaient serment de
le respecter, lorsqu'ils entraient en fonctions 3. Partout,
dans le Nord, les gens aiment beaucoup les arbres, comme
si les peuples germaniques se souvenaient du temps où
leurs aïeux rendaient un culte aux forêts '' .
A l'extrémité sud-est de la France, le polythéisme a
laissé des vestiges non moins remarquables. Les Pyré-
nées renfermaient un grand nombre de divinités locales,
1. J. A Dulaure, Histoire abrégée des différents cultes, 2" édit., t. !•%
p. 70.
2. H. LeiJage, Le départ, de la Meurthe, statistique, historique et adminis-
trative, t. II, p. 337.
3. Alf. Maury, Forêts de la Gaule et de l'ancienne France.
4. J. J. Ampère, Littcralure et voyages, in-12, Paris, 1863, p. 131, en
note.
ï. ^0
14G MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dernier débris du fétichisme, que nos savants ont çà et
là découverts, et qui attestent l'existence d'une religion
conservée surtout par les classes les plus ignorantes du
peuple, naturellement portées aux idées superstitieuses en
présence des phénomènes de la nature.
Les croyances étaient, dans l'origine, excessivement va-
gues. Bientôt les déifications devinrent plus spéciales et
reçurent des noms. Le naturalisme eut sa mythologie. Les
Gaulois révérèrent le dieu ïarann, esprit du tonnerre :
de nos jours encore, dans la Bretagne, taran signifie
éclair de tonnerre, tonnerre. Ils adorèrent Vosêge, divi-
nité des Yosges « monts aux bœufs sauvages » (en cel-
tique von bœuf, (jiiez^ sauvage, iius^ hauteur), et le dieu
Pennin des Alpes, ou la déesse Pœnina *: Alpes Pen-
nines, hautes par excellence (en gaélique penna^ pic,
tête de montagne) ; Penne^ permette^ en ancien français,
voulait dire éminence de terrain. Aujourd'hui, la Pêne
de Lheyris domine la vallée de Campan '^ Alp, en gaé-
lique, signifie la même chose que le latin albus, blanc :
les Alpes sont donc les montagnes blanches ^ ; les Alpes
pennines comprennent aujourd'hui le Mont-Blanc, le
Monte-Rosa, l'iliguille du Géant et le Grand Saint-Ber-
nard. Les Gaulois adorèrent la déesse Arduinne, de la fo-
ret des Ardennes, que l'on représente couverte d'une cui-
rasse, ayant un arc à la main, un chien à ses côtés, un
croissant sur sa tête, comme le prouvent des inscriptions
trouvées dans le pays : c'était une déesse des chasseurs,
une Diane. Ardenn a encore, en patois chkmpenois, le
sens général de forêt.
Il y eut le génie des Arvernes, mentionné par une ins-
cription '' ; la déesse Icauna, l'Yonne ; la déesse Forum
/Feurs^ ville des Ségusiens) ; la déesse Bibracte, person-
1. S:rviui, Comm. in -Eneid. LiL». x.
2. Du Cange, au mot Penna et Pinna.
'i* V. Duruy, Inirod. générale à l'hist. de France, p. i37, en note.
4. Sinnuml, Nol. in Sidon. Apollinar, p. 50.
LE GAULOIS 147
nification de Bibracte (devenu Autun), ville capitale des
Éduens; le dieu Borvo, regardé avec quelque raison
comme le dieu topique des lieux nommés Bourbon * ; la
déesse Aventia, chez les Helvètes, personnifiant Avenches
(Aventicum) leur capitale ^. D'antiques inscriptions nous
montrent que Périgueux, capitale des Pétrocoriens, et Ya-
sio, capitale des Vocontiens, étaient déifiées. Vesontio
veillait sur Besançon, Luxovia sur Luxeuil, Cambonia
sur Chambont, Nennerius sur Néris, Lixo sur Bagnères-
de-Luchon.
Le dieu Nemausus, personnification de Nimes, avait
fondé cette ville, selon la croyance des Arécomikes, qui
le regardaient comme le descendant d'Hercule : il nous
apparaît sur une médaille en argent, avec la tête ornée
du diadème. Au revers, un cavalier lance sa monture
au galop; il est coifî'é d'un casque, tient de la main
gauche la bride du cheval, et de la droite un javelot.
Frappée après l'époque primitive, cette médaille prouve
la vénération que les Gaulois de cette nation conser-
vèrent pour Nemausus ^. Le dieu Lehereii, aquatique,
faisait des eaux son séjour habituel; mais on l'a trouvé
pourvu d'attributs militaires,, casque, lance, épée, bou-
clier *. Néhalen., divinité des peuples germains et gaulois,
présidait à la mer % au commerce maritime et aux mar-
chés; Grannus- Apollon protégeait les eaux chaudes, qui
servaient à faire découvrir les coupables, par manière
d'ordalie (en saxon o^^ dale^ jugement, en allemand urtheil^
que l'on prononce encore oz/r del dans certains lieux) ; car
l'épreuve au moyen des éléments s'employait au fond des
forêts de la Gaule et de la Germanie. Sirona (du celtique
sa}\ pur, sincère), était la déesse des eaux minérales.
1. Berger de Xivrey, Recherches sur Bourbonne-Ies-Bains.
2. J. Gruier, Corpus inscrip'ionum, jm^sim; J.Spon, Miscellanea, passim.
8. L. Mênard, Histoire de Nîmes, in-4'.
4. P. Mérimée, Revue archéologique, année 1844, p. 2oO.
5. J. G. Keysler, Antiquilates selectie septentrionales et celtica;, in-8»i
Hanovre, 1720.
148 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Ces deux dernièreb' divinités, le croyant les associait
l'une à l'autre; et, de même que Grannus apparaît sous
la forme de l'Apollon gaulois, peut-être le nom de Sirona
devint-il plus tard celui de la Vénus gauloise.
Beaucoup d'autres dieux, déesses, génies, personni-
fications, etc., dont les noms ne sont point arrivés jus-
qu'à nous, ou dont l'étude manquerait d'importance,
donnaient aux superstitions une remarquable poésie. Les
pratiques religieuses étaient relevées par une sorte de
confiance en un esprit inconnu, invoqué dans les mo-
ments critiques, et dont les peuples cherchaient à péné-
trer la volonté, tantôt dans le murmure des forêts ou le
bruit des orages, tantôt dans les convulsions dernières
des victimes. Cette religion sans principes arrêtés, où se
mariaient le culte de la nature brute et celui de la patrie
déifiée, avait parfois un côté moral et humain. En effet,
les Gaulois divinisèrent Yerjugodumnus, Hogothius, Eu-
do vellicus, fondateurs de sociétés, bienfaiteurs de peu-
ples ^ ; ils honoraient même Épona, déesse des palefre-
niers et des bêtes de somme 2, pour montrer sans doute
que les humains vertueux ou utiles avaient droit aux
mêmes hommages que les merveilles de la création.
La polythéisme, dont nous venons d'esquisser la se-
conde phase, agrandit encore son horizon; peu à peu, il
parut emprunter quelque chose aux voisins du Nord et
du Midi, et aux colons que l'Orient avait envoyés sur la
côte méditerranéenne. Dans son olympe régnaient Tarann,
souverain juge, lançant la foudre comme le Jupiter
païen, et dirigeant les mouvements du monde ; — Bel
ou Belen, le soleil, vers lequel sont généralement tournés
es dolmens et les alignements, divinité comprenant à la
fois le Phœbus latin et l'Esculape grec, réchaufiant de
ses rayons toutes les plantes de la terre, patronnant la
médecine, divinisant l'Été, annuellement vainqueur de
1. Courtêpée elDéquillet, Hist. abrégée du duché de Bourgogne, t. 1", p. 10,
iu-S», Dijon, 1847.
2. Roget de Belloguel, Glossaire gaulois, au mot Epona.
LE GAULOIS 149
l'Hiver; — Camulus, le Mars celtique, présidant à la
guerre *; — Teutatès [Dmv taith, dieu des voyageurs, ou
Tut'tat, père du peuple, ou Tan, Tiv, feu, terre), dieu
du commerce, Mercure gaulois conduisant aux enfers les
âmes des morts, symbole de la civilisation {merk w?\
marchand, en celtique) ; — Ogmius {ogkam, écriture,)
l'Hercule Gaulois, que l'on représentait sous la figure
d'un vieillard décrépit, chauve sur le devant de la tête,
blanc sur le derrière, lorsqu'on lui laissait des cheveux,
rugueux de peau, noir et calciné comme un vieux ma-
rin 2; — Heus, Esus ou Hésus, autre Mars gaulois, le
dieu du chêne, comme on va voir, inspirant l'héroïsme
et l'amour des conquêtes, se confondant, selon les chants
bardiques, avec la grande figure de Hu-Gadarn, le sou-
verain, le juste protecteur, la vie de tout ce qui existe, le
dieu des mystères, etc., que certains bardes identifièrent
plus tard avec le Christ, au lieu de le lui opposer, car
Hu-Gadarn était aussi Dieu fait homme, pour accomplir les
merveilleux événements de l'invasion kymrique ( V . plus
haut, p. 28).
Parmi ces habitants de l'Olympe gauloi^, nous ci-
tons seulement les plus considérés, ceux qui méri-
taient les hautes adorations, les hécatombes humaines,
ou tout au moins les sacrifices d'animaux, ceux pour les-
quels un culte solennel existait. Nous laissons de côté les
Quadrivies, les Trivies et les Bivies, divinités inférieures
qui présidaient aux chemins à quatre, trois et deux
issues ^, ainsi que les Duses, comparables pour l'impu-
dicité aux Sylvains, aux Pans et aux Faunes du poly-
théisme romain, êtres qui protégeaient des forêts en-
tières \ Les Duses, démons incubes, surprenaient les
femmes dans leur sommeil. Nos Bretons n'ont pas cessé
d'avoir leur Diiz, leur Teuz^ leur Diizik^ lutin, fantôme,
i. A. Maury, Croyances et légendes de l'antiquité, in-i2, 2» éd. p. 223 et 231.
2. Lucian. Herc. gai., lib lv, cap. 1.
3. J. Gruter, Corpus inscriptionum, passim.
4. Saint- Augustin; Posidon, apud. Athenae. liv. iv, cap. 13.
450 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
en l'honneur desquels ils répètent des chansons *, et
Deuze est le diable, au fond des campagnes de l'Angle-
terre.
Dans la mythologie gauloise, qui pourrait déterminer
les dieux indigènes, dire à quelle époque* telle .divinité
ressemblant aune divinité étrangère, s'est popularisée?
Si Ogmius et Belen, dont le culte s'étendait depuis la
Méditerranée jusqu'à la mer du Nord, paraissent être
le résultat de l'introduction des idées phéniciennes chez
nos ancêtres 2; si Ilésus est d'origine kymrique, le même
que Hu-Gadarn, chef de la migration des Kymris, il faut
admettre aussi que de l'Italie aient pu venir plus d'une
fable et plus d'une personnification mythologicpie, même
longtemps avant la conquête. Parmi les dieux d'essence
gauloise, point de patrons pour l'impudicité, l'adultère
ou le vol, ainsi que chez les Romains et les Grecs; ces
raffinements de corruption qui faisaient diviniser les vi-
ces ne pénétrèrent sur le sol celtique qu'avec les mœurs
de l'Italie victorieuse.
Chose digne de remarque, les dieux sur lesquels les
détails abondent, Ogmius, Belen et Hésus, ne sortent pas
de l'imagination des Celtes primitifs. On les a importés
parmi ceux-ci, ou bien les émigrations gauloises avaient
d'abord emmené avec elles leurs Dieux, dans les contrées
les plus lointaines, d'où ils sont revenus modifiés, tels
que nous les connaissons. Ogmius présente à la fois les
attributs dllercule et d'Apollon. Sa bouche laisse échap-
per une chaîne d'or et d'ambre, d'un travail délicat, pour
entraîner les populations charmées. Il symbolise la force
et l'éloquence. Aussi Lucien, dans V Hercule gaulois,' met-
il en scène un prêtre expliquant la fiction. « Nous autres.
Gaulois, nous ne pensons pas_, comme les Grecs, que
Mercure soit le dieu de l'éloquence ; nous l'attribuons à
Hercule^ qui l'emporte sur Mercure par la supériorité de
d. //. de Villemarqué, Myrdhinn, p. 9 et 10.
'2. A. Maury, Encyclopédie moderne, art. Druidiitne.
LE GAULOIS 151
ses forces. Si nous le représentons sous la figure d'un vieil-
lard, ne vous en étonnez pas : c'est dans un âge avancé que
le talent de la parole se montre avec le plus d'éclat ^ »
Évidemment, voilà le rôle d'Ogmius, d'autant plus
que, devenu vieux^ Hercule passe pour très-éloquent
et très-habile dans le merveilleux art de la divina-
tion 2. N'était-il pas l'Hercule tyrien, qui a conquis le
monde par la parole, et dont nous avons raconté le voyage
légendaire en Gaule? BeleU;, aussi, n'était-il pas le même
que l'Apollon Delphien, et ne descendait-il pas en droite
ligne du Baal de la Clialdée et de la Phénicie, qui porta
divers noms selon les contrées oii il fut adoré : Baal, Bel,
Béel, Belus, Bélis, Belenus^ Belathes, Balanus, Bolus,
Hélios, etc? Le cullo du soleil, fort répandu par tout
le monde, se conserva dans la Gaule jusqu'à l'époque
druidique, où l'on célébrait le Béil-tin, fête du feu du
soleil; jusqu'au deuxième siècle avant notre ère, assu-
rément, puisque Belen était adoré à Aquilée, au fond de
l'Adriatique, ville fondée par les Romains en 182 avant
Jésus-Christ^. Il avait pour emblème le taureau solaire,
comme Apollon, — taureau orné d'une étole et entouré
de feuillage.
Impossible de se méprendre sur l'importance du dieu
Belen. Les prêtres gaulois portèrent le nom. de beleks^
afin de glorifier d'une manière particulière cette brillante
personnification % et ce nom a traversé les âges : les Bre-
tons appellent belecks leurs prêtres catholiques, et Belh-
hec^ d'autre part, signifie porte-lin. Le soleil, c'est-à-dire
la lumière, la fécondité, la création, domine dans l'O-
lympe, d'après les mythologues, parce qu'on ne peut
adorer les autres dieux que grâce au bienfait de sa lu-
mière. Le soleil, c'est l'Orient. La lune, qui représente la
1. Lucian. lib. lv, cap. 5.
2. Plutarch. De ei apud Delplios, cap. 6.
3. HeroiUan. lib viii, édit. de 1493; K. RUler, Insc. diverses, p. 237.
4. Aiison. Profess. Carmen IV; H. de la Villemarquè, Baizaz-Breiz, t. I",
p. 23.
152 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
nuit, Tetre primitif, le deuil, le néant, le mystère, est la
pâle imitation du soleil. Elle correspond à l'obscur, à
l'Occident^ : on l'adore, quand le soleil a disparu.
Elle se confond avecDiane, la déesse des forêts, parce que
les forets recèlent l'ombre mystérieuse. Divinité suprême
parmi les divinités secondaires, elle passe, chez les Gau-
lois, pour la compagne de Belen, et se personnifie en
Belisana, déesse de la lune, reine du ciel, origine des
mystères qui couvrent toute science. Il existe une
croyance étrange, à propos de la Lune ou de iJiane : les
femmes, dit-on, exercent sur elle un pouvoir magique.
Bientôt, cette superstition qui donne aux femmes une
importance si grande et si fatidique, se dévelop])era, pour
ensuite se perpétuer d'âge en âge.
Ilésus, que sans doute les Druides ont placé eux-mêmes
dans leur polythéisme, après l'invasion kymrique, ne
tarda pas à devenir la divinité caractéristique de la Gaule,
à figurer au premier rang avec Belen et Tentâtes, à re-
présenter la puissance souveraine. Ses autels se rangè-
rent parmi ceux qu'on distinguait par l'effusion du sang
humain. Il pourrait bien avoir été le dieu inconnu des
Gaulois 2, car ceux-ci possédèrent très-probablement
leur dieu inconnu, comme la Grèce et Rome\
0 puissance redoutable ! ô terrible inconnu ! Ilésus, ou
bien Ileuzuz (l'effroyable, qui inspire l'épouvante), di-
sent les Bretons % ne possédais-tu pas la suprême force
divine, comme le Jupiter des païens? N'étais-tu pas le
Dieu par excellence, devant qui l'Olympe gaulois s'effaça
peu à peu, devant qui les autres dieux ne ressemblèrent
plus qu'à des anges, à des auxiliaires, à des génies?
Ilésus^ symbolisé par le chêne, était le grand chêne ; il
1. Ad. Pictet, Du culte des Cabires chez ies anciens Irlandais, passim,
in-8», Genève, 1824.
2. D. Martin, Religion des (Jaulois, liv, ii, chap, 2.
3. Slrabo, Lib. m, cap. 4 •,Lucan. Pharsal. Lib. m, vers 415.
4. H. de la ViUemarqué, Essai sur l'histoire de la langue bretonne, dans
l'idil. de 1847 du Dictionnaire français-bretun de Le Gonidcc.
LE GAULOIS 453
était le Crom^ autrement la courbe, le cercle, n*ayant ni
commencement ni fin, l'infini; on devrait presque l'ap-
peler le Jéhovah, le vrai Dieu, si son culte ne renfermait
pas trop de panthéisme. 11 habitait dans le chêne, et dans
le chêne on l'honorait. Les Gaulois, plus tard, le repré-
sentèrent de façon qu'il tombât sous les sens, tantôt avec
une saie et une couronne de chêne, avec une serpe ou
un couteau, coupant une branche de feuillage sur un
tronc d'arbre*, tantôt avec une belle figure barbue et des
cornes au front. Il répandait d'une outre des graines
mangées par un cerf ou un bœuf ^. On lui donna pour
emblèmes, encore, ici le taureau solaire de Belen et d'A-
pollon, là un rat signifiant la destruction de la vie qui se
renouvelle sans cessée
Aucune définition ne rendrait exactement compte de
l'influence d'IIésus sur les destinées et sur les imagina-
tions gauloises. Elle fut si grande, que les légendes ima-
ginèrent de mettre le Dieu suprême, l'Inconnu, le Crom,
l'Eternelle divinité à la tête des populations kymriques,
sous le nom de Ilu-le-puissant (IIu-Gadarn). Ce chef, les
traditions lui attribuèrent d'immenses travaux de défri-
chement ; elles prétendirent qu'il avait enseigné l'agricul-
ture aux Kymris ; elles le divinisèrent. Il était prêtre, guer-
rier, législateur, de son vivant; il fut Dieu après sa mort*.
Mais dans tout cela, rien d'historique. Sans doute
Gadarn, réunissant les différents caractères d'un chef de
théocratie, a organisé les Kymris en tribus, appliqué la
poésie à la conservation des choses mémorables, consti-
tué la hiérarchie druidique ; il a peut-être été nommé Hu,
c'est-à-dire le puissant, à cause de son omnipotence qui
le faisait ressembler à Ilésus, sans qu'on Tait regardé
1. Autel découvert à Notre-Dame de Paris, en 1711.
2. Bas-relief gallo-romain du musée de Reims.
3. H. Martin, Hist. de France, t. I", p. 58, en note.
4. Améd. Thierry, Hist. des Gaul., Inlrod. D'après les Triades galloises et
les chants des bardes.
>«5i MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
pour cela comme lïésus lui-même ' . Quoiqu'il en soit,
le Dieu lié sus forme une sorte de trait d'union entre le
polythéisme des Galls primitifs, et le Druidisme pur des
Gallo-Kymris. Son culte mystérieux et spiritualiste con-
stitue bien une religion qui fait des prêtres une caste privi-
légiée, sans détruire complètement la foi aux fétiches.
Ce culte^, on va s'en convaincre, apparaît comme un
progrès immense dans l'ordre moral.
II.
Par son organisation, le Druidisme touche de près au
gouvernement, avec lequel il se confond, sous le rapport
politique et judiciaire (Y. plus haut, p. 112 et suiv.). Il
nous reste à examiner au point de vue religieux cette vaste
organisation.
Dans les temps les plus reculés, le culte gaélique était
suivi par les Némèdes^ qui remplissaient à la fois les fonc-
tions de prêtres, de législateurs, de chefs de tribus paci-
fiques, pastorales et agricoles '^. Ce nom embrassait pro-
bablement, dans sa généralité, et les enceintes forestières
où se célébraient les rits religieux, et les prêtres qui des-
servaient ces sanctuaires, et les lois qui régissaient les
tribus, et les hommes qui faisaient ces lois. Bien long-
temps les souvenirs des Némèdes existèrent: les villes
gauloises de Nemetum [Clermont\ Nemetocenumow. Neme-
tacum [Nemetakh, Neimheid-ac'h^ la race sainte, Arras),
Nemetœ (Spire), Nemetodurum [Neiînheidh-Dor^ le sanc-
tuaire du bord de l'eau, Nanterre) qui fut peut-être le
sanctuaire des Parisii, etc., les rappelaient \ Le radical
1. Cœsar, De bell. gall., lib. iv, cap. io; H. Martin, Hist. de France, 1. 1*',
p. 64 et 65, et aux Éclaircissements; V. plus haut, p. 28 et loO.
2. F. d'Eckstein. Le Catholique, revue, avril-mai, 1829.
.n H. Martin, Ilist. ilo France, t. le"-, p. oO, en note; Am. Thiernj, Ilist. des
Gaulois, Introd,
LE GAULOIS 153
de ces noms était gaélique : Neimheid^ temple, terrain
consacré. On appelait même Nemet une forêt de l'Armo-
rike*;etle concile de Leptines, plus tard, désigna par
le nom de Nimidœ les forêts où s'accomplissaient encore
lesrits païens. Dans les sanctuaires étaient entassés des
trophées, des dépouilles d'ennemis, des étendards galli-
ques, des trésors, gardés parles Némèdes, et auxquels per-
sonne n'eût touché, sous peine de sacrilège. L'étang sacré
de Toulouse, celui d'IIélanus et le lac des deux Corbeaux,
en Armorike, dans la baie actuelle de Douarnenez (Finis-
tère), devaient être des sanctuaires primitifs (Y. plus haut,
p. 1J3, et plus bas, p. 162).
Aux Némèdes auraient succédé, croit-on, les Tuatha
(en irlandais tuath^ peuple), prêtres-artistes, forgerons,
magiciens, qui introduisirent en Gaule les cérémonies et
les idées religieuses de la Phénicie, de la Thrace et de la
Phrygie. C'étaient surtout les pontifes de Tentâtes, divi-
nité du commerce et des aTts, dont le culte semble avoir
commencé en Egypte, où on l'adorait sous le nom d'A-
thotès ou de Thot ^. Mais le système du sacerdoce chan-
gea, sous l'influence des mœurs et des progrès de l'esprit.
D'où vint ce changement? 11 découla peut-être du sym-
bole du Nain (Gwyon), et de la Fée blanche (Koridwenn).
Celle-ci, qui possédait toutes les sciences etles retenait dans
la nuit première, mit de la sélage, delà jusquiame, dusa-
molus, de la verveine, de la primevère et du trèfle dans
une chaudière d'airain entourée des perles de la mer ^
Le Nain veillait tout auprès, mêlant le précieux breuvage,
quand trois gouttes bouillantes tombèrent sur ses doigts^
qu'instinctivement il porta à ses lèvres. Aussitôt il eut
toutes les sciences. En vain la Fée blanche s'irrita, courut
après lui, tout furieusement, pour le réduire en pous-
sière. La poursuivante et le poursuivi luttaient sans se
1. Roget de Belloguet, Gloss. gaulois, au mot Nimidœ, p. I6i.
2. F. d'Eckslein, Le Catholique, avril-mai, 1829.
'\. H. de la Villemarqué, Barzas-Breiz, l. !•', p. 19.
^56 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
vaincre, aidés par leurs métamorphoses nombreuses. Le
Nain s'étant avisé de prendre la forme d'un grain de blé,
la Fée blanche se changea bien vite en poule noire, le
saisit, l'avala, et, neuf mois après, accoucha de Taliesin,
enfant « au front rayonnant », doué de V omni-science *.
Ainsi se personnifie l'acte de cette espèce de Mercure
Égyptien, qui tira les Kymris de l'ignorance, et qui^ in-
carné dans Taliesin, type de l'homme instruit, devint un
Dieu de, premier ordre, digne des sacrifices humains, ré-
gnant dans l'ombre, mais communiquant aux mortels
l'art, l'écriture sur les pierres, les sciences, la poésie. Le
Druidisme régna désormais^ représenté par Taliesin dans
la légende du Nain et de la Fée blanche ; il coexista avec
les mystères de Tentâtes, car ce dieu sombre et terrible,
escorté de fées, de nains, de génies, de magie et d'enchan-
tements, devait avoir ses croyants jusqu'à la fin du
moyen âge.
Aux Tuatlia auraient succédé, d'après certaines conjec-
tures, les hommes du chêne, prêtres appelés indifférem-
ment par les historiens Bardes, Eubages^ (Jvates, Sénans,
Senmothées, Samothées., Saronides etDruides. [Derividdin
ou Derwiddon^ composé du celtique dair^ dero^ deriL\ du
breton deru^ denv^ chêne; du mot gallois vijdd^ ç^iii ou
visque de chêne, et de dyn^ den, homme, en gallois et
breton 2. Saron^ en grec, signifie chêne aussi.)
Alors un clergé puissant par sa science, son rôle po-
litique et ses fonctions judiciaires, domina l'édifice so-
cial ; et il y eut trois degrés de hiérarchie dans le Drui-
disme, dont tous les membres se soumirent à l'autorité
du Coibhi, archidruide, sorte de souverain pontife ou de
primat vénéré et fort à ce point qu'un proverbe celtique
disait: «La pierre n'est pas aussi proche de la terre, que
d. E. Martin, Hist. de France, t. !•% p. 55; Myvrian archaiology of
Wales, passim. 1801 à 1807.
2. La Tour d' Auvergne, Origines gauloises, p. 160, in-8% 1801; Encyclo-
pédie nouvelle, art. Druidisme.
LE GAULOIS \ôl
l'assistance du Coibhi pour ceux qui ont besoin de son
aide*. » A sa mort, le Coibhi était remplacé par le druide
qui le suivait en dignité, et, si plusieurs avaient les mê-
mes droits, par un druide qu'élisaient ses collègues. Quel-
quefois, on s'en souvient, le pontificat était disputé par
les armes, ce qui montre açsez son importance politique,
avant le règne des guerriers.
Les trois degrés de îa hiérarchie druidique compre-
naient les Druides proprement dits, — les Ovates ou Va-
tes, — les Bardes.
Classe supérieure et savante de l'ordre, les druides
menaient ordinairement une vie solitaire, au fond des fo-
rêts de chêne '-, dans les grottes et les solitudes. Leur
existence avait quelque chose d'aussi mystérieux que le
culte qu'ils professaient. Ils adoptaient d'ordinaire un
nom, qu'ils mettaient après celui de leur famille, et qui
devenait le nom par lequel on les connaissait 3. Les drui-
des proprement dits se chargeaient de l'éducation, ensei-
gnaient oralement sous le voile de l'allégorie, rédigeaient
leurs leçons envers dialogues, et employaient concurrem-
ment l'énigme et la figure: leur rliytme privilégié était le
tercet, ou strophe de trois vers monorimes. Ils fonction-
naient à la fois comme prêtres, physiciens, théologiens,
moralistes, jurisconsultes, etc. Ils jugeaient, comme les
Brachmanes. Ils étaient les « Mages des Gaulois » % mages
habiles, enseignant les mêmes sciences que ceux de l'O-
rient, et pouvant passer pour leurs maîtres.
Primitivement, on entrait dans l'ordre des druides, de
quelque état et de quelque profession que l'on fût. La
naissance ne comptait pas, « ous les Gaulois, dit César,
se prétendant nés du même Dieu, et déclarant que les
druides leur ont enseigné ce principe. » L'étude et l'ins-
1. David de Saint-Georges, Histoire des Druides, etc., d'après Smith, p. 14.
en note ; V. plus haut, p. 120 et suiv.
2. Pompon. Mêla, Lib. m, cap. 2.
3. D. Martin, Religion des Gaulois, 1. 1«% p. 387.
4. Plin. Lib. xvi, cap. 95.
158 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
truction suffisaient, mais indispensablement, pour con-
duire à l'initiation religieuse. Cette égalité entretenait une
profonde émulation parmi la jeunesse. Toutefois, les'am-
bitions politiques ne tardèrent pas à s'emparer des drui-
des et à leur faire recruter dans les seules classes pri-
vilégiées, des disciples qui, d'abord, s'instruisirent
sérieusement pendant vingt années, au milieu de la soli-
tude, un peu à la façon des ascètes *. Plus tard, les étu-
des ne durèrent que douze ans. Ces élèves, fort nom-
breux, prêtaient, à leur entrée dans l'ordre, le serment de
cacher les dogmes à tous les étrangers ^.
Les ovates (oivydd^ ofydd, en kymrique ; baïdh, eu
gaélique) ou vates, nommés aussi cubages, eubates par
les Grecs et les Latins, probablement dans la période où
ils étudiaient les matières de l'enseignement avant d'en-
seigner eux-mêmes, s'occupaient de la partie extérieure
et matérielle du culte, apprenaient av^nt toute chose l'as-
tronomie, la médecine^ la divination par les oiseaux ou
parles entrailles des victimes 3. Ils vivaient au sein de la
société, mais d'une manière moins mondaine, moins bril-
lante que les bardes.
Ceux-ci avaient pour mission de raconter en vers les
exploits des héros. Ils gardaient un registre des actions
mémorables accomplies par une tribu ou par un homme,
des événements du temps et des phénomènes de la nature.
Bard, en langue celtique, signifie chantre; on dit bardd
en kymrO'gallois, et barz en kymrique armoricain: de
plus, chose singulière, bardaôtis^ mot indien, désigne un
ordre de prêtres. En s'accompagnant sur la rotte, espèce
de lyre '\chrotta^ selon Fortunat; cndt ^ en gaélique,
crivddy en kymrique), ou bien en jouant de la harpe [teîen,
telijn)^ les bardes récitaient les nobles traditions de fa-
1. Pomiwn. Mêla, Lib. m, cap. 2.
2. David de Saint- Georges, Hist. des Druides, etc., d'après Smilh. Cli. 1'',
p.O.
3. Slmbu, Lib iv, chap. 4.
LE GAULOIS • 159
mille. Ils avaient le double caractère civil et national *.
Avant le combat, ils excitaient l'ardeur du guerrier; après,
ils adressaient à chacun l'éloge ou le blâme. Par l'harmo-
nie de leurs chants^ qui s'appelaient bardits (poésies), ils
désarmaient les combattants furieux, arrêtaient l'effusion
du sang, apaisaient les passions les plus sauvages"^, ins-
piraient un tel respect aux tribus celtiques qu'il suffisait
' parfois de l'entremise d'un seul d'entre eux pour arrêter
l'impétuosité aveugle d'une armée entière au plus fort de
la mêlée ^ « Et vous, s'écrie Lucain, et vous qui par vos
éloges faites vivre longtemps la mémoire des héros morts
dans les combats, bien des fois, ô bardes ! vos chants se
sont fait entendre en toute sécurité dans cette antique fo-
rêt! *. » En effet, pendant la paix, les bardes devenaient
juges des mœurs, historiens, transmettant les récits lé-
gendaires de générations en générations.
Il est certain que les barbes survécurent aux druides,
en absorbant la plupart de leurs prérogatives. Montbard
Mons Bardoriim (Côte-d'Or) prit son nom de ce que des
prêtres gaulois y habitaient en grand nombre, s'il faut en
croire l'auteur du « Réveil de Chyndonac ; » et, selon les
lois galloises, on élisait un grand Barde dans chaque
tribu importante et dans chaque nation. Le mieux servi
par l'Inspiration, génie féminin qui présidait à la poésie,
et qu'on nomma Fadhla en gaélic irlandais, awen en kym-
rique, remportait le prix, ceignait l'écharpe bleue, s'as-
seyait sur un siège d'or, à la droite de l'héritier du chef.
Alors, toute fille en se mariant devait lui offrir un pré-
sent de noces '\ Un barde avait le droit d'arrêter et de
conduire vers le chef l'homme qui en insultait un autre :
il protégeait quiconque était sans patron. Un fils d'esclave
qui pouvait se faire recevoir barde, devenait libre aussi-
\ . H. de Villemarqué, Barzas-Breiz, Introd.
2. Diod. Siciil. lib. v, cap. 31; Straho, lib. iv, cap. 4.
3. Pausan. In Phoci., lib. x; TacitiAim. lib. xiv, cap. 30.
4. Liican. Pharsal. lib. i, vers 447 à 4oO.
o. Hywel dda.
^60 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tôt. En revanche, un barde devait chanter trois chants
divers, quand un chef l'invitait à prendre la rotte ou la
lyre;. il devait chanter trois chants d'amour à demi- voix,
pour obéir à l'ordre de la femme du chef, ainsi qu'à un
noble; et jusqu'à épuisement, pour obéir à un paysan *.
Cette situation du barde, vers le commencement du
moyen âge, nous reporte bien au temps où les druides
s'effacèrent devant les chevaliers ; où le poëte sacré,"
malgré son caractère inviolable, perdit considération et
dignité personnelle, et ne fut en réalité qu'une sorte
de domestique ou parasite 2, payé par les chefs pour être
flatteur, ou pour attaquer dans ses chants les enne-
mis. Bombarde^ nom que porte un instrument champêtre
très-commun encore chez les Bretons, signifie « son du
barde » ^ ; il rappelle ces poètes, autant que la guitare
actuelle des Espagnols rappelle les troubadours.
L'organisation druidique ne renfermait pas d'autres
classes d'individus. Pour la célébration des rits, des
mystères et des sacrifices, pour les diverses fonctions des
prêtres, on ne connaît pas de subalternes, ce qui prou-
verait une remarquable simplicité dans les rouages de
l'administration religieuse. Druides, ovates et bardes,
tous vivaient exempts d'impôts, et, à leur aise, se dis-
pensaient ou se faisaient un devoir d'aller à la guerre *.
Rien ne dit que les prêtres du Druidisme dussent abso-
lument passer leur existence au fond des forêts ; mais,
après dix ou vingt ans d'études et de noviciat, bien peu
sans doute rentraient dans le monde, pour y tenir un au-
tre rang que les ovates et les bardes, partageant la vie
commune, et toujours entourés de respect, soit dans les
villages pendant la paix, soit dans lès camps en temps de
guerre. Ils n'étaient point astreints au célibat, quoique la
1. //. de la Villemarqué, Bardes bretons, p. 29.
2. Posidon. Apud Athenae. lib. vi, cap. i2; V. plus haut, p. 118.
3. /. Mahé, Essai sur les Antiquités du départ, du Morbilian, p. 18, in-8%
Vannes, 1825.
4. Lucan. Pharsal. lib. i, vers 443 et suiv.; Q^sar, do bell. gall. lib. vi.
LE GAULOIS 161
plupart ne se mariassent pas; généralement, l'activité
leur allait mieux que la contemplation. Formant une
congrégation, il est probable qu'ils s'abstenaient, quand
ils étaient mariés, de cohabiter avec leurs épouses, vers
les époques ou ils faisaient des sacrifices * . Cela s'accor-
dait bien avec la cliasteté gauloise .
Caste privilégiée, les druides ne manquaient aucune
occasion de se distin^^uer du vulgaire, alïectaient de por-
ter un costume particulier., se couvraient de lin, mettaient
des robes qui descendaient jusqu'aux talons, qu^md le
vêtement de tous les Celtes ne passait pas le genou. Dans
les cérémonies religieuses, principalement, ils cachaient
leurs épaules sous une espèce de surplis blanc, et avaient
sur leurs vêtements pontificaux un croissant, par allusion
au sixième jour de la lime 2. Un d'entre les officiants
portait avec respect un vase plein d'eau, et le, répan-
dait en sacrifice sur un autel de gazon ^ , pour hono-
rer l'eau, agent des variations et du renouvellement du
monde. Leur chaussure se composait de sandales de bois
pentagones * : ces sandales, nous les avons connues de-
puis sous le nom de galoches '\ Ils laissaient croître leur
chevelure, rasaient leur barbe, tenaient à la main une
sorte de baguette blanche ou « baguette magique, » et
suspendaient à leur cou une amulette ovale, entourée
d'un cercle d'or.
III
La doctrine des druides « prit naissance en Bretagne^
et de là fut apportée en Gaule. » 11 ne faut regarder
1. D. Martin, Religion des Gaulois, 1. 1", p. 342.
2. Grivaud de la Vincelle, Antiq. gaul., t. II, p. 231 ; V, plus haut, p. 171.
3. Mém. de la Soc. royale des Anliq. de France, t. l'^', p. 360 et 361.
4. J. Thurnmaier, dit Avenliîi, Ann. Boiorum ; David de Saint- Georges^
Hist. des Druides, p. 16 et 17.
5. J. Ogée, Dict. hist. et goog. de la Prov. de Bretagne, t. !«% p. 7o, in-4%
1843.
I. H
!G2 MEiMOlRES DU PEUPLE FRANÇAIS
cette assertion de César* que comme une conjecture sur la
haute considération dont jouissaient de son temps les
Druides de l'île de Bretagne, et sur les nombreux disci-
ples qui se rendaient près d'eux de tous les points occi-
dentaux de l'Europe. Cependant, quoique n'admettant
pas que le Druidisme soit né dans Albion, mais plutôt
qu'il y vint, tout formé, avec les Kymris de la première
invasion, avouons qu'il emprunta à l'esprit breton une
sauvage poésie, une gravité profonde, une énergie puis-
sante, qui assurèrent sa durée.
Ce 'fut dans l'ile de Bretagne, sauvage et isolée, que
la doctrine des a hommes du gui de chêne, )> religion
des vainqueurs substituant une religion des vaincus,
acquit la plus grande force, pour se répandre ensuite
sur le continent. « On disait qu'il y avait un lac; au
bord de la mer (en Armorike), appelé le lac des deux
corbeau^: (baie de Douarnenez, Finistère) ; que là venaient
les gens entrés en contestation; qu'ils plaçaient dans
im lieu une planche, sur laquelle chacune des parties
posait séparément des gâteaux ; que deux corbeaux ayant
l'aile blanchâtre y volaient, mangeaient une des deux
portions qui leur étaient offertes, en dispersant l'autre;
que le contestant dont la portion était ainsi dispersée
passait pour avoir gagné son procès-. » On ajoutait :
« L'ile de Bretagne fait des cérémonies si solennelles,
qu'on pourrait penser que la Perse lui a emprunté l'art
de la magie ^ . » Tout cela établit d'étroits rapports entre
Albion et l'Armorike, îles et continent.
Le caractère des Bretons de la Gaule, au reste, comme
celui des Irlandais, des Gallois, des Calédoniens ou Ecos-
sais, fut toujours essentiellement religieux, mystique,
et très-porté au surnaturel. Il a suffi de changer les rites
druidiques en culte chrétien, de planter des croix sur
i. Cœsar. De beli. gall., lib. vi, cap. 13.
2. Strabo, lib. iv, cap. 4. •
3. Pliiu lib. XXX, cap. 4.
LE GAULOIS 163
les menhirs et les dolmens, transformés en calvaires,
d'établir par exemple la chapelle de Saint-Michel sur le
magnifique tumulus de Carnac, pour que la foi des Bre-
tons devînt aussi entière, aussi ardente, aussi invincible,
que leur crédulité avait été aveugle sous le Druidisme.
Dans la Bretagne, une fois la conversion au Christia-
nisme effectuée, les habitants sont vite retournés à leurs
habitudes natives, et près d'eux les prêtres catholiques
ont aisément obtenu la même influence que les hommes
du gui de chêne. Avant la révolution de 1789, le curé
breton était un « recteur » spirituel, et très-souvent
temporel ; il ressenablait au curé actuel des îles de Houat
et de Hcedic, près de Belle-Ile-en-Mer, îles où le prêtre
remplit à la fois toutes les fonctions que le druide a rem-
plies dans la société celtique, celles de maire, de juge de
paix, de notaire, de percepteur, de syndic des gens de
mer et de médecin (V. plus haut, p. 114).
Au fond, la doctrine druidique, empreinte de mystère
et de terreur religieuse^ se distinguait par le spiritua-.
lisme. Alors, comme aujourd'hui, le sentiment spiritua-
liste dominait dans notre caractère. Nulle part la religion
du Christ n'est plus spiritualisée qu'en France, et au-
cune religion antique n'a approché du druidisme, sous
le rapport de l'immatérialité. Dans les vastes forêts où
s'accomplissait le culte, l'àme était saisie par le senti-
ment de l'omnipotence divine et par la frayeur qu'ins-
pire l'Inconnu; le druide tremblait « de rencontrer le
maître du lieu*, » dans la profondeur des enceintes re-
doutables où ses fonctions le conduisaient. Toutes les
cérémonies n'avaient qu'un but, celui de montrer qu'on
était devant le créateur de toutes choses, auquel les êtres
obéissent et se soumettent 2. Les Gaulois, pour adorer,
plantaient des forêts de chênes, au lieu de bâtir des tem-
ples. Il semblait que les traditions des chênes d'Abraham
1. Lucan. PharsaL lib. m, vers 423 et 424.
2. Taciti Germania, cap. 39.
164 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
se fussent conservées chez eux, comme celles des monu-
ments de pierre brute, élevés dans les champs^ et connus
du peuple hébreu. Avaient-ils continué de vivre sous la
loi mosaïque, d'après les livres saints, et surtout confor-
mément aux principes des religions primitives? Nul n'a
résolu ces questions. Nous savons néanmoins qu'ils por-
taient dans ces lieux consacrés un amas de pierres, afin
d'empêcher la charrue de déchirer le sol maternel*, et
qu'ils ne voulaient point enfermer la divinité dans les
enceintes étroites de pierres taillées. L'impression reli-
gieuse, inspirée par les choses de la nature, voilà ce qui les
incitait à la piété ; et ils préféraient aux objets d'art, les
mieux façonnés par la main des hommes, les beaux effets
de la création même. Point de temples, donc, et point
d'images en général 2. Absence d'architecture et d'idoles.
Le Druidisme aimait l'espace, l'ombre, — nous pour-
rions dire l'infini. Il existait, aux environs de Marseille,
un bois sacré inviolé depuis des siècles, et contenant
ie collège de druides le plus fréquenté, après celui du
pays des Carnutes^ <c Là, les oiseaux craignaient de
se poser sur les branches ; les bêtes sauvages, de se ca-
cher dans les fourrés. Le vent n'était jamais descendu au
fond de ces forêts, ni la foudre que secouaient les nuées
sombres ; les arbres immobiles et muets avaient une hor-
reur étrange ; une eau noire ruisselait de mille fontaines ;
des troncs informes et sans art étaient les tristes simula-
cres des Dieux ; leur difformité même et la pâleur du bois
pourri épouvantaient. On redoutait ces divinités dont
les figures étaient inconnues ; on tremblait devant elles,
d'autant plus qu'on les ignorait *. » Dans ce bois, tout par-
lait à l'imagination, à la peur; César, ordonnant un jour
de l'abattre, dut l'entamer lui-même en frappant de sa
1. Justin, lib. XLiv, cap. 3.
"2. Encyclopédie moderne, art. Druidisme.
3. A. Banier, La mythol. et les fables expliquées par l'histoire, liv. vi,
chap. 2 et 3.
4. Lucan. Pharsal. lib. m, vers 410 à 416.
LE GAULOIS 165
cognée un vieux chêne qui touchait aux nues, pour donner
du courage à ses soldats immobiles et consternés, effrayés
sans doute du sacrilège qu'ils allaient commettre * .
En repoussant les temples et les images, les druides
croyaient donner une idée plus auguste de l'Être su-
prême, que, selon eux, le soleil seul pouvait faible-
ment symboliser.
Chez les Marseillais et dans le midi de la Gaule, les di-
vinités phéniciennes, aux hideux simulacres, avaient fini
par se mêler avec le Druidisme, en lui infusant quelques
idées moins spiritualistes, qui touchaient de près à l'ido-
lâtrie. Avec le temps aussi, et peu à peu, dans toutes les
nations gauloises, on. (( tailla: les pierres, » et les « sanc-
tuaires de chênes » firent place aux temples. On se de-
manda plus tard, quand les Gallo- Romains, devenus
chrétiens, bâtirent des églises, s'ils essayaient de repro-
duire les forêts druidiques. « Ces voûtes ciselées en
feuillage, ces jambages qui appuient les murs, et finis-
sent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur
des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures,
les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les
labyrinthes des bois dans l'église gothique ; tout en fait
sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité^. »
Ces phrases paraissent plus poétiques que vraies, selon
des critiques judicieux; et néanmoins, pour peu que l'o-
give vienne de l'Orient, elles gardent une certaine va-
leur, car les artistes orientaux auraient bien pu, de
même que ceux des Gaules, s'inspirer religieusement de
la majesté des forêts.
D'après le Druidisme, l'eau et le feu étaient les agents
tout-puissants des variations de l'univers; les Triades
galloises et les bardits font allusion à ce renouvellement
du monde par l'eau et le feu % par déluge, rupture et igni-
1. Lucan. Pharsal. lib. m, vers 432 à 43o.
2. Chateaubriand, Génie du Christianisme, 3= partie, liv 1", chap. 8.
3. Strabo, lib, iv, chap. 4.
466 MiiMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tion. L'âme humaine, soumise à la métempsycose *, ne
mourait pas : c'était la doctrine essentiellement populaire,
le point capital de la religion. Considérant la condition
inférieure à la transmission humaine comme un état
d'épreuve et de châtiment, les druides reconnaissaient
l'idée morale des peines et des récompenses, et le dogme
de la prédestination: de nos jours encore, les Irlandais
et les montagnards de l'Ecosse se consolent d'un malheur
en disant: « Cela était décrété pour moi. » L'homme jouis-
sait néanmoins de son libre arbitre, pour juger et choisir
entre le bien et le mal, pour arriver à la perfection ou à
l'amoindrissement de son être 2. Il y avait, pendant la
nuit du l^"" novembre, un jugement' des morts, après le-
quel les âmes étaient conduites par Tentâtes soit dans l'a-
bîme ténébreux [Abred)^ soit au cercle du bonheur [Gitnjn-
fycï)^ monde lumineux (^ic'zVi, blanc, beau, brillant; byd^
en composition fyd^ monde), que toute créature devait
finalement atteindre, sans doute après des transmigra-
tions successives ; car si elle avait eu un commencement,
elle était destinée à n'avoir pas de fin. Le cercle de l'im-
mensité [cengant) n'appartenait qu'à Dieu.
Dans (d'autre monde », c'est-à-dire dans le paradis, on
jouissait d'un bonheur parfait 3. De là l'idée qu'il ne
fallait pas épargner une vie qui allait renaître . Le guerrier
retrouvait au paradis ses armes, son cheval, et de glorieux
combats ; le chasseur y rencontrait des buffles et des loups
à faire poursuivre par ses chiens; le prêtre y continuait
à instruire les fidèles; le client y servait toujours son pa-
tron ; l'âme enfin y conservait perpétuellement son iden-
tité, ses passions, ses habitudes. C'était pour cela que,
dans les funérailles, on brûlait des lettres que le mort 11-
1. Cœsar, Dobell. gali., lib. vi, cap. 14; Diod. Sicul, lib. v; Pomp. Mêla,
Iib. m, cap. 2; Valer. Maxim., lib. ii, cap. 6.
2. J. Reijnaud, l'Esprit de la Gaule, le Mystère des Bardes de VUe de Bre-
tagne, passim.
3. Lacan. Phars. lib. i, vers 453; Pomjî. Mêla, lib. m, cap. 2.
LE GAULOIS i67
rait ou remettrait à d'autres morts i; que des fils, des
femmes, des clients, se jetaient dans les flammes après le
trépas de leurs pères, de leurs maris, de leurs patrons,
dont ils ne devaient point être séparés ; que l'on n'enter-
rait jamais un guerrier tombé sur le champ de bataille,
sans lui remplir les poches de baume propre à guérir ses
blessures ; que les Gaulois, souvent, prêtaient de l'argent
remboursable dans l'autre monde ^ ; qu'ils déposaient sur
le bûcher du cadavre une note de leurs affaires, pour aider,
par delà le trépas, les mémoires paresseuses; et qu'enfin
ils brûlaient tout ce qu'ils présumaient avoir été aimé par
les vivants, — ornements, armes, chiens et chevaux.
Les habitants du ciel pouvant, à leur gré, redescendre
dans les sphères inférieures ^ ne ressemblaient point
aux ombres de la mythologie grecque et latine; loin de
là, ils entretenaient des relations avec les habitants de
la terre, tantôt pour perfectionner les sciences, tantôt.pour
reprendre le rôle de héros et sauver leur patrie en dan-
ger. Ils revivaient leurs vies. On croyait aux incarnations
nouvelles de tels savants druides, de tels illustres guer-
riers. L'humanité progressait sans cesse, grâce à l'im-
mortalité des âmes et à leur transmission, avec l'idéal de
la perfectibilité.
Création, destruction, conservation, voilà les trois for-
ces qui existent dans l'univers, voilà latrinité du Brahma-
nisme; celle du Bouddhisme comprend la Suprême In-
teUigence, sa pensée ou la loi, la multiplicité et le lien
qui unit cette multiplicité; celle de la doctrine du Tao, en
Chine, est une essence divisée en trois personnes, dont
l'une est chargée de la production, l'autre de l'arrange-
ment, et la troisième du maintien de la succession régu-
lière ; celle de la théologie égyptienne, moins nettement
formulée, comprend l'intelligence, Osiris, le monde, Isis,
et l'intelligence du monde, Horus. La plupart des reli-
1. Diod. Skul, lib. v, cap. 28.
2. Pompon. Mêla, lib. m, cap. 2; Valer. Maxim., lib. ii, cap. 6.
168 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
gions orientales représentent la Divinité sous la forme
trinitaire. Sans prétendre établir cpie le Druidisme for-
mât une trinité avec Ogmius, Belen et Ilésus, il y. a lieu
de remarquer, néanmoins, que le nombre trois dominait
tout chez les Gaulois. Ceux-ci reconnaissaient trois unités
primitives, un Dieu, une Vérité, et un point de Liberté ; —
trois choses procédant* de trois unités primitives, toute
vie, tout bien et toute puissance ; — trois cercles de l'exis-
tence, celui de l'infini, celui de la migration et celui du
bonheur *; — trois ordres dans la hiérarchie druidique,
Druides, Ovates et Bardes ; — trois classes de la nation,
prêtres, chevaliers et peuple; — trois rangs parmi les
chevaliers; — les Triades, dont tous les préceptes se di-
visaient invariablement trois par trois ; — les bardits, for-
més de tercets; — les druidesses, ou Parques, ou Fées,
ou Nornes, la plupart du temps rassemblées trois par trois,
ou au nombre de six, ou au nombre de neuf, multiples de
trois, etc., et savantes en trois choses : le passé, le présent
et l'avenir.
Telles les trois nornes Scandinaves, Udr, Verdandi et
Sculd; les Triades d'Elfs, dans le pays de Galles; les
déesses-mères, allant presque toujours trois par trois;
les neuf druidesses de l'île de Sein, de Mona, du Mont-
Saint-Michel, de l'embouchure de la Loire et de Kerloion
(aujourd'hui Glocester). Et nos plus anciennes légendes,
— derniers échos du Druidisme, — parlent sans cesse du
nombre trois, des trois fées qui ont bâti, à trois lieues de
Tours, le château des fées 2, et des trois fées blondes et
pâles qui ont apporté les pierres druidiques de Langeac
(Haute-Loire) 3. Enfin, presque tous les dolmens sont
construits avec trois pierres seulement. T?'ois nous appa-
raît comme le nombre sacré de la race kimrique, et se rap-
porte aux traditions des peuples orientaux.
1. Le Mystère des Bardes de l'île deBretagna, Triades, 1, 2 et 12.
2. Mém. de V Académie celtique, t. V, p. 411 et suiv.
3. Mém. de la Société royale desAnliq. l. VIII, p. 28.
I
LE GAULOIS 469
Certes, le spiritualisme éclate parmi les dogmes dudrui-
disme. Un mot, maintenant, de la morale des Gaulois,
qui se ressentait des hauteurs de leur théodicée.
Outre le mépris de la mort, développé par l'espérance
en une autre vie, outre le culte profond de la chasteté, nos
ancêtres admettaient trois principaux points de morale :
Honorer la divinité,-^ s'abstenir de mauvaises actions,-^
se conduire avec bravoure à la guerre *. L'hospitalité, une
extrême aversion pour la perfidie, pour la dissimulation
et le mensonge, une inébranlable fidélité aux engage-
ments, complétaient conséquemment ces préceptes ; mais
la pensée c< que tout appartient au plus brave » encoura-
geait les abus de la violence : il semblait que la justice lut
nécessaire seulement de Gaulois à Gaulois '^,non de Gau-
lois à étranger. En résumé, la charité manquait au drui-
disme, et par cela même le perfectionnement de la créa-
ture, qui découle de l'amour des perfections du créateur.
lY
Posséder^ accaparer les sciences, à l'exclusion du vul-
gaire, et les perfectionner de générations en générations,
— tel était l'idéal du druide. On comprend l'influence des
prêtres qui parlaient avec l'autorité que donne l'instruc-
tion, dont la religion ressemblait en quelque sorte à la
science faite Dieu, et que l'on regardait comme des philo-
sophes ^ Assurément, ils ne se conduisirent pas toujours
en sages, et leur r'éputation de justice et de vertu fut par-
fois imméritée. Abusant de leur supériorité intellectuelle,
ils propagèrent le fanatisme et la superstition au profit de
leur caste ; mais ils n'en rendirent pas moins, en mille oc-
casions, d'immenses services aux masses. L'ambition et
1. Diogénes Laertius, In prœmium, |6.
2. Vabhé Fenel, Mena, de l'acad. des Insc. et bell. lett., t. XXIV, p. 474.
3. Clément d'Alexandrie, In protrepticon.
i70 . MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
l'amour des richesses les dirigèrent souvent; pourtant on
doit reconnaître qu'ils rachetèrent largement leurs actions
abusives, en appliquant les sciences exactes dans l'inté-
rêt général. Le dogme du Druidisme, déjà mystérieux
et poétique par lui-même, empruntait encore de la puis-
sance aux connaissances variées des prêtres ; car la foule
ressentait les Effets sans connaître les Causes, et leur
science, qui était sacrée, ou plutôt leur religion, qui
était scientifique, donnait couleur de magie, de divina-
tion, de miracle aux phénomènes les plus simples de la
nature physique.
Les druides, exaltant la force et la puissance des Dieux
immortels, s'occupaient comme les Chaldéens des astres
et de leur mouvement, de la grandeur du monde et de la
terre ^ . La preuve de leur habileté résulte des longs et pé-
rilleux voyages qu'ils osaient entreprendre sans autre
guide que les corps célestes : une étoile s'appelle tou-
jours, par delà la Manche, reûl (rule anglais) ou ruith-ul,
c'est-à-dire « la règle, le guide du voyage. » Ils avaient
établi la division du temps. Leur année se composait de
lunaisons, et commençait au mois de mai, époque où l'on
célébrait une fête en l'honneur du soleil. On réglait d'ail-
leurs l'ordre de toutes les fêtes par celui de la lune, dont
on recherchait la présence dans les cérémonies religieu-
ses, en invoquant et en aspirant ses rayons. Le mois ou-
vrait lorsque la lune était dans son premier quartier, et
le siècle, la plus longue période d'années, s'accompUssait
au bout de trente ans'^ , parmi lesquels on en comptait
onze de treize mois, afin de faire concorder Tannée civile
ou lunaire avec l'année solaire. Il ne s'en fallait plus, en
effet, que de vingt-quatre heures, pour qu il y eût concor-
dance parfaite. Le sixième jour de la lune commençait
ainsi le mois et l'année, et la religion sanctifiait le pre-
mier jour du siècle. Ce système est figuré par quelques
i. Cœsar, De hell. gall. lib. vi, cap. 14; Pomp. Mêla, lib. m, cap. 2.
2. Plia. lib. XVI, cap. 9o.
LE GAULOIS 474
monuments gallo-romains : les druides, les druidesses
tiennent dans leurs mains un croissant de la lune à son
premier quartier. On se préoccupait beaucoup de cette pla-
nète, pâle flambeau des nuits, lieu de l'mmortalité, com-
pagne du mystère, et dans laquelle les habitants de l'île
de Bretagne croyaient apercevoir des monts. Aussi comp-
tait-on par nuits, et non par jours : usage persistant çà et
là dans la Haute-Bretagne, où les paysans disent encore
(( à nuit » pour a aujourd'hui, » de même que, dans l'i-
diome gascon, aneyt signifie aujourd'hui *.
Il est très-probable, remarquons-le, que les Gaulois,
comme les Germains, comme les Égyptiens, ne connais-
saient que trois saisons de l'année ^ : ils ignoraient l'au-
tomne, qui, par suite de cet ancien usage, n'a point de
nom dans la langue anglo-saxonne, et, dans la langue
anglaise, s'exprime avec le mot français ou avec une pé-
riphrase : (( la chute des feuilles. » ^
Les druides étudiaient la métaphysique, la physique
et la médecine. Nous avons parlé de leur métaphysique,
en exposant leurs idées sur la métempsycose et sur l'au-
tre monde. Rien n'a survécu de leurs discussions à cet
égard. Ils s'appliquaient surtout à la physique expérimen-
tale, indispensable à la médecine ; et il serait difficile de
soutenir qu'ils ignorassent la théorie des forces mouvan-
tes : la masse des quartiers de roche qui formaient cer-
tains monuments ne prouve-t-elle pas leurs connaissan-
ces en géométrie et en mécanique? La vertu des plantes
constituait en grande partie leur médecine, qui, dans la
pratique, ressemblait beaucoup à la magie. Leurs pres-
criptions magico-chirurgicales paraissaient plus propres
à prévenir les maladies qu'à les guérir. Qu'ordonnaient-
ils, d'abord? De se lever matin, d'avoir de la tempérance,
de se livrer aux exercices du corps *. Venaient ensuite
1. Mém. de la Soc. roy. des Antiq., l»"» série, t. III, p. 246. '
2. Taciii Germania, cap. 26.
3. Fréret, Œuvres compl., t. XVIIL p. 2:s3. In A2, Paris, 1796.
4. David de Saint-Georges, Hist. des Druides, d'auprès Smith, p. 110.
Mt MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
les panacées, — la sélage, la jusquiame, le samolus, la
verveine, la primevère, le trèfle et le gui de chêne. Elles
étaient récoltées solennellement ; elles motivaient des
fêtes et des cérémonies religieuses.
D'après le rite druidique, on doit se préparer à cueillir
la sélage [Lycopodium selago de Linné), plante purgative,
espèce de bruyère, par des ablutions et par une offrande
de pain et de vin. On a les pieds nus, bien lavés; on est
habillé de blanc. Lorsqu'on a aperçu la plante, il faut se
baisser, comme si l'on voulait commettre un larcin, glis-
ser la main droite sous le bras gauche, arracher la sélage
sans jamais employer le fer, et en ayant soin de l'enve-
lopper d'un linge neuf. Ces précautions bizarres sont
nécessaires, sans doute, pour l'efficacité de la plante,
pour son action médicale * . La selago se trouve encore
aujourd'hui dans le Jura, les Vosges, la Bourgogne, l'Au-
vergne, les Alpes et les Pyrénées ^.
C'est peut-être « l'herbe d'or » des Bretons.
La jusquiame [Hyosciamus de Linné), appelée belen
par les Gaulois, et encore aujourd'hui heleno par les Es-
pagnols, belena^ blin et belend par les Slaves et les
Magyars, plante dont la vertu est narcotique et calmante,
souvent vénéneuse, a donné naissance à la cérémonie de
la Belinuncia^ qui se pratiquait jusque pendant le on-
zième siècle de l'ère chrétienne % et que les charlatans
semblèrent rappeler plus tard, en prétendant obtenir un
effet salutaire de la jusquiame, seulement lorsqu'on la
recueillait avec des cérémonies étranges, avec l'aide de
paroles mystérieuses*. Dans les temps arides, et lors-
qu'il faut de la pluie, çà et là, en Gaule, on réunit toutes
les filles du bourg. La plus jeune^ qui doit être vierge,
quitte sa tunique, et toute nue va à la tête des autres
1. Plin. lib. XXIV, cap. 62.
2. Grenier et Godron, Flore de la France, t. 111, p. 6o3. In-S", Paris et
Besançon, 18o().
3. Burchardi Décret, lib. xix, p. 20i, in-f% lo98.
4. Dict. des sciences médicales, art. Jusquiame.
LE GAULOIS 173
chercher la jusquiame. Dès qu'on a trouvé la plante
précieuse, cette vierge l'arrache jusqu'à la racine avec
le petit doigt de la main droite, et elle l'attache ensuite
au hout d'un cordon lié à ses pieds. Alors ses compa-
gnes prennent chacune un rameau, conduisent la vierge
traînant la jusquiame à la rivière la plus proche, et l'y
font entrer jusqu'aux genoux. Là, plongeant leurs ra-
meaux dans l'onde, elles l'aspergent tour à tour. Une fois
la cérémofiie terminée, on ramène la jeune fille au vil-
lage à reculons, et toutes ses compagnes retournent au
lieu d'où elles sont parties ^.
Le samolus [Samolus valerandi de Linné), herbe pré-
servatrice des maladies des bestiaux, bœufs et porcs,
croît dans les terrains humides. Il importe de le cueillir
à jeun avec la main gauche. On l'enlève de terre, on le
broie pour que les animaux puissent l'avaler, et on le
jette dans l'auge où ils vont boire. Tout cela doit être
fait sans regarder 2. Le samolus se trouve encore dans
les marais, prés salés de la Lorraine et des Yosges, du
Jura, des Alpes, des Pyrénées, de l'Auvergne, du centre
et de l'ouest de la France ; mais il est plus rare dans le
Midis. Nous appliquons au mouron d'eau, le nom fran-
çais de Samole.
La verveine [Verbe7ia officinalis de Linné), était fort
estimée, parce qu'elle guérit les maux de tête. Les drui-
des s'en servaient fréquemment, sans toutefois lui attri-
buer autant de vertus que lui en accordaient les mages
de l'Orient ^ ; et, remarquant sans doute la ressemblance
de ses feuilles avec celles du chêne, ils lui donnaient le
nom de « chêne de terre » ou tout près de terre. Quel-
ques auteurs, dérivant le mot verveine de ferfaen^ mot
celtique (/"er, charrier, fae7i^ pierre), disent que les Gau-
i. Mary-Lafon, d'après le traité De Nominibus, virtutibus, seu medicami-
nibus herbarum, attribué à Apulée.
2. Plin. Lib. xxiv, cap. 63.
3. Grenier et Godron, Flore de la France, t. II, p. 468.
4. Plin. Lib. xxv, cap. 59.
ai MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
lois lui reconnaissaient la propriété de guérir de la
pierre; d'autres prennent le nom de verveine pour une
contraction de veneris vena^ parce que cette plante servait
aussi à composer des philtres * . Elle croissait sur le bord
des chemins, parmi les décombres.
De grandes cérémonies accompagnaient la récolte de la
verveine, que l'on cueillait pendant la canicule, à la pointe
du jour, avant le lever du soleil. Préalablement, un sacri-
fice d'expiation, — des fèves et du miel, — était offert à la
terre, et l'on creusait ensuite le sol autour delà plante avec
un couteau tenu de la main droite. Il fallait que la ver-
veine sautât en l'air et séchât à l'ombre, tige, feuilles, ra-
cines, tout séparément. Si l'on aspergeait avec un rameau
de verveine la salle où l'on mangeait, les convives placés
dans les endroits arrosés se sentaient, disait-on, plus gais
que les autres 2. Les sorciers du moyen âge conservèrent
l'usage de ces cérémonies, qu'ils déclaraient indispensa-
bles pour que cette plante opérât miraculeusement: ils se
couronnaient de verveine en évoquant les démons, abso-
lument comme les antiques bardes, qui avaient le front
ceint de verveine, quand l'Inspiration les visitait, quand
ils étaient doués de la seconde vue dans le temps et dans
l'espace. Les druides s'imaginaient que cette plante pro-
curait l'extase et la divination, et ils l'employaient pour
guérir certains maux, tirer les sorts, prédire Tavenir.
Dans le nord de la France, on appelle encore la ver-
veine c( herbe de la double vue » ; en Normandie, on
croit qu'elle préserve de la foudre et des voleurs.
Chez les anciens Bretons, lorsqu'un enfant était atteint
de lièvres périodiques, sa nourrice allait dans la campa-
gne chercher un pied de menthe sauvage, appelée Moi-
dras^ à laquelle elle offrait du pain couvert de sel, en l'in-
voquant avec des paroles rimées. Lorsqu'elle avait
répété neuf fois cette formalité, assurait-on, la plante
1. Roget de Belloguet, Gloss. gaul., au mot Verhenay p. i79.
2. D. Martin, Religion des Gaui.; PUn. Lifa, xxv, cap. 59.
LE GAULOIS iVô
mourait, et l'enfant guérissait *. Les propriétés de la
menthe sauvage étaient sans doute remarquables aux
yeux des druides ; mais celles de la primevère et du trèfle,
dont il est parlé dans la légende du Nain et de la Fée bhm-
che (V. plus haut, p. lo5), paraissent avoir eu seulement
la valeur des simples adoucissants. La primevère [Pri-
mula officinalis de Linné) calmait les nerfs et les cépha-
lalgies. Le trèfle [Trifolium arvenseàe Linné), pris dans du
vin, arrêtait le cours de ventre sans fièvre; s'il y avait
fièvre, il était infusé dans l'eau. On s'en servait aussi
contre les tumeurs de l'aine ^. Quant aux vertus miracu-
leuses de l'une et l'autre herbes, la tradition n'a pas éta-
bli que le surnom de Dodécathéon ou Douze-dieux, donné
par les Romains à la primevère, en la plaçant sous l'in-
vocation de tous les dieux réunis à cause de son pouvoir
contre toutes les maladies, ait été adopté en Gaule.
Au contraire, elle nous a longuement initiés aux mérites
de la panacée universelle, de la plante vivace et ligneuse
qu'on nomme gui , et à laquelle les druides attribuaient le
privilège de a tout guérir. » Omnia sanantem^ dit Pline.
Le meilleur gui, le gui de chêne [Visciim album de
Linné), semble aux prêtres d'autant plus précieux qu'ils
en rencontrent peu souvent, et que cette plante parasite
se trouve d'ordinaire sur le pommier, le poirier, le tilleul,
l'orme, le frêne, le peuplier, le noyer, etc. Aujourd'hui,
le gui de chêne est d'une extrême rareté en France ; mais
on a prétendu à tort qu'il n'y vient point, car il en existe
un très-bel individu sur un tronc conservé dans les collec-
tions du Jardin des Plantes 3. Selon les druides , le gui de
chêne amollit et résout les gonflements, dessèche les
écrouelles, ferme les ulcères et fait disparaître les épi-
lepsies. Pris en boisson, il est spécialement efficace con-
tre les poisons , contre la stérilité des hommes et des
1. Alf. de Nore, Coutumes, mythes et Iradir.. elc.j p. 228.
2. Plin. Lib. xxvi, p. 34.
3. A. Richard, Dictionnaire de médecine, article Gui.
476 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
animaux * . L'observation n a pas confirmé ces propriétés
médicinales; cependant, le gui n'est pas une substance
absolument inerte, comme quelques docteurs l'ont
affirmé 2.
A Lacaune (Tarn), dans la montagne Noire, le gui
s'appelle besq en patois, et les habitants du pays croient
encore que, mêlé au breuvage ou appliqué sur l'esto-
mac, il est un remède souverain contre les venins de
toute espèce ^ On peut penser que les Druides regar-
daient le gui non-seulement comme une panacée univer-
selle, mais aussi comme un symbole de l'immortalité, à
cause delà verdure éternelle de cette plante par excellence
[gwydd ou loydd), ainsi qu'ils l'appelaient. Cela tenait à
l'essence même de ce végétal qui se nourrit de la sève de
l'arbre, et devient pour ainsi dire la vie de la vie, — à
cette circonstance que le gui, seul de tous les végétaux,
possède une tige se dirigeant de haut en bas, et pouvant
figurer le regard du créateur céleste jeté sur la créature
humaine, — enfin, à la sextuple force médicinale d'une
plante « réunissant en elle )> toutes les vertus auparavant
éparses dans les six plantes du chaudron de la Fée blan-
che *. Ces explications diverses ne satisfont guère certains
esprits ; mais, quoiqu'il en soit, les druides, pleins de vé-
nération pour le chêne, le sacrivi, (arbre sacré), honoraient
davantage encore le gui, « rameau des spectres, qui pré-
serve de tous les maléfices, )> présent du ciel, semé par une
main divine, rameau d'or ^vli\ preiipwam^ ditTaliesin.
Le gui étant à la fois un remède sans pareil, un sym-
bole théologique et un magique talisman, quelles fêtes
en doivent accompagner la cueillette ! C'est pendant l'hi-
ver, en janvier ou en février, époque de la floraison du
gui, que les druides le cherchent au fond des forêts. 11
1. Plin. Lib. xvi, cap. 93; lib, xxiv, cap. 6,
2. Guersent, Dictionn. de médecine, art. Gui.
a. il. de Chesnel, art. de la France littéraire. Revue, 1839. T. XXXVI,
p. 365.
4. H. Martin, Hist. de France, t. 1", p. 68.
LE GAULOIS 177
étale alors ses longs rameaux verts, ses fleurs taillées en
cloches, jaunes, formant bouquets, produisant des haies
ovales, molles, hlanches, qui mûrissent en automne. Il vit,
quand autour de lui tout est mort. On le cueille le sixième
jour de la lune, de la dernière lune d'hiver, dans ce jour
saint qni commence et le mois, et l'année, et le siècle ou
période trentenaire (V. plus haut, p. 170).
Dès le matin, une foule immense environne le sacrivi,
sous lequel une immolation et un festin ont été préparés.
A l'instant convenu, un druide vêtu de sa blanche robe
de lin monte sur le chêne privilégié. Il tient en main une
faucille d'or, et non de fer; il coupe la racine du gui^
que d'autres druides reçoivent dans une saie blanche,
pour qu'il ne touche pas la terre *.' Ensuite, le sacrifice a
lieu. On immole deux taureaux blancs, dont les cornes
sont attachées pour la première fois, ou bien encore un
sanglier ayant les pieds tournés vers les astres. Les prê-
tres et la foule se mettent en prières devant le a berceau»,
autel destiné aux sacrifices d'animaux; et l'on brûle les
victimes. Pierre-gant ou Pierre-du-géant, sur les bords de
la Seine, près de Tancarville, est un énorme rocher dont
le sommet ressemble à un champignon, et qui, d'après sa
forme, paraît avoir servi de table pour les immolations.
Le reste de la journée se passe en festins, en réjouis-
sances. Les druides ont proclamé Van neuf. Alors la jeu-
nesse court dans les villages en chantant:
Nous sommes arrives, nous sommes arrivés
A la porte des ries (chefs).
Dame, donnez-nous l'ctrenne du gui !
Si votre fille est grande
Nous demandons l'étrenne du guil
Si elle est prête à choisir l'époux,
Dame, donnez-nous l'étrenne du guif
1. ?\xn. Lib. XVI, cap. 9o.
1. i2
178 MÉMOIRES DU PEUPLE i UANÇAIS
Si nous sommes vinjît ou trente
Nous demandons l'ctrenne du gui!
Si nous sommes vingt ou trente bons à prendre femme,
Dame, donnez-nous l'étrenne du gui * !
Le soir, réunion de famille, autour de la taole patriar-
cale. Une part du festin est donnée aux pauvres. Partout,
joie publique et bruyante : on se masque avec la robe des
femmes, avec la peau des faons ; oii emprunte les cornes
de l'urus et la tête de la génisse. Nous découvrons là l'o-
rigine de notre premier janvier et de notre carnaval, car
le bœuf gras procède assurément du taureau de Bel,
comme les Étrennes procèdent de la fête du gui. Les stro-
phes citées plus haut se retrouvent mot à mot dans une
chanson populaire de Tonneins. En Gascogne et en A gê-
nais, au moyen âge, la veille du jour de l'an, on célébrait
la Guillonnée^ corruption du fameux cri : Au gui l'an
neuf 2. Les enfants du pays allaient demander leurs étren-
nes, en redisant cette chanson populaire. Dans la Breta-
gne, Eguinané, ou plutôt Enghin-an-eit, « le blé germe »,
est le synonyme d'Étrennes ^. A la fin du xvm° siècle, on
criait encore Au gui Van neuf^ en ajoutant: Plantez l
Plantez! pour souhaiter une année abondante et fertile.
Dans la Bourgogne, la Beauce, le Mantais, etc, les enfants
demandaient avec ce cri leurs étrennes. et quêtaient *.
Il s'est conservé, dans le sens de signal pour la distri-
bution des étrennes, en certaines partiesde la France dont
la langue celtique a disparu depuis un très-long temps.
ABlois,récemment encore, les enfants nommaient rAgui"
lanté une fête pendant laquelle ils quêtaient des pièces
de monnaie sur une pomme fichée au bout d'une baguette
ornée de rubans ^. Dans la Charente-Inférieure, les en-
\. Mary-La fou. Hist. du midi de la France, t. I«% p. 24.
2. Champflsiiry, Chansons populaires des Provinces de France, p. 50, grand
in-8^ Paris, 1860.
3. Ém. Souvestre, Les derniers Bretons, t. I«% p. xiv.
4. Ant. Banier, La Mythologie et les fables, lib. vu, cap. 3.
5. Aug. Thierry, dans l'Hist. de France de H. Martin, t. I«% p. 72, en note.
LE GAULOIS 479
faiit§ saluaient jusqu'à hier le premier jour de l'année, en
criant dans les rues : Au gui l'an neu; dans la Mayenne,
ils chantaient à la porte des fermes, et l'on reconnaissait
les enfants de chaque canton par la chanson qu'ils di-
saient ^. A Chauny, dans l'Aisne, ils se rassemblaient la
veille de Noël, et s'arrêtaient aux portes, en faisant en-
tendre ces paroles : Au guignoleux chanterons-nous? Enfin
on a donné, plus tard, le nom à' Aguillanneuf à une fête
que des jeunes gens, filles et garçons, organisaient, le
premier jour de Fan, dans quelques diocèses, pour ache-
ter les cierges nécessaires au cérémonial de l'Église ;
usage aboli par les synodes, à cause de la licence et du
scandale qu'il causait ^.
Ainsi, la cijeillette du gui était une fête de l'hiver,
respectée de toutes les générations ; et elle répondait à
une fête de l'été instituée pour la récolte de la jusquiame.
Ces cérémonies religieuses, confondues avec les pres-
criptions médicales, affectaient un caractère magique et
astrologique. Les druides, qui avaient le don de prédire
l'avenir d'après le vol des oiseaux et l'inspection des
entrailles des victimes, fabriquaient des talismans dont
la vertu éloignait, dominait tous les accidents de la vie,
C'étaient des chapelets à grains d'ambre, tels qu'on en
rencontre dans les tombeaux celtiques. L'ambre préser-
vait les guerriers contre la mort. Considérée comme une
substance magique, parles druides d'abord, qui voyaient
en lui un antispasmodique, et ensuite par les prêtres
chrétiens , qui l'anathématisaient % il n'est plus employé
que pour faciliter la dentition des enfants, ou éloigner
d'eux les convulsions : remède empirique, à peu près
nul en réalité. A côté des chapelets d'ambre, dont le sou-
venir vit parmi nous^, grâce aux colliers d'ambre qui em-
pêchent nos marmots trop gras de « se couper », les drui-
1. Alf. deNore, CouUimes, mythes, etc., p, 148 et 283.
2. Dictionnaire dé Trévoux, au mot Aguillanneuf.
3. S. EligiuSi De rectitudine catholica conversationis.
180 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
des plaçaient le talisman de Yanyuinum^ œuf de serpent.
Mais la science moderne ne voit dans cet œuf qu'une
échinite ou pétrification d'oursin de mer * , telle qu'il en a
été retrouvé , assez récemment, dans un tumulus d'Alaise^.
Le serpent symbolisait la métempsycose et l'éternelle
rénovation des êtres, parce qu'il change de peau tous
les ans. L'œuf représentait la reproduction.
Or, les druides, dans leurs mystères, avaient inventé
l'œuf de serpent, chose surnaturelle ; et la peur que les
populations éprouvaient en approchant le reptile, donnait
encore plus dlmportance à Yanguinum. En été, dans
certaines cavernes de la Gaule, une multitude innombra-
ble de serpents .se rassemblaient, se mêl"aient, s^entrela-
çaient ^ Ils infestaient la contrée : au xvi* siècle, près de
la montagne de la Rochette, et du côté de la Savoie, le
même phénomène se produisait. Là, du quinze juin au
quinze août, toutes sortes de serpents accouraient, d'au
moins douze kilomètres loin. La place que ces animaux
avaient occupée restait, après leur séparation, couverte
d'une écume gluante, dont Taspect repoussait. Les ser-
pents obéissaient, en se rassemblant, à Tinstinct qui
porte ranimai à perpétuer son espèce. Les druides
croyaient, ou, si on Taime mieux, faisaient croire qu'il
en résultait un œuf, formé de la bave des serpents, de Té-
cume sortie de leurs corps. Quand Tœuf est parfait, di-
saient-ils, les reptiles relèvent et le soutiennent en Tair
par leurs sifflements, d'une manière toute magique.
On s'en empare alors, avant qu'il ait touché la terre. Un
homme, aposté à cet effet, s'élance, reçoit l'œuf dans ime
saie, comme cela a lieu lors de la récolte du gui ; puis il
s'enfuit sur son cheval, s'éloigne à toute bride, car les
seTpents le poursuivent jusqu'à ce qu'une rivière mette
un obstacle infranchissable entre eux et lui. Si l'œuf vient
i. Fréret, Œuvres complètes, t. XVIII, p. 210.
2. A. Castan, Revue archéologique, xv» année, p. 600.
3. Plin. Lib. xxix, cap. 12.
LE GAULOIS 484
à flotter au-dessus de Teau où on le plonge, même entouré
d'un cercle d'or, il a la vertu surnaturelle, pourvu, toute-
fois, qu'il ait été pris à une certaine époque de la lune,
astre partout intervenant.
Après l'épreuve de l'eau, l'œuf de serpent était d'ordi-
naire précieusement enchâssé. On le suspendait au cou,
et l'homme qui le portait jouissait d'un rare privilège :
point de procès qu'il ne gagnât, d'entreprise qui ne lui
réussît. Le talisman avait enfin le pouvoir de lui ouvrir
un libre accès auprès des rois. U anguimim Tessemblait
à une pomme de moyenne grosseur. La crête en était
cartilagineuse, avec de nombreuses cupules, pareilles à
celles des bras des poulpes * . Cet œuf devint une mar-
que distinôtive pour les druides, qui le vendaient très-
cher à de riches Gaulois , dont ils exploitaient ainsi la
crédule cupidité. Des monuments celtiques représentent
la formation de l'œuf 2, et celle de Yanguinum. Deux
serpents se dressent sur leur queue, l'un tenant un œuf
dans sa gueule, l'autre parcourant l'œuf et le façonnant
avec sa bave. Cela atteste l'existence de cette cérémonie et
l'habileté des druides, qui donnaient une teinte de mer-
veilleux à un phénomène simple, non particulier à la
Gaule. Tout le monde ne sait-il pas que les serpents
s'assemblent en boule, tête-à-tête, et queue à queue,
lorsqu'ils s'accouplent? Les druides entourèrent de su-
perstitions un fait qui effrayait un peu les populations.
Fables absurdes, auxquelles Pline a ajouté quelque
foi. Les Gallois et les montagnards de l'Ecosse ont en-
core une superstition assez semblable à Yanguinum',
dans la Sologne, en France, on donne le nom à'œuf co-
drille à un œuf que l'on croit pondu par un coq, et qui,
rond et gros comme un œuf de pigeon, n'ayant que du
blanc et point de jaune, contient un serpent et éclôt seu-
lement par la chaleur du soleil ou du fumier. Le serpent
1. Plin, Lib. xîix, cap. 12.
2. Tombeau d'Italie, B. de Montfaueon. L'Antiquité expliquée, etc., t. II.
Planches.
m MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
éclos se cache dans une fente de muraille. Toutes les
personnes qu'il voit le premier, meurent; il 'meurt lui-
même, quand il est vu le premier. Il y a une cinquan-
taine d'années, les habitants d^Ardon (Loiret) brûlèrent
des ossements humains déposés dans le cimetière, parce
qu'ils recelaient un codrille^ assurait-on, et que tous les
fidèles, en allant à l'église, succombaient *. Ne recon-
naissons-nous pas^ dans cet œuf, Vovum anguinum des
Druides, effrayant et fatal?
Les prêtres, sans cesse mêlés à la politique, occupés
des choses divines et humaines, jouant tous les rôles su-
périeurs dans la société gauloise, ne pouvaient rester
étrangers à l'étude de la jurisprudence, car il leur fallait
appliquer certaines règles de la diplomatie et du droit des
gens. Primitivement, ils jugeaient d'après leur instinct
d'équité; mais, du temps de César, ils n'étaient pas
aussi peu avancés qu'on le croirait dans la science du
droit théorique et pratique. Ayant approfondi la na-
ture des choses, ils distinguaient entre le droit et les
lois 2, savaient et appliquaient les maximes du droit na-
turel, puis les constitutions et les lois particulières des
états ^ ; ils connaissaient la grande division des lois natu-
relles, publiques et privées *. L'observation, la réflexion,
Texpérience les avaient conduits jusqu'à la science du
jurisconsulte. Mais point de codes; rien d'écrit. Leurs
maximes de droit ne se conservaient que dans la mé-
moire, ne se transmettaient que par le chant des bardes.
L'ancien droit français , lui aussi, suivant peut-être
les traditions druidiques , posséda un grand nombre de
maximes rimées, soit en latin, soit en français ^ Seule-
ment, qui pourrait déterminer, d'après les débris infimes
de lois celtiques qui nous restent, ce que nos vieilles cou-
1. Mém. de VAcad. celtique, t. IV. p. 93.
2. Cœsar, De bell. gall., lib. vi, cap. 14.
3. Strabo, Lib. iv, cap. 4.
4. L. Laferrière, Hist. du droit français, t. II, p. 59 et 60.
5. Chassan, Essai sur la symbolique du droit, Introd., p. 38.
LE GAULOIS 483
•
tûmes en ont conservé ? Qui oserait affirmer que celles-
ci soient, en grande partie, antérieures à la conquête
romaine *? Quant à la poésie dramatique du symbole ju-
ridique, on peut très-raisonnablement penser qu'elle
s^adapta harmonieusement aux principes de la législa-
tion tliéocratique des Gaulois, et aux mœurs de leur
pays, sans que la découverte du droit gallique, néan-
moins, ait jeté une vive lumière sur ces symboles. Ils
nous échappent.
La littérature, essentiellement orale, comprenait les
récits historiques, les maximes des lois, les poésies bar-
diques. Les plus anciens bardits connus sont formés de
tercets et de distiques, toujours rimes, en vers très-
courts, et se terminant quelquefois par un long refrain,
qui roule comme le tonnerre ^. Quoi qu'on ait prétendu,
l'usage de l'écriture n'existait pas ; ou, s'il existait, très-
restreint, les druides le gardaient pour eux. La tradition
historique se confiait à un certain nombre de prêtres qui
accomplissaient un office presque sacré en jouant de la
rotte ou de la harpe, et dont les paroles avaient une va-
leur à la fois prophétique et morale^ propre à influer sur
la masse des citoyens. Les druides n'écrivaient pas, dans
le principe, afin de ne pas dévoiler leurs secrets au vul-
gaire ; mais ils se servaient entre eux d'une langue hié-
roglyphique, dont seuls ils possédaient la clef; langue
des rines ou runes , langue des mystères. Ils composaient
leur alphabet secret des rameaux de divers arbres et de
plantes, noués ensemble, et combinés de manière à for-
mer un sens. Le pommier signifiait science; le bouleau
fut l'emblème de la génération et de la victoire ; le chêne
représenta la divinité, et ses rameaux durent ombrager
les prêtres, les autels, les sacrifices ^. Dans le pays de
Galles, on trouve aujourd'hui des pierres druidiques
1. P. J. Grosley, Recherches pour servir à l'histoire du droit français,
in-!2, 1752; J. Michelet, Orig. du droit français, Introd. p, lxxxvi.
2. H. Martin, Hist. de France, t, !«'. p. 60, en note.
3. Plin. Lib, xvi, cap. 44.
184 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
couvertes de ciselures, avec certains signes qui semblent
jQgurer des arbres entrelacés. Ces hiéroglyphes, pour nous
inintelligibles, se rapportent sans doute à la langue des
runes * . Les Irlandais prétendent que leur «bethluisnion»
mot qui signifie a bouleau frêne sauvage, frêne des
plaines, » — ainsi nomment-ils l'alphabet d'Ogham 2,
l'alphabet primitif, celui des dieux, — n'a pas disparu
chez eux. Chaque lettre y prend l'appellation d'un arbre :
a est le sapin^ h le bouleau, c le noisetier, etc. Mais rien
ne garantit l'étymologie de ce monument ^ Quelques
tercets de bardes gallois nous donnent la traduction d'une
centaine de rameaux ; par exemple :
La pointe du chêne, le rameau amer du frêne.
Et la douce bruyère, signifient le rêve brisé!...
La pointe du noisetier, le troène d'égale longueur,
Attachés avec des feuilles de chêne, signifient :
Heureux qui voit celui qu'il aime *.
Ne s'imagine-t-on pas entendre le langage symbo-
lique des arbres, comparable à celui des fleurs, dont il
constitue peut-être une des origines ?
Comme écriture particulière aux Druides, les runes
n'ont pas d'équivalent. Que le terme de rune dérive de
runen (faire* une entaille), ou de 7mna (mystère), il n'en
est pas moins vrai que cette langue avait le caractère es-
sentiellement religieux. Elle formait, dit J. J. Ampère,
« la cabale du Nord. » Dans la vie ordinaire, les prêtres
adoptaient l'écriture et le langage de tous. César parle de
l'usage où on était, à son époque, d'appliquer les carac-
tères grecs à l'idiome gaulois; ce témoignage s'appuie
sur des médailles et des inscriptions^ notamment sur les
an^ulettes de Marcellus Empiricus, de Bordeaux, par-
venues jusqu'à nous. Toutefois, l'usage des caractères
1. Chassan, Essai sur la symbolique du droit, Inlrod.y p. lxxv,
2. V. plus haut, p. 149 et 150.
3. H. Martin, Hist. de France, t. P% p. 67, en note.
4. J. Reynaud, l'Esprit de la Gaule, p. 235 et 236.
LE GAULOIS 185
grecs, ou plutôt pélasgiques, n'était commun que dans le
Midi, puisque le vainqueur d'Alésia écrivait à un de ses
lieutenants de la Belgique en caractères grecs, afin de ne
pouvoir être lu par les chefs gaulois de ce pays. L'alpha-
bet dit Celtibérien se composait de capitales grecques,
pour la plupart peu modifiées * . •
Non-seulement la littérature avait une portée complè-
tement religieuse, non-seulement les druides, par leur
condition de lettrés, dirigeaient le moral des classes les
plus humbles, mais l'art aussi était sacré et représenté
par les bardes, qui, fidèles aux usages primitifs, ou goû-
tant peu la plastique, n'admettaient ni la statuaire, ni la
peinture, ni l'architecture. A peine, dans le culte, tolé-
raient-ils quelques danses, où ils voyaient une agitation
plutôt qu'une mimique. Les deux modes de l'art qui,
réunis, touchent les sens le plus finement et sont spiri-
tualistes, en offrant à l'imagination la plus vive pâture, la
musique et la poésie paraissent leur avoir suffi 2. En
effet, les seuls objets d'art proprement dits, qui nous
restent, sont quelques statues en terre cuite, grossière-
ment dessinées ^, des monnaies, colliers^ anneaux, bra-
celets émaillés. Ils appartiennent d'ailleurs à l'industrie
et ne datent pas de l'époque primitive.
D'une part, mystère, et, d'autre part, absence de
formes plastiques, dans la religion des druides. Il en ré-
sultait que les fêtes et les cérémonies religieuses impo-
saient uniquement parleur gravité. Nous avons assisté à
celles qui accompagnaient les prescriptions magico-chi-
rurgicales (V. plus haut, p. 171 et suiv.); il nous reste à
connaître le Béil-tin , le Samh-in^ établis en l'honneur
de la grande nature.
Le Béil-tin, fête du feu du soleil, se passait au prin-
temps, le premier mai. On allumait des feux sur les mon-
1. H. Monin, Monuments des anciens idiomes gaulois, p. 162.
2. Encyclopédie nouvelle, article Druidisme.
3. On en conserve une, avec inscription, au musée de Sèvres.
186 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tagnes, pour proclamer la victoire de Bel sur l'hiver. A
ces feux, on purifiait les troupeaux, usage dont la Breta-
gne a gardé quelques traces : YEostur des pays Scandi-
naves et Germains, fête pendant laquelle ceux-ci immo-
laient un porc à Freya, déesse des moissons, se célébrait
verâ la môme dafe. Probablement lés Gaulois faisaient
alors des sacrifices d'animaux en Thonneur deBelen.
Bretons, Gaulois, Scandinaves, Irlandais, Germains, tous
allumaient des feux de joie. Au moyen âge, en Belgique
et en Allemagne, les Feux de Pâques remplacèrent TEos-
tur : une cérémonie chrétienne succéda à la fête païenne *.
Avant 1789, la fête du printemps avait lieu le lundi de
Pâques à la Motte du Pougard (arrondissement de Dieppe),
où il se formait une assemblée d'habitants des deux sexes,
venus des villages voisins. On mettait cent œufs dans un
panier, qu'on plaçait au bas de Téminence. Quelqu'un de
la troupe réunie en cercle prenait chaque œuf et le por-
tait successivement sur le haut de la motte ; lorsqu'il les
y avait tous déposés, il les reprenait aussi un à un, et
venait les replacer dans le panier. Pendant ce temps, un
homme de l'assemblée courait jusqu'à Bacqueville, bourg
situé à deux kilomètres de la motte du Pougard. S'il pou-
vait revenir avant que le centième œuf fut remis dans le
panier, ce qu'on appelait « courir les œufs », il gagnait
le prix de la course, et toute l'assemblée, joyeuse, dansait
en rond autour de l'éminence, en figurant ainsi la chaîne
sans fin des dogmes druidiques, comme l'œuf figurait
l'antique anguinum 2. On se demande, alors, si l'œuf de
serpent aurait donné naissance à l'usage des œufs de
Pâques.
Au solstice d'été, des réunions s'organisaient, et peut-
être servaient aux concours bardiques. La fête du mariage
était fixée au premier août. Or la Saint-Jean a remplacé
1. Bernard Schayes, Essais historiques sur les usages, les croyances, les
traditions des Belges, p. 15. In-8°, Bruxelles, 1834.
2. Mém. de V A cad. celtique, art. Noël, i. IV, p. 239 et240. Y. plus haut,
. 180 et suivantes.
LE GAULOIS 487
la fête du solstice d^été, et Ton y a transporté les feux du
Béil-tin *. Dans quelques-unes de nos campagnes, les ha-
bitans allument encore le feu de la Saint-Jean, qui com-
mença d'être en usage, sans doute, quand le concile de
Leptines défendit de célébrer les solstices.
Le solstice d'hiver amenait une fête qui se confondait
presque avec la cueillette du gui, et plus tard avec notre
premier de Tan et nos jours gras. On l'appelait Joule ^ Joie
ou Joel^ mots qui signifient soleil, (les mots hiaul et houl
s'emploient toujours en Basse-Bretagne et dans la Cor-
nouaille). Noël a remplacé, avec les idées chrétiennes,
cette fête d'Ioule ; Noël a substitué aux sacrifices sanglants
les festins et les réjouissances ; Noël s'appelle Jaul dans
les langues septentrionales. Seulement, la fête chrétienne
a une date fixe, tandis que la fête païenne durait depuis le
solstice d'hiver jusqu'au six février, c'est-à-dire pendant
le temps, au moins, du carnaval moderne. La célébration
de la Nativité du Christ a succédé au culte du soleil, fê-
tant le moment où cet astre commence une marche rétro-
grade, triomphe des frimas, et rend à la terre des jours
plus longs et une plus douce température. On sait qu'à
l'époque de Noël, pendant le moyen âge, il y eut des fêtes
mi-bouffonnes, mi-sacrées, de Vâiie^ des Diacres et des
Fous : la première, le 25 Décembre; la seconde, le 26 du
même mois; la troisième, du premier au six janvier 2.
Dans le village des Andrieux (Hautes-Alpes) , les pay-
sans conservent, le 10 Février, la fête du soleil, parce
qu'ils ont été privés cent jours de la vue de cet astre.
Dans le Jura, le soir de Noël, les jeunes garçons portent
et brandissent, au haut des collines et des montagnes, des
torches ardentes nommées fouailles ^ La fête de la Soule^
en usage dans presque toute la France jusque vers
le xv" siècle, avait été, selon Pezron, La Tour d'Auvergne
et Lebeuf, instituée en l'honneur du soleil.
i. H. Martin, Hist. de France, t. !«', p. 72, en note.
% Alf.Maury, les Fées du moyen âge, p. 56, 57 et 58, en note. In -8°, 1813.
3. Mém. de la Soc. royale des antiq. de France, 1^» série, t. VI, p. i53.
488 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Samh'in^ ou fête du dieu de la paix, commençait
l'hiver, et tout porte à croire que les Gaulois, n'ayant
pas d'automne, la célébraient le premier novembre, au
moment où le soleil perdait sa force, où le froid allait se
faire sentir. Alors, on renouvelait tous les feux du pays à
celui qui était allumé par les prêtres % et qui brûlait per-
pétuellement au fond des forêts, sur les autels '^^ grâce à
l'huile médique. Le feu sacré était le Père-feu^ établi dans
le milieu de la Gaule. Selon les traditions de l'Irlande,
pendant la nuit du premier novembre, on éteignait le Père-
feu, et de même s'éteignaient tous les fenx particuliers,
de montagne en montagne % pour symboliser la mort de
la nature entière. D'après la doctrine druidique, cette
mort n'était que temporaire ; la rénovation de la nature
. ne tardait pas à lui succéder : le Père-feu se rallumait,
les feux particuliers aussi, le monde renaissait à la vie *.
Le «jour des morts », dans le christianisme, est une
continuation, modifiée, un souvenir de la nuit sombre
dupremier novembre, dans le Druidisme : l'idée de trépas-
sés et d'âmes ressuscitées a inspiré l'une et l'autre fêtes.
Peu de cérémonies avaient lieu sans sacrifices d'ani-
maux. Ces derniers provenaient des holocaustes où
l'on immolait des victimes humaines. C'étaient d'àf-
freiix usages, qu'on ne peut se refuser à reconnaître
en présence des faits, mais qui trouvent jusqu'à un cer-
tain point leur excuse dans l'histoire de nos ancêtres,
parce que, comme l'observe Bossuet, les sacrifices hu-
mains ont existé chez toutes les nations antiques. Sans
doute ils devenaient rares déjà vers l'époque de l'arrivée
des Romains en Gaule; sans doute on se contenta alors
de faire à la victime une légère blessure et d'arroser l'au-
tel de son généreux sang ^ Mais, antérieurement, ils
1. C. J. Solini Polyhistor, cap. 22.
2. David de Saint-Georges, Recherches sur les antiquités celtiques et ro-
maines, de- arrond. de Poligny et de Saint-Claude, in-8°. ^
3. H. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I«% p. 9 à 19.
4. F. d'Eckstein, le Catholique, revue, octobre 1829, p. 156.
5. F. F, Brunet, Parallèles des religions, t. I", p. 98. In-4% Parùf 1792.
LE GAULOIS 489
étaient nombreux, et le mépris du Celte pour la mort
s'accordait ayec la pensée de périr surun autel, frappé par
le sacrificateur, en présence d'une foule recueillie^ et avec
l'espérance de renaître aussitôt dans les régions divines.
Souvent la victime, volontaire, entonnait un chant
de mort qui ressemblait à un hymne triomphal *. Elle
obéissait au fanatisme; elle se dévouait, dans l'intérêt
public, pour apaiser la colère céleste, ou, dans son inté-
rêt personnel, pour aller tout droit au paradis. D'autres
fois, et surtout dans les dernières années du Druidismé,
la victime immolée était choisie parmi les coupables sur-
pris en flagrant délit de vol, rapine ou crime ^. On main-
tenait entre la sentence et l'exécution un intervalle de
cinq ans, pour laisser au condamné le temps de se re-
pentir et de se purifier moralement, avant de reparaître
au seuil d'une autre vie ^. Alors ce criminel, réhabilité,
devait mourir comme victime volontaire et victime de
justice tout ensemble. Le sacrifice rachetait l'âme. On
sacrifiait aussi des captifs, les plus jeunes et les mieux
faits % ou bien des esclaves, que les familles brûlaient
avec le cadavre de leur maître défunt, comme nous l'a-
vons vu en décrivant les funérailles gauloises.
Dévouement magnanime, expiation, féroce abus de la
victoire et barbares actions de grâces rendues aux dieux,
voilà la triple idée des sacrifices humains. Le sacrifica-
teur perçait la victime au-dessus du diaphragme ; il tirait
des pronostics d'après la pose qu'elle avait en tombant,
d'après les convulsions de ses membres, d'après l'abon-
dance et la couleur de son sang ^ . Ou bien elle était pen-
due à un arbre. Quelquefois on la crucifiait à des po-
teaux dans l'intérieur des sanctuaires, c'est-à-dire dans
les cercles de pierres tracés au milieu des bois ; quelque-
1. H. de la Villemarqué, Contes des anciens Bretons, t. II, p. 292.
2. Cœsar, De bell. gall., lib vi, cap. 16.
3. J. Reynaud, L'Esprit de la Gaule, p. 55.
4. D. Martin, Religion des Gaulois, t. I«^ p. 496.
5. Diod. Sicul. Lib. v.
190 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
fois on faisait pleuvoir sur elle, jusqu'à ce que mort
s'ensuivît, une nuée de dards ou de flèches*. Souvent,
enfin, on élevait un colosse d'osier ou de (oin, qui était
empli d'hommes vivants. Le sacrificateur y mettait le feu.
Les victimes expiraient, les unes consumées par la
flamme, les autres suffoquées par la fumée ^, au bruit
des chants druidiques, de la musique des bardes et des
acclamations de la foule. Ce dernier genre de sacrifice
humain était le plus solennel, le plus usité aussi. Le sang
des hommes avait coulé autant par la main dSs Némèdes
et des Tuatha, que par celle des druides ; car les princi-
paux dieux du polythéisme, on le sait, recevaient l'hon-
neur des sacrifices humains ^. C'était pour les moindres
divinités, ou dans des circonstances ordinaires, que les
Gaulois se contentaient d'immoler des animaux de toute
sorte, dont la chair servait aux festins sacrés qui se fai-
saient dans les sanctuaires^ où ne pénétraient pas les
étrangers, les gens non initiés à la religion du pays, reli-
gion nationale et gardienne de l'unité gauloise * .
Il est croyable, même, que les Gaulois n'accomplis-
saient aucun acte pieux sans être armés. Prier^ combat-
tre, cela constituait le devoir suprême, au point de vue
druidique. Dans l'enchaînement qui exista si longtemps
entre le sacerdoce et la politique, la nationalité gauloise
gagna beaucoup. Le centre, le a milieu sacré, » le sanc-
tuaire des cérémonies par excellence, celui auquel res-
sortaient les milieux des différentes nations (Y. plus
haut, p. 113,) avait été merveilleusement choisi ou offert
par le hasard. Les Parisii s'y trouvaient. Chose remar-
quable î Paris est devenu la capitale de. la France, de
même que le milieu sacré avait en quelque sorte déter-
miné une capitale de la Gaule !
1. Strabo, Lib. iv, cap. 4.
2. Cœsar, De bell. gall., lib. vi, cap. iô; Strabo, lib. iv, cap. 4.
3. D'après Lucain, Lactance et Marcus Minulius Félix.
4; Simon Pelloutier, Hist. des Celles, t. II, livre iv,eh.o,in-4». Paris, 1771.
LE GAULOIS 494
A l'ordre des druides étaient affiliées les druidesses.
Ici, un monde de difficultés s'élève, pour déterminer le
rang de ces femmes dans la religion gauloise. D'un côté,
elles ne partageaient pas les prérogatives du sacerdoce,
et ne marchaient pas de pair avec les prêtres; mais, de
l'autre, comme elles passaient pour posséder le don de
magie et de prophétie, leur influence religieuse l'empor-
tait peut-être sur celle des druides eux-mêmes, aux yeux
des masses. Elles étaient subordonnées au clergé, elles
servaient d'instrument à ses volontés, et cependant elles
accomplissaient parfois spécialement certains rits et sa-
crifices. Quelques-unes gardaient leur virginité et por'-
talent la ceinture, ainsi que les druides, — usage adopté
depuis dans la vie monastique; d'autres se mariaient,
mais devaient observer presque perpétuellement les lois
de la continence; beaucoup, enfin, ne se séparant point
de leurs maris, menaient la vie de famille, d'épouses et
de mères laborieuses.
Pythonisses, sybilles, vestales, enchanteresses, bac*
chantes, dryades, nymphes, etc., mélange confus, pro-
venant de plusieurs croyances antiques, qui assignaient
à la femme un rôle d'inspirée, et dont celle-ci profitait
souvent pour tromper à son profit les populations cré-
dules, les druidesses rendaient des oracles, présidaient à
des sacrifices, accomplissaient des rits mystérieux, sé-
vèrement interdits aux hommes. L'institut de ces femmes
leur imposait des lois bizarres et contradictoires. Leurs
asiles étaient encore plus retirés, plus séparés du monde,
plus sauvages que ceux des prêtres. Elles s'enveloppaient
dévoiles impénétrables ; elles étaient magiciennes au pre-
mier chef; elles descendaient bien de la fée Blanche qui,
dans la légende, veut empêcher le Nain de toucher à la
492 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
chaudière contenant les plantes magiques (V. plus haut
p. 1S5); elles semblaient avoir permis seulement aux
druides de goûter au breuvage de la science; elles domi-
naient par rinconnu, le vague terrible, et montaient les
imaginations au point de les égarer : aussi. leurs compa-
triotes leur donnaient le nom d'Alruner [all^ tout, runa,
mystère) ou prophétesses, et lesRomains, celui d'Aurenia.
Pour comble , elles habitaient le plus souvent des îles
regardées par les Celtes comme des images de la Terre *,
devenues sacrées à cause de leur séjour, et changées
peut-être en lieux de délices, où allaient vivre heureuses
les âmes des morts vertueux, ce qui fait penser aux îles
Fortunées des anciens ^. Tels les écueils sauvages de l'ar-
chipel armoricain ; tels certains îlots de la Grande-Bre-
tagne.
A peu de distance de la côte des Corisopites, aujour-
d'hui Cornouaille française, près de Sainte-Croix, en face
du Raz de Plogoff, apparaît l'île de Sein, l'antique Sena.
Là, au milieu de rochers rudement et incessamment bat-
tus parles flots, résidait le collège célèbre des neuf vierges
terribles, appelées Senœ bu Sènes parles Gaulois, qui leur
attribuaient le don de faire des choses merveilleuses.
Personne n'abordait cette île sans terreur. Les Sènes,
nommées aussi parfois « servantes de Pluton, de Gé-
rés et de Proserpine, » répond^ent aux marins seuls,
à ceux qui avaient entrepris le voyage pour les consul-
ter : on venait vers elles de toutes les parties de l'Eu-
rope, et môme de l'Asie, tant leur célébrité était répan-
due.
Elles vivaient à peu près comme les vestales ro-
maines, vouées à une perpétuelle virginité. Selon la
croyance commune, elles apaisaient les vents et les flots
par des conjurations, prenaient à leur gré toutes les
formes de bêtes, guérissaient des malades que d'autres
1. Tacili Germania, cap. 40.
2. Edouard Rlchei-f cité par Alf. Maury» Les Fées du moyen âge, p. 41.
LE GAULOIS 19:3
avaient déclarés incurables, connaissaient et prédisaient
Tavenir*. Somme toute, leur puissance occulte dépas-
sait celle des druides. Dans l'île de Sein, où, assurément,
on célébrait les mystères de la fée Blanche et du Nain,
et les rits cabiriques, dont on a retrouvé tant de traces
en Irlande 2, la lune était plus particulièrement honorée
qu'ailleurs. C'était une coutume de s'agenouiller de-
vant elle. Aussi les cérémonies extraordinaires, les en-
chantements nocturnes, les épreuves effrayantes pour
l'initiation s'y succédaient. Nous ignorons les détails de
ce culte, qui se composait de pratiques polythéistes,
jointes à celles duDruidisme; mais nous savons qu'au
premier jour de l'an, on faisait un sacrifice aux fontaines.
Chacun offrait un morceau de pain couvert de beurre aux
sources de son village. Au xvif siècle, les habitants de
l'île de Sein se mettaient encore à genoux en face de la
lune, et récitaient en son honneur l'oraison dominicale ^.
Redescendons l'Océan jusqu'à l'île de Groix, située de-
vant l'entrée de la rade de Lorient. Le nom de cette île,
dont l'orthographe a beaucoup varié, était primitivement
Gro<2 ou Enez-er-Grouac'h (île des Sorcières). Il y reste
de nombreux débris de monuments druidiques^, et, sans
prétendre que Pomponius Mêla se soit trompé en pre-
nant Sein pour Groix, on peut penser que cette dernière
localité posséda aussi un collège de druidesses *.
Sur le mont Belen, près de Garnac, des magiciennes
habitaient aussi, disait-on, et elles avaient le pouvoir de
changer les hommes de mer en animaux.
A l'embouchure de la Loire, dans un des îlots que le
navigateur aperçoit en entrant dans la pleine mer, les
1. Pompon. Mêla, Lib. m, cap. o.
2. Ad. Pictel, Le culte des Cabires chez les anciens Irlandais.
3. Vie de Michel le Nobleiz, par le P. de Saint-André, p. 185 et 186. Cité
par la Villemarquè.
4. Cayot Délandre,Le iMorbiban, son histoire et ses monuments, p. 491,
in-S», Vannes et Paris, 1847; Frèminvilkj Antiquités de la Bretagne, Fi-
nistère, partie IL ^
I. 13 .
291 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
prêtresses des Nannètes ressemblaient aux Bacchantes
de la Grèce*. Elles étaient mariées, et pourtant aucun
homme n'osait approcher de leur demeure, craignant que
ces prêtresses, jalouses de leur chasteté, ne le missent en
pièces, à l'imitation des Bacchantes dont parle Euripide.
A des époques fixes , elles venaient nuitamment sur le
rivage, visiter leurs maris. Vers la fin du jour, elles
partaient de l'île dans de légères barques conduites par
elles, et passaient la nuit dans des cabaùes préparées
pour les recevoir; mais, dès que l'aube paraissait,
elles s'arrachaient bien vite aux embrassements de leurs
époux, couraient à leurs nacelles, et regagnaient à force
de rames leur île solitaire. Une fois l'an, selon les histo-
riens anciens, elles célébraient une fête sanguinaire 2, où
elles jouaient les rôles de sacrificateurs et de victimes;
une fois l'an, en Un jour, c'est-à-dire dans l'intervalle
d'une nuit à l'autre, elles devaient abattre et reconstruire
e toit de leur temple avec les matériaux que chacune
d'elles apportait, A peine le soleil s'était-il levé que, cou-
ronnées de lierre et de feuillage vert, elles se rendaient
au temple pour remplir leur devoir, et célébrer leurs
mystères avec des clameurs plus fortes que celles des
ïhraces et des Indiens. Si l'une d'elles, en travaillant,
laissait tomber à terre quelque chose des matériaux sa-
crés, un cri de mort était proféré par toutes ; et ses com-
pagnes, alors semblables aux Furies, la frappaient et
lacéraient^ dispersaient ses chairs sanglantes, en les pro-
Qienant çà et là autour du temple. 11 y en avait toujours
ime à qui ce malheur arrivait ^, et que la fatalité dévouait
à la mort.
11 est ici question de « temple. » Donc, Strabon ne
cite pas un fait remontant à l'époque du Druidisme, mais
seulement à César, quand les sanctuaires de bois et de
1. Straho, Lib. iv, cap. 4,
2. Am. Thierry, Hist. des Gaulois, liv. iv, chap. iw.
3. Straho, Lib. iv, cap. 4; Dionyiii Periegesis oicouiuenos, v. 505.
LE GAULOIS 195
pierre existaient; à moins que les prêtresses des Nan-
nètes ne possédassent par exception des temples, selon
les coutumes phéniciennes et les rits des Cabires. Les
druidesses des îles armoricaines et irlandaises sem-
blaient imiter les orgies du culte de Bacchus et des mys-
tères de Samothrace ; d'oiî Terreur de Strabon, qui donne
le nom de Proserpine à Koridwen, la fée Blanche.
Un autre collège de prêtresses avait une coutume
étrange et barbare : ces femmes, douées aussi du don
de prophétie, ne pouvaient découvrir l'avenir qu'aux
hommes qui les avaient profanées. C'était l'incitation
charnelle dans tout son développement; ou, au con-
traire, la virginité vaincue qui dévoilait forcément ses
mystères.
De ces différentes singularités^ particulières aux drui-
desses, il résulta que leur influence sur les masses dura
incomparablement plus longtemps que celle des druides.
De là naquit la féerie, avec son nombreux cortège d'af-
filiés, ses traditions persistantes, ses enchantements
voluptueux ou terribles. Le polythéisme des premiers
habitants de la Gaule, le druidisme des Kymris, le pa-
ganisme des Romains, introduit par la côte méditer-
ranéenne d'abord, puis par} la conquête romaine, se con-
fondirent pour augmenter les superstitions féeriques. On
retrouvait partout le culte de Diane, n'importe sous quel
nom, ici comme la déesse des bois, là comme une per-
sonnification de la lune, si propice aux mystères, aux
rêves de l'imagination. L'ancien Nemausus, protecteur
des Arécomikes, devint Nemausa-Hécate, ou Diane, dont
le temple se voit encore à Nimes * . Plus tard, sur l'es-
prit du vulgaire, les divinités féminines eurent plus
d'empire que les dieux du second ordre, et peut-être,
même, que ceux du premier.
Les prêtresses gauloises étaient fatidiques. Ordinaire-
1. /. F^ A. Perrot, Leltlres sur Mmes et sur le midi, L 1^", p. 233, in-8";
iVime», i840. Voir plus haut, p. 147.
196 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ment vêtues de blanc, avec ceintures, portant des cou-
ronnes, belles et voilées, assises au bord des fontaines,
demeurant dans les îles ou au fond des bois, tirant des
sorts, protégeant les villes et les familles, se réunissant
en assemblées nocturnes, dansant en cercle à la lumière
de la lune, guérissant avec des herbes magiques, elles
avaient plus ou moins les caractères et les attributs dont
l'antiquité dota les parques, les déesses-mères, les nym-
phes, etc. Elles portèrent le fuseau et la quenouille.
En Saintonge, les paysans donnent encore aux fées
les noms de Bonnes et de Filandières : ce sont de
vieilles femmes, errant la nuit, le plus souvent au nom-
bre de trois, et assises près des fontaines solitaires *.
Quelquefois les druidesses, accablées d'années, faisaient
impression par leur laideur et leur cruauté. Celles-là
suivaient les armées, immolaient les prisonniers au-
dessus de la chaudière fatale. Elles avaient un aspect
terrible; elles étaient malfaisantes, autant que les pre-
mières étaient charmantes et bonnes. La religion chré-
tienne les regarda toutes comme des esprits du mal —
fées, magiciennes, sorcières, maudites, — qu'on devait
fuir, sinon frapper. « Il ne faut pas couronner la fée, »
dit un proverbe correspondant à celui-ci : « Il ne faut
pas réveiller le chat qui dort, » mais laisser en repos ceux
qui peuvent faire du mal. Pendant le moyen âge, mille
croyances superstitieuses s'élevèrent à l'endroit de ces
femmes surnaturelles, croyances qui n'ont pas disparu
entièrement dans nos campagnes. Shakespeare [Macbeth)
place trois sorcières autour du chaudron magiquC;, qui
n'est plus celui de Koridwen, renfermant toute science,
mais un réceptacle ae tous les maux en germe.
Non-seulement les déesses topiques et locales se trans-
formèrent en druidesses, après Tinvasion des Kymris,
mais encore les druidesses se transformèrent en fées,
après la ruine du Bruidisme. Cependant, malgré ces
1. Alf. de Nore, Coutun-Ps. myihas et traditions, etc., p. 151.
LE GAULOIS 497
transformations successives, les divinités autochtones
conservèrent en quelque sorte leur empire sur les imagi-
nations^ et tout ce qui avait été druidique devint féerique.
Dans les lieux où les druides et les druidesses avaient cé-
lébré leurs mystères, les fées et les magiciennes furent
censées se livrer à leurs incantations, faire leur sabbat.
C'étaient les druidesses ou les fées, selon les légendes,,
qui avaient semé sur le territoire gaulois les pierres qu'on
y voyait placées en cercle, fichées en terre, alignées, bran-
lantes, tournantes, etc., par exemple les pierres de la
Tioule de las fadas, à Pinols (Haute Loire), apportées sur
leurs têtes par trois fées, blondes et pâles, venant, dit-on,
s'assembler là et filer leur quenouille ; la Pierre de minuit
des environs de Blois, qui vire annuellement à Noël, as-
surent les paysans ; la pierre tournante qui est près de
Tours ; la Roche branlante, pierre branlante située près
de Clermont-Ferrand.
Les fées, de même que les druidesses, demeuraient dans
les grottes et autres monuments druidiques ; les unes et les
autres savaient la signification des runes emblématiques.
Par elles se perpétua le souvenir du Druidisme et de son
culte. Sous le patronage des fées furent placés les dolmens,
les menhirs, les tombelles, les alignements, toutes les
pierres qui avaient un caractère religieux. Près de Yihiers
(Maine-et-Loire), des roches factices existent : la pre-
mière, la plus célèbre, est la roche des fées. Près de
Vienne (Isère), on trouve le Puits aux fées ; à Langeac
(Haute-Loire), les Peyrres de las fadas, les Pierres des
fées ; près de Noailles (Oise), la Pierre aux fées ; près de
Draguignan, la Pierre de la fée, et les Géantes, à Bourg
Saint-Andéol(Ardèche). Citons aussilepeulvande Sainte-
Hélène (Lozère), appelé lou Bertel de las fadas, le fuseau
des fées; les dolmens de Saint-Maurice (Hérault), qu'on
nomme Oustals de las fadas. Maison des fées ; à peu de
distance de Lodève, le Traou de lasmaskas, Trou des sor-
cières * ; près de Felletin (Creuse), les dolmens qu'on ap-
4. Mém. de la Société des antiq. de France, t. XXI, p. 327.
m MEMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
pelle Cabane des fées ; le Trou des fées, sur la route de
Dijon à Plombières ; la Grotte aux fades, près des ruines
du château d'Urfc ; la Chambre des fées, près du village
de Borne (Ilaute-Loire), — grottes qui appartiennent à
l'époque celtique *. A Bouloire (Sarthe) une réunion de
peulvans, aujourd'hui disparus, était un « cimetière des
sorcières. )> En Provence, la pierre dite Lauza de la fada
rappelle les sacrifices que l'on y offrait à la fée Esterelle,
douée du pouvoir de rendre les femmes fécondes 2. Enfin
la Haye des fées, en Lorraine^ est un petit bois plein de
souvenirs druidiques.
N'en concluez pas que les fées eussent conservé cette
puissance immense et divine que l'on attribuait aux
protectrices de l'humanité, aux parques, aux déesses-
mères, aux druidesses, Elles exercèrent bien quelque
influence sur la destinée des enfants et sur celle de l'hu-
manité en général : la naïveté populaire leur accorda le
doux titre de « marraines, » et leur reconnut tout au
moins beaucoup d'adresse; « c'est une fée, » dit le pro-
verbe. Mais le christianisme, les traitant comme de mau-
vais génies, purifia leurs asiles, ou y mit des Saints et des
Saintes, et même la Vierge Marie. La tradition constante
de la cathédrale de Chartres, dont la pierre fondamen-
tale est païenne, comme celles d'une foule d'églises en
France, atteste que le culte de la Yierge Marie y fut
adroitement substitué au culte d'une vierge carnute,
vénérée par les druides, et devant mettre un Dieu au
monde par l'opération d'un esprit ^. Virgini pariturœ!
Cette inscription, postérieure au druidisme, n'en con-
sacre pas moins la tradition. Le peuple vit dans les fées
des sorcières dont les rondes magiques et les nocturnes
ébats trahissaient la diabolique origine, dont les breu-
vages enchantés ou les plantes médicales devaient, pour
i. Alf. Maimj, Les fées du moyen âge, p. 46 et 47.
2. Jacq. Cambry, Monuments celtiques, p. 342, in-S», 1805.
3. H. de la Villemarqné, Myrdhinn, p. 9.
LE GAULOIS 199
ne pas nuire et pour garder leur yertu, être placés sous
l'invocation du Christ et des saints *. Le gui devint
c( l'Herbe de la Croix; » le séneçon, bénit solennellement
le jour de la Saint-Rocli, devint une panacée pour les
bêtes à cornes, remplaçant peut-être, dans quelques can-
tons de la France, le samolus des druides 2. Des pierres
celtiques reçurent des noms chrétiens : la lande Marie, près
d'Essé, avait été longtemps un séjour de fées. Locmariaker
(Morbihan), où les antiquités curieuses abondent, veut
dire « le lieu de la belle Marie. » Les populations, chan-
geant le thème de leurs croyances superstitieuses, s'ima-
ginèrent parfois que la Yierge Marie, et non plus les fées,
avait transporté les pierres de Cognac^; qu'elle avait
apporté de fort loin, en filant sa quenouille et dans son
tablier, la Roche-Branlante *, située près de Clermont-
Ferrand. Le fil que filaient les fées se changea en « fil de
la bonne Yierge. » Une antique pierre levée, aujourd'hui
renversée, de l'arrondissement d'Alençon, attire, depuis
plusieurs siècles, les hommages des personnes pieuses,
comme ayant été. « le lit du bienheureux ermite Cénery ; »
à certains jours, les pèlerins en extraient avec leurs cou-
teaux une poussière qui leur semble un spécifique infail-
lible contre les tranchées des enfants, et ils mêlent cette
poussière avec une bouillie de farine de blé ^ Dans les
Pyrénées, bien des bergers donnent aux dolmens le nom
de c( Saintes pierres. »
L'Armorike avait été la contrée polythéiste et druidique
par excellence ; la Bretagne, qui nourrit encore plus d'un
chêne du temps des druides, fut couverte de lieux féeri-
'ques ou effroyables. Quelques noms les rappellent : Roche
aux fées. Caverne de l'enfer, Ile bénie, Yal sans retour,
i. Alf, Maury, Les fées du moyen âge, p. S4 et suiv,
2. V. plus haut, p. 173 ; Ant. Reynier, Économie publique et ruralo des
Celtes, des Germains, etc., p, i96, 1818, iurS".
3. Mém. de la Société des antiq. de France, t. VU, p. 31.
4. Mém de la Société desaiitiq. de France, t. XII, p. 85.
\ o. Mém. de la Société des antiq. de Normandie, année 1835. p. S.J
200 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Forêt des pleurs *. Quand Tibère eut supprimé les
Druides, la magie se réfugia dans la Bretagne 2, toujours
tellement éprise de prophéties que, plus tard, les Français
voulant qualifier une attente chimérique voisine de la
folie, plaisantèrent « l'espoir breton. » Les Korrigans
[gwenn^ génie ou gwynn^ femme, et korrig , diminutif de
korr^ petit) étaient les successeurs des femmes que les his-
toriens anciens appelaient barrigènes ou garrigènes ', et
encore gallicanes *; des femmes qui suivaient Ko ridwenn,
la Fée blanche (V. plus haut, p. 1")'j), dont le nom a une
étymologie semblable à celle de korrigan '\ Elles connais-
saient l'avenir, avaient le « mal sacré, » «le mal béni » ou
catalepsie, la manie poétique nommée «mal de Merlin; »
elles commandaient aux agents de la nature, se trans-
formaient de la façon qu'il leur plaisait, allaient instan-
tanément d'un bout du monde à l'autre, célébraient une
grande fête nocturne au retour du printemps, dansaient
et faisaient festin au clair de la lune, s'habillaient de
blanc , possédaient enfin toutes les vertus magiques.
Quelques paysans bretons s'imaginent et assurent en-
core que les korrigans sont d'illustres princesses gau-
loises qui n'ont pas voulu embrasser le christianisme,
quand les apôtres prêchèrent devant elles : aussi sont-
elles maudites. Près de Pontusval (Finistère),, des jeunes
filles qui dansaient au moment où une procession vint à
passer, refusèrent de cesser leurs amusements profanes et
furent métamorphosées en pierres, appelées les Dans-
euses. Dans le pays de Galles, les habitants se figurent
que les korrigans sont les âmes des druides condamnées
à faire pénitence ^ . Les Bas-Bretons prétendent qu'elles
1. Baru, Hisl. de Bretagne, t. I", liv I", in-8% Paris, 182G.
2. Plin. Lib. xxx, cap, 4.
3. Pompon. 3Iela^ Lib. m, cap. 6; Vieux manuscrits.
4. FI. Vopisci Aurelianus, cap. 44.
5. H. de la Villeniarqué, Barzaz-Breiz, Introd. p. xlv.
6. Alf. Moury, Les fées du moyen âge, p. 39 et 40;£w. Souvestre, Le
départ, du Finistère en 1836; Voyage de Cnmhrif, nouv. édit. p. 209, en
note.
LE GAULOIS toi
sont animées d'une haine mortelle contre la Vierge, et
que le samedi, jour consacré à Marie, est un jour néfaste
pour elles. Près de la fameuse pierre levée de Poitiers,
sur la route de Maupertuis , on croit que des cris et des
gémissements plaintifs se font entendre tous les soirs
dans l'étang de Marchais : c'est qu'une fée puissante y
fut noyée il y a longtemps, et « demande qu'on vienne à
son secours» *.
L'apparition du christianisme signala donc la ruine des
fées, race désormais chassée au moyen des prières fer-
ventes. On craignit de les voir retenir dans les doctrines
druidiques quelques chrétiens effrayés, ou voler des en-
fants, ou suborner des seigneurs. Leur beauté physique,
disait-on, cachait d'affreux défauts. Partout, en France,
comme dans les autres pays de l'ouest et du nord, la
féerie eut ses personnages typiques, qui ne protégeaient
plus, mais étaient des sujets de terreur. Plusieurs excep-
tions seulement existaient ; çà et là, quelques fées étaient
t( bonnes » comme dans l'antiquité, faisaient des dons
aux nouveau-nés, prenaient soin des petits enfants et
pronostiquaient leur sort futur. En Bretagne, d'illustres
familles se réclamèrent chacune d'une bienfaisante fée ;
en Poitou, on considéra le château de Lusignan comme
une construction de la bonne fée Mélusine, dont préten-
dirent aussi descendre les maisons de Luxembourg, de
Rohan et d'Archiac. Au bord des fontaines, d'ailleurs,
dans les cavernes et au fond des bois, les personnages de
la féerie, avec des noms différents, selon les différentes
contrées, agirent sur les imaginations crédules. Il y eut
des fées, des fadas^ des fades^ chez les peuples du midi;
des milloraines, en Normandie ; des stries^ qui mangeaient
les enfants ^ : par exemple, près d'Eauze (Gers), la fée
Matte, à laquelle les habitants de la ville fournissaient un
enfant en tribut ^ ; des Mélusines^ en Dauphiné, moitié
1. Mem. de la Soc. roy. des Antiq. de France, 1'* série, t. VIII, p. 458.
2. Capitulaires de Gharlemagne, année 798.
3. Mém. de la Soe. dei Antiq. de France, t. XIV, p. lxxiv.
202 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
femmes, moitié serpents ; des sylvatiques ou femmes
cjiampetres, qui possédaient un corps, se montraient aux
gens qui avaient su les toucher, leur accordaient les der-
nières faveurs, s'évanouissaient ensuite, et devenaient
invisibles * ; des lames [lamœ)^ femmes qui parcouraient
les maisons la nuit, se glissaient dans les muids de vin,
fouillaient dans les paniers, la vaisselle et les marmites,
enlevaient les enfants des berceaux, allumaient les chan-
delles, et tourmentaient quelquefois les personnes qui se
reposaient ^. A ces fantômes féminins, à ces génies plus
ou moins terribles, le peuple éleva dans les campagnes
des chapelles grillées oii l'on vint, pour les fléchir, allu-
mer des flambeaux, immoler un porc, et murmurer tantôt
des paroles magiques, tantôt des prières chré démises.
Combien de nos paysans, de nos citadins timorés,
même, croient encore aux fantômes, aux revenants, aux
esprits, aux démons, aux fées, à ces légions malfaisantes
que le bon sens a vainement combattues ! Pour beaucoup
d'entre eux, les fées rousinent le premier mai : elles se
promènent au-dessus des prés, et emportent la rosée
avec leurs longues robes blanches ; les vaches qui man-
gent l'herbe de ces prés, donnent un lait bleu, sans
crème. Les fées soufflent en passant sur les vignes, qui
gèlent et dont les feuilles, jaunies prématurément, tom-
bent. Elles s'attaquent aux champs cultivés, et les blés ne
produisent plus qu'un épi maigre et vide ^. Les fées, ap-
pelées en Gascogne Poudouéros, Hantamnos, Brouchos et
Mahou7nos, se vouent au service de Satan et ensorcellent
les gens. Près de Saint-Bertrand (Haute- Garonne), au
bord de la fontaine des fées (la hount de las hados), appa-
raissent de belles femmes, vêtues de blanc, qui se pro-
mènent la nuit en chantant, semblables à des syrènes
dangereuses. Les Bretons n'ont pas cessé de croire aux
i. Burchardi Décret. Lib. xix, cap. 5.
2. Du Cange, Glossaire, au mot Lama.
3. L. Batissier, Les foos et les génies, en têle du Nouveau cabinet des fées,
in-S", 1864.
LE GAULOIS Î03
Mary-mor-gands ou fées qui habitent les eaux ; et, à
Vannes, ils appellent Groac'hs celles qui vivent dans les
puits. En Normandie, la hète Avette^ fée des fontaines,
aime beaucoup les enfants, qu'elle noie pour les garder
avec elle.
Ce qu'il reste parmi nous de superstitieuses croyances
en la féerie est le dernier vestige du Druidisme, mélangé
de mythologie romaine. On n'en peut douter lorsque, à
côté des fées, des korrigans bretonnes , des descendantes
de Koridwenn, qui sont de petite taille, on trouve les
nains, les descendants de Gwyon, pygmées, magiciens,
dieux forgerons comme les cabires, gardant originaire-
ment la chaudière de Koridwenn, puis lui dérobant les
secrets de la science. Les nains, tels que leur chef
Gwyon, le Mercure celtique, étaient, au physique, petits
comme les fées, selon les traditions de la Bretagne. Tou-
tefois ils n'ont pas la forme blanche et aérienne. Ces es-
prits élémentaires, ces enfants du chaos qui, grâce à
ï'omni-science de Koridwenn, formèrent le Druidisme,
étaient noirs, velus et trapus. Ils avaient aux mains des
griffes de chat, aux pieds des cornes de bouc, « la face
ridée, les cheveux crépus^ les yeux creux et petits, mais
brillants comme des escarboucles, la voix sourde et cas-
sée par l'âge » *. Génies masculins, esprits de la terre,
qu'ils avaient jadis habitée et qu'ils venaient visiter
la nuit, au clair de la lune, dansant autour des dolmens
ou dans les forêts de chênes, prenant pour asiles les
pierres druidiques^ dont ils'pouvaient, eux aussi, déchif-
frer les runes mystérieuses, ils employaient la ruse à
défaut de force, et volaient des enfants pour que leur pe-
tit peuple ne disparût pas. Les paysans bretons appellent
encore les dolmens « ty ar gorriket » ^, demeui^es des
nains; et Corlai [Cor-lez,) près de Pontivy, signifie la
cour du nain, comme Gorrec est le pays des nains,
1. Alf. Maury, Les fées du moyen âge, p. 81.
2. Arist. Guilbert, Histoire des villes de France, t, I*% p. S20.
t04 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
comme dans la commune d'IIamel et de l'Écluse, on
nomme certain dolmen le tombeau de Chavatte^ ou la
Cuisine des sorciers * . Les nains se cachaient parfois sous
une motte de terre, ou dormaient à l'ombre d'un brin
d'herbe , ainsi que les naines korrigans; parfois on enten-
dait leur voix sortir des flancs des montagnes ou de l'in-
térieur des tombelles. C'était l'écho ! Ils laissaient sur
leur passage l'empreinte de leurs pas, et restaient pres-
que invisibles à travers les vapeurs du soir.
La religion chrétienne en fit des démons, esprits des
ténèbres, jplus ou moins familiers, qui tourmentaient
les hommes pendant leur sommeil, et tiraient les crins
des ôhevaux ; elle les damna, et les combattit^ en même
temps que les fées. Les nains résistèrent, composèrent
un monde fantastique, avec les génies féminins, postérité
de Koridwenn; et, par toute la Gaule, par toute la
France, dans les temps reculés et de nos jours, l'ima-
gination porta les paysans à redouter le pouvoir dia-
bolique des nains et des fées.
De là naquirent, en tous lieux, les lutins, les fadets,
les sylphes , les follets , les gabins ou gobelins, qu'on
nomme aussi Teuz et Bugul-nos (enfants de la nuit,)
les Rouges - goules de la Normandie, les Sulèves des
Alpes, les Soirets de la Lorraine', les Dracs de la Pro-
vence, les faunes, les sylvains , les gnomes, les Pilosi
(les velus,) les Duses (les noirs,) les satyres, les Pou-
douès et Hantaoums de la Haute-Garonne, les Bronches
du Béarn, les Courils [Goiiriz^ en breton,, signifie cein-
ture, ou qui porte ceinture, ou qui tourne en cercle) et
les Poulpiquets de la Bretagne, les Saurimondes de la
Montagne-Noire, les loups-garous, les Chauco-vieillo ou
cauchemars du Périgord, les Ganipotes et Genopes de la
Saintonge, le Teuz des environs de Morlaix, le Sotray de
la Sologne, le Grand-Mognant qui, près de Chartres, inti-
i. Revue archèol. XVI* année, p. 244.
LE GAULOIS «Or
mide les enfants, et enfin les Criards de l'Artois, esprits
qui appellent les passants pendant les nuits obscures, les
traînent par les cheveux et les assomment *.
VI.
Une troisième religion, celle des Marseillais, pratiquée
dans la partie la plus méridionale de la Gaule, y précéda
l'introduction du Druidisme, s'accorda avec l'origine
même de Marseille, et fut phocéenne de forme et de fond.
Artémis ou Diane d'Éphèse, Minerve et Apollon Delphi-
nien, divinités protectrices de Marseille, eurent des tem-
ples élevés dans la citadelle de la ville.
Artémis appartenait au polythéisme oriental. Surnom-
mée « la grande Reine » en Asie, elle représentait la
nature avec toutes ses productions, la nature mère de
toutes choses, sans- cesse occupée à créer et à nourrir.
Elle portait des tours sur la tête, une grande quantité de
mamelles, et des animaux de formes variées, ainsi que des
fleurs et des fruits. Son culte était secret; elle rendait des
oracles presque aussi célèbres que ceux de Delphes, et
qui devaient attirer une foule d'étrangers versant dans le
temple leurs dons et leurs offrandes. Les Phocéens, après
leurs voyages aux rives de la Méditerranée, quand leur
sénat se fut prononcé pour la fondation d'une colonie
dans la Ligurie gauloise, consultèrent Diane. Celle-ci
choisit les chefs de l'expédition, et apparut en songe à
Aristarché, l'une des femmes les plus considérables de la
ville d'Éphèse, pour lui prescrire de suivre les naviga-
teurs-colons. Elle fut obéie. Aristarché, toujours d'après
les ordres de la déesse, avait pris une de ses statues,
s'était embarquée, et avait fondé le culte de Diane en
i. Mém. de l'Acad. celtique, t. VI, p. 109.
506 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Gaule * . Artémis devint la première divinité des Mar-
seillais. Aristarché, sa prétresse, demeura toute sa vie
dans le temple que les Phocéens construisirent à Mar-
seille, d'après le modèle du grand temple d'Éphèse, et,
comme ce dernier, servant de refuge inviolable pour les
criminels *. C'est sur les substructions du temple de Diane
d'Éphèse, à Marseille, que l'on a bâti l'église delà Major,
démolie depuis quelques années. Ainsi les Phocéens, qui
avaient emporté avec eux du feu sacré de Phocée pour le
faire brûler incessamment au foyer sacré de leur nouvelle
colonie, — car ils voulaient que celle-ci fût indi visible-
ment attachée à la mère patrie, — ne manquèrent pas
d'installer à Marseille leur puissante Diane; et, après
la mort d' Aristarché, ils se gardèrent bien de laisser
pénétrer aucune innovation dans les rits nationaux :
d'Éphèse ou de Phocée furent tirées les prêtresse d'Ar-
témis. Tout prêtre, assujetti à la castration, n'exerçait
probablement que des fonctions subalternes ou infé-
rieures à celles des femmes.
La divinité qui avait présidé à la fondation de Mar-
seille, Artémis, méritait les honneurs suprêmes. La
seconde déesse protectrice était Minerve, que les Gaulois
représentaient revêtue d'une simple tunique sans man-
ches, surmontée d'une espèce de manteau, sans lance ni
égide, le casque orné d'une aigrette, les pieds croisés,
et la tête appuyée sur la main droite, dans l'attitude de
la méditation, tandis que les Marseillais lui donnaient les
attributs grecs, la pique, le bouclier, l'égide. Les Rho-
diens, dès les temps les plus anciens, s'étaient placés
sous la protection de Minerve : on disait que, le jour de
sa naissance, on avait vu tomber dans File de Rhodes
une pluie d'or; mais que, plus tard, la déesse, irritée de
ce que les prêtres rhodiens oublièrent une fois de porter
du feu dans ses sacrifices, avait abandonné le séjour de
1. S/ra5o^ Lib, IV, cap. !•'.
2. A. Boudirii Histoire de Marseille, p. 22.
LE GAULOIS 207
l'île pour se donner exclusivement à Athènes. Or, dans
Marseille, Minerve dut le culte dont on l'honora à un
curieux épisode^ qui rappelle les migrations rhodiennes
sur ce territoire, et semble un retour de faveur accordé
, par la déesse à la race ionienne. Le chef des Ligures,
Catumand, faisait le siège de Marseille avec une nom-
breuse armée ; la ville allait certainement succomber,
lorsque Catumand eut la vision suivante : Une femme
à figure menaçante, qui se disait une déesse, l'épou-
vanta, et lui lit conclure la paix avec les Marseillais. Il
demanda à entrer dans leurs murs pour y adorer leurs
Dieux. On le voulut bien. Arrivé au temple de Minerve,
il aperçut sous le portique la statue de cette divinité qu'il
avait vue en songe, et il s'écria : « Voilà la déesse qui
m'a terrifié pendant la nuit , voilà la déesse qui m'a or-
donné de lever le siège. » Ensuite il félicita les Marseil-
lais trois fois heureux d'être protégés avec tant d'effica-
cité, offrit un collier d'or à Minerve, et jura aux habitants
une éternelle alliance * . Marseille, sauvée par l'intervention
de Minerve, ne se montra pas ingrate; la déesse Minerve
reçut bien longtemps ses hommages, et ceux des habitants
d'Arles, où on lui consacra un temple et une statue 2.
Apollon de Delphes, veillant sur la mer et la navigation,
était la troisième grande divinité des Marseillais, qui
allaient jusqu'à Delphes lui porter leurs offrandes ^ Le
principal attribut de ce dieu consistait dans le trépied,
où il s'asseyait avec ses prêtres et ses prêtreses, pour
rendre des oracles. Une femme, la Pythie, possédait le
don de prophétie, devait garder sa virginité, et jeûner
pendant trois jours avant L'époque annuelle de ses ins-
pirations. Il y avait trois Pythies *, qui recevaient direc-
tement l'inspiration et la pensée du dieu. Ces oracles, on
1. Justin, Lib. xliii, cap. o.
2. J. J. Estrangin, Études archeoL, histor. et critiq, sur Arles, p. 1)1^
in-8», Aix, 1838.
3. Justin, Lib. xliii, cap. 5,
4. Biographie univers., Partie m\'tho\ogi(iuc,-dT[. Apollon.
Î08 MEMOIRES ni: l»El PLE FRANÇAIS
le voit, ressemblaient beaucoup aux druidesses, aux
nornes, aux fées, aux parques, etc., et nous retrouvons
là ce nombre trois, éminemment fatidique, célèbre dans
les religions, surtout dans la mythologie gauloise.
En Asie, le culte d'Apollon était joint à celui d'Ar-
témis : le dieu complétait la déesse. De même, à Marseille.
Après avoir vaincu les Carthaginois, les habitants en-
voyèrent une statue d'Apollon en airain au temple de
Delphes * , et ces rapports entre la métropole sainte et la
colonie permettent de croire qu'une coutume barbare,
suivie dans le culte d'Apollon, florissait à Marseille aussi
bien qu'à Athènes. Quand la peste se montrait, — remar-
quons que la peste est un très ancien fléau pour la fille
de Phocée, — les habitants avaient recours aux sacrifices
humains. Poussé par le fanatisme et par la misère, un
pauvre s'offrait en victime. Toute l'année, on le nour-
rissait fort délicatement, aux frais du trésor pubUc. Il
était ensuite orné de verveine et d'habits sacrés, promené
à travers la ville, et chargé des exécrations de tous, afin
que les maux de la cité retombassent sur lui. Enfin, on le
jetait à la mer 2. Cette superstition, rappelant le bouc
émissaire des Hébreux, se retrouvait chez les Phéniciens,
et le supplice ressemblait à celui du barathre athénien.
Marseille, dit-on, initia Rome au culte de la Diane
éphésienne ' ; après la prise de Yéies, l'offrande des Ro-
mains à Delphes avait été déposée dans le trésor des
Marseillais *, qui, en revanche, reçurent de leurs voisins
quelques divinités , notamment Libitine , présidant aux
funérailles ( Y. plus haut, p. 78.) Une statue trouvée
vers 1658 à Marseille montre que Jupiter y était adoré
sous le nom de Dolichen, à cause de Doliché, île de la
Grèce où ce dieu possédait un temple. On l'a représenté
1. Pausanias, Lib. x, cap. 8.
2. Petronii Satiricon, in fine.
3. Strabo, Lib. iv, cap. l»\ et les notes de Casaubon.
4. Th. Mommsen, Histoire romaine, liv. H, chap. 7.
LE GAULOIS 209
sur la croupe d'un taureau, revêtu de tous les habits
militaires, cuirasse, casque, épée, avec une pique dans la
main droite, et une tête de Méduse gravée sur la poitrine.
Il a l'aigle pour symbole. Vénus, Bacchus, Pan et Her-
cule obtinrent aussi des autels à Marseille, et, plutôt que
partout ailleurs, ils s'y trouvèrent confondus avec les di-
vinités phéniciennes et adoptés par les doctrines drui-
diques.
Si, pour nous résumer sur les diverses religions que
les Gaulois pratiquèrent, successivement ou simultané-
ment, nous cherchons à établir la supériorité de l'une
d'elles, tout nous démontre que le druidisme l'emporta.
Aucune croyance n'eut sa durée, ne contre-balança, ne
diminua sa puissance, qui se conserva même en partie
sous les Gallo-Romains, lutta contre les dieux de Rome
et contre le Christ. Des deux polythéismes, l'un gaulois,,
l'autre romain, qui fleurirent chez nos ancêtres, le pre-
mier, borné au culte de la nature, se confondit d'abord
avec le druidisme, et se spiritualisa, puis reparut maté-
rialisé par son mélange avec le paganisme latin. A l'état
de religion nationale, l'un et l'autre devaient s'éteindre
et s'éteignirent bientôt. Le polythéisme primitif se per-
dait trop dans le vague ; le polythéisme gallo-romain ad-
mettait des principes de morale trop irréguliers: ses
dieux multiples, ses cérémonies variées changeaient
notablement suivant les contrées. Quelques jeux, danses,
coutumes, surnagèrent au milieu des débris que la religion
chrétienne avait engloutis. Le lecteur reconnaîtra peu à
peu, dans la suite, leur intéressante origine ; l'histoire de
nos mœurs lui révélera, au moyen âge ou pendant les
temps modernes, des réminiscences singulières et éton-
nantes, qui unissent le présent au passé d'une manière
presque imperceptible.
Le culte des Marseillais n'influa guère sur les progrès
de la civilisation générale en Gaule : il comptait trop peu
d'adeptes. Le druidisme et le polythéisme eurent une va-
leur à peu près nulle sous ce rapport : celui-ci parlait aux
I. U
210 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
sens seulement ; la morafe de celui-là s'évanouit, absor-
bée par des superstitions dont profitaient les prêtres,
dans un pur intérêt de caste. Toutefois, à Marseille spé-
cialement, et même au sein des cités voisines, la religion
servit le perfectionnement moral des habitants, parce
qu'elle ne s'enveloppait point de mystères, comme le
druidisme ; parce qu'au lieu de prescrire uniquement
l'adoration de la matière personnifiée, comme le paga-
nisme romain, elle mettait en honneur la navigation et le
commerce, les relations de peuples à peuples. Le drui-
disme fut politique, et la religion de Marseille fut pour
ainsi dire commerciale. C'est là un point remarquable.
Par son contact avec les étrangers, surtout avec la Grèce
et Rome, la Province s'initiait à la civilisation antique,
immergeait dans l'élément oriental du progrès, et pouvait
imiter d'admirables modèles. N'oublions pas qu'elle gar-
dait avec amour ses mœurs et ses coutumes ioniennes.
Sa religion, admettant beaucoup de divinités grecques,
s'accordait avec celle des Romains, qui repoussait les
images, sous Numa, mais adoptait, sous les Tarquins,
les idoles de la Grèce et de l'Étrurie, et les représenta-
tions luxueuses des êtres célestes.
Que de rapprochements, d'ailleurs, on pourrait établir
entre les divinités marseillaises et celles des Gaulois du
centre, du nord, de Test et de Touest ! Nous retrouvons
dans rOlympe de Marseille, tel qu'il existait déjà sans
doute avant la conquête de César, les parques avec leur
quenouille symbolique, qui ont avec les fées une origine
commune. Yesta, âme de la terre, est l'emblème du feu
central. Ses prêtresses, vouées à la virginité,, entretien-
nent un feu éternel, regardé, depuis les Égyptiens des
temps les plus reculés, et chez les Grecs, comme le prin-
cipe de l'univers. Elles habitent des temples de forme
sphérique *, à l'imitation du globe terrestre : Vesta ne
1. Isaac Newton, de Mundi systemate.
LE GAULOIS 214
manque pas de ressemblance avec le Père-feu druidique
(V. plus haut, p. 188). Diane et ses forêts, Vulcain et ses
meta* IX, Mars et son armure, Minerve et son égide, etc.,
toutes ces divinités qui ont leurs équivalentes en Asie
Mineure, en Grèce et à Rome, se rapportent bien un peu
aussi aux dieux gaulois, et expliquent pourquoi César
disait <L que la croyance des Gaulois à l'égard de Mer-
cure, Apollon, Jupiter, Mars et Minerve, était à peu près
la même que celle des autres peuples ^. » Marseille, d'a-
bord exotique en quelque sorte, parmi les villes de la
Gaule anté-Romaine, devint plus tard, au physique et au
moral, le trait de jonction entre l'Italie et la Gaule. Elle
passa donc presque sans secousse politique sous le joug
romain, parce qu'elle était depuis longtemps façonnée
aux idées romaines. Le druidisme marseillais résista peu
au culte mythologique des Latins, ses racines étant
moins profondes sur le littoral que par de là le bassin
du Rhône.
Ici se termine l'exposé des actes politiques, des mœurs,
des coutumes et des religions de la Gaule, avant sa réduc-
tion définitive en province romaine. Nous nous étions
demandé, dans le premier livre des Mémoires du peuple
français^ quels hommes César avait vaincus ; demandons-
nous, dans le second, ce que devinrent les vaincus de
César.
1, Cœsar, De bell. gall., Lib. vi, cap. 17.
LIVRE II
LE GALLO-ROMAIN
CHAPITRE PREMIER
I. Comment César gouverne les Gaules; VAlauda; colonies militaires et colo-
nie maritime de Fréjus; droit de ciré. Administration d'Octave; grandes
provinces, villes latines, augustales, césariennes; désarmement; voyages
d'Auguste en Gaule.
IL Tibère; chant ceîtibérien; révolte de Sacrovir et de Florus. Galigula; les
Gaulois opprimés ; la tour d'Odre. Claude et le Druidisme; Gaulois dans le
sénat romain. Néron; incendie et reconstruction de Lyon; Vindex se sou-
lève. Galba. Vitellius. Vespasien; révolte de Civilis; empire gaulois; Vel-
léda la prophétesse ; défaite de Sabinus ; la Province se soumet.
IIL Découragement des Gaulois. Albiniens et Sévèriens. Les Bagaudes; Victo-
ria; iEliuset Amandus. Succès de Maximien. Dioclétien, Constance Chlore,
Constantin. Constance. Julien contre les Barbares; son séjour à Paris. Va-
lons et Valenlinien; les Bataves. Gralien; le frank Mellobaud. Théodose I«';
le frank Arbogast. Arcadius et Honorius; le double Empire; les Bar-
bares ;?Alarik, Stilicon, Ataulf ; Bagaudes nouveaux ; Aétius et Attila.
La Gaule était devenue « la Province romaine » en gé-
néral, comprenant la Gaule chevelue ou seconde transal-
pine, et la première province transalpine ouNarbonnaise.
César avait réduit sous un même joug ce pays qui, après
avoir comblé sa gloire, décuplait sa puissance. La volonté
du maître y nivelait tout.
214 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Sous César, la Province est habitée par beaucoup de
nations, les plus fortes comptant deux cent mille âmes,
les plus faibles, cinquante mille. Quatre-vingt douze mille
individus peuvent porter les armes. Toutefois la conquête
a amené une émigration que César lui-même ne se dissi-
mule pas : trois cent soixante-neuf mille Gaulois ont
quitté leur patrie, et préféré l'exil volontaire à une ser-
vitude dorée, en redoutant les bienfaits du vainqueur.
Celui-ci déploie une activité rare, et son administration
se présente sous des formes aussi douces que ses maniè-
res d'agir comme conquérant avaient été implacables.
Les tributs qu'il impose, il prend soin de les déguiser sous
le nom de « solde militaire, » pour humilier moins les
vaincus, auxquels il demande en réalité quarante millions
de sesterces, c'est-à-dire sept millions trois cent soixante-
dix mille francs *. Il faut beaucoup d'or à César qui,' de
ses propres deniers, a organisé une légion de vétérans
cisalpins, assimilés aux soldats de Rome : cesiVAlauda,
la «légion de l'Alouette, » ainsi nommée parce que sur
les casques de ceux qui la composent on voit une alouette
les ailes étendues, symbole de la vigilance. César s'atta-
ïïhe les ^lourds fantassins belges, les légers fantassins
aquitains et arvernes, les archers ruthènes et presque tous
les cavaliers de la Gaule chevelue et de la Narbonnaise 2.
Sa force est telle qu'il peut lutter contre Pompée, son
rival dans les guerres civiles, entouré d'un parti nom-
breux; il le bat avec des Gaulois, dont il se sert ensuite
pour prendre Rome, enleur promettante pillage. Maître
de la ville, César fait enfoncer à coups de hache le trésor
que la République amasse depuis trois cents ans dans le
temple de Saturne, afin de pouvoir résister aux invasions
gauloises qui l'ont toujours tant effrayée, et de parer aux
« tumultes gaulois, » que les Romains ont souvent voulu
1. Sueton. C. J. César, cap. 25. Evaluation de Letronne; Tittu Livius, édit.
Lemaire, t. XII, p. 115.
2. Cœsar, De bello civili, lib, i, cap. 18, 39, 51, et passim.
LE GALLO-ROMAIN 245
conjurer en immolant des victimes humaines. Il partage ce
trésor entre ses soldats, et s'écrie : « J'ai dompté les Gau-
lois ; il n'y a plus rien à craindre d'eux * . » Paroles bien
orgueilleuses, mais écoutées, acceptées avidement par
un peuple qui avait juré de combattre jusqu'au dernier
rejeton de la race qui incendia Rome ^î Elles plaisent à la
fierté patricienne, autant que For à l'avidité de la solda-
tesque.
Ayant vaincu Pompée, César veut passer en Espagne,
a pour aller combattre une armée sans général, puis un
général sans armée. » Il entre dans la Narbonnaise par
les Alpes-Maritimes. Mais Marseille, dévouée à Pompée,
ferme ses portes. César ordonne à D. Brutus d'assiéger
cette ville par mer, et à C. Trebonius de l'investir par
terre ; il continue sa route, triomphe en Espagne des lieu-
tenants de Pompée, et, pendant le siège de Marseille, re-
vient soumettre Narbonne. Après de longs préparatifs
organisés de part et d'autre, les Marseillais sortent de
leur ville, mettent le feu aux ouvrages des assaillants, et
les réduisent en cendres. Les Romains recommencent
leurs travaux avec acharnement : Marseille est accablée
par la disette, dépeuplée par la peste, réduite à de dures
extrémités, quand César paraît devant ses murs. Elle se
rend à discrétion. On la désarme, on lui enlève seg vais-
seaux, on y établit une garnison de deux légions romai-
nes (49), sans la piller, sans raser ses murailles ni ses
édifices.
De l'année 49 à l'année 46, César, que le peuple ro-
main a nommé dictateur perpétue), empereur, père de la
patrie, en le regardant comme (c un libérateur et un
dieu, » combat les AUobroges et les Arécomikes, coupa-
bles d'avoir osé seulement tenter quelques mouvements
dans le sens des Marseillais ; il les punit bien cruellement,
au moyen d'une inscription placée çà et là dans Nîmes :
1. Aippianus, De bellis civilibus, lib. ii, cap. 41.
2. Florus, Lib. i, cap. 13.
216 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
C. JuL. César a triomphé des Gaulois, des Allobroges et
DES Arécomikes.
Trois colonies militaires furent établies, — à Narbonne,
qui ajouta à ses anciens noms le surnom de Colonie ju-
lienne des DécumanSj — à Arles, qui devint aussi Julia
Materna, — à Béziers, qui s'appela Julia Biterra. Une
quatrième colonie, maritime, s'installa à l'embouchure
de la rivière d'Argens, et reçut le nom de Forum JiUii^
aujourd'hui Fréjus. La fondation de Fréjus ruina le
commerce de Marseille, désormais complètement soumise
à Rome, et dont la marine avait été à peu près détruite
par Brutus. Bientôt, Fréjus devint le premier port mili-
taire de la Gaule. La flotte que les Romains entretinrent
pour défendre la côte méditerranéenne, y fut réunie,- et
ils y placèrent leur arsenal. D'où le surnom de Classica^.
Celui de Pacensis, que Pline donne encore à Fréjus, indi-
que que la ville fut fondée après une paix, très-probable-
ment la paix d'Actium ^ ; car Octave y envoya les deux
cents galères prises sur Antoine, et elle montre encore les
quais immenses le long desquels s'amarrait la flotte im-
périale ^.
Le nom de César se rencontrait partout, comme un
épouvantail pour ses adversaires, comme une étoile de
la fortune pour ses partisans. Il protégeait les villes et
favorisait les habitants notables de la Province. Après
avoir conquis, si souvent d'une façon barbare, et en mois-
sonnant dans les Gaules un million deux cent mille
hommes, il cherchait à faire oublier sa conduite, à fermer
quelques plaies.
Des Gaulois de la Narbonnaise se virent admettre
dans le sénat; des villes gauloises reçurent le titre de
cités romaines ; la légion de l'Alouette, tout entière, eut
le précieux droit de cité. On ouvrit des communications
1. Plin, Lib. m, cap. S; Straho, lib. iv, cap. i.
2. Hist. de VAcad. des Inscrip. et belles-lettres, t. XXVII, p. 131.
3. V. i)urMt/. Introduction générale à l'hist. de France, p. 164.
LE GALLO-ROMAIN 2^7
nombreuses et sûres, d un bout à l'autre de la Province;
la navigation fut libre et animée sur le Rhône, la Saône,
la Loire, la Meuse, jusqu'à l'Océan *; les circonscriptions
administratives se modifièrent déjà dans le sens romain,
afin d'éparpiller lés populations, de les diviser géogra-
phiquement, pour en rendre la surveillance facile ,
comme César les avait divisées politiquement, pour en
triompher. Il y eut le ^rand pagus (pays), identique à la
civitas, c'est-à-dire à un peuple, généralement parlant 2,
et le petit pagus, formant une subdivision de la ci-
vitas.
Aucun changement tout à fait radical ne pouvant s'im-
proviser, et César ayant cherché avant toute chose à bri-
ser les groupes trop nombreux, le petit j»«^w5, ou pays
d'un ordre inférieur , rappela beaucoup sans doute ,
comme division territoriale, l'expression employée chez
les Gaulois pour désigner un territoire de peu d'impor-
tance, une faible agglomération d'individus vivant dans
le même pays, — le pays^ ainsi que disent encore les gens
de nos départements. Cette expression a survécu çà et là,
dans la France actuelle, où il est question du pey en
Provence, en Bas-Languedoc et en Roussillonnais ; dou
poi, en Limousin, Auvergne et Haut-Quercy ; du pou ou
poiv^ en Bretagne ^.
L'œuvre politique de César, commençant d'assimiler la
Gaule à la métropole, avait ce caractère grandiose et hâtif
qui distingue les actes d'un capitaine pressé de faire face
aux événements. Mais le dictateur disparut, au milieu de
ses triomphes. Le jeune Octave César, son fils adoptif,
voulut organiser à nouveau la Gaule chevelue en trois
grandes provinces : l'Aquitaine^ la Lyonnaise et la Bel-
gique. La Narbonnaise garda son nom et son étendue.
Octave se rendit à Narbonne pour aviser sur l'état gé-
1. Dion Cassius, Lib. xliv, cap. 42.
2. Cœsar, De bell. gall., passim.
3. Maximin Deloche, Études sur la géographie lustorique de la Gaule,
p. 13 et 14, irv-4«. Parts, 1864.
218 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
néral des Gaules, où des révoltes et des luttes allaient
éclater. Il convoqua, sous sa présidence., une grande
assemblée des cités transalpines (28); puis, suivant l'exem-
ple de son père, tantôt il prodigua les faveurs, tantôt il
prit des mesures comminatoires, sans perdre aucune occa-
sion d'augmenter les impôts. Il fonda des colonies avec
ses armées, après avoir consacré un temple « à la clé-
mence et à la justice de J. César. » Arausio^ aujourd'hui
Orange (Vaucluse), Carpentoracte ^ surnommée Julia
(Carpentras), Apta-Julia^ aujourd'hui Apt,v4/ô« Augusta^
aujourd'hui Alps, près de Yiviers [kràhcha)., Julia Va-
lencia ou Valence (Drôme), Julia Augusta Aquœ ou Aix,
en Provence, portèrent le titre pompeux de « villes lati-
nes. » D'autres encore virent accoler à leur nom le sur-
nom de Julia^ en mémoire de César. Une colonie militaire
fut envoyée à Lyon, dont Octave fit le chef-lieu des terri-
toires éduen, sénonais et carnute.
Un auteur ancien prétendait que Liigdunum^ Lyon,
tirait son étymologie du mot celtique lugu corbeau, et du
mot dun^ colline ; mais la signification de lugu ne semble
pas telle à la critique moderne. Cet auteur ajoutait que la
ville était ainsi nommée, parce que, quand les fondements
en furent jetés, des corbeaux se montrèrent tout à coup,
s'allèrent percher sur les arbres des environs, et les couvri-
rent par leur grand nombre. Cela, disait-il, avait fait conce-
voir de fort belles espérances pour l'avenir de la ville nou-
velle * . Quoi qu'il en soit. Octave dota Lyon d'un hôtel des
monnaies, de quatre grandes voies traversant la Gaule en
tous sens, et d'une colonne milliaire. La position géogra-
phique de cette ville lui paraissait excellente, pour sur-
veiller au nord la Gaule chevelue, et au midi, la Narbon-
naise. Il y établit le siège des gouverneurs de la Province,
et la résidence ordinaire des empereurs. En un mot, il
fit de Lyon la «Rome gauloise, caput Galliarum^y) en réa-
lité; sa politique imposa aux nations subjuguées unecapi-
1. Pseudoplutarchea, De fluviis, lib. vi, cap. 4.
LE GALLO-ROMAIN 219
taie dont la fondation, postérieure à la conquête, était
l'œuvre même des maîtres du monde.
Octave continua d'ailleurs l'assimilation des vaincus et
des vainqueurs, commencée par César. Celui-ci avait
créé des ce villes juliennes ; » celui-là créa des « villes au-
gustales, )) des villes césariennes : » il y eut VAugusta
des Ausks, l'ancienne Elimberris (aujourd'hui Auch);
VAugusta des Trévires (Trêves) ; VAugusta des Soisson-
nais (Soissons) ; VAugusta des Yéromandues (Saint-Quen-
tin), etc. Octave dégrada les vieilles capitales gauloises
au profit d'ohscurs villages, en remplaçant Gergovie, ca-
pitale des Arvernes, par Augusto-Nemetum^ ou « sanc-
tuaire d'Auguste » (aujourd'hui Clermont-Ferrand) ;
Bratuspantium^ capitale des Bellovakes, par Cœsaroma-
gus (( camp ou marché de César » (aujourd'hui Beauvais).
Augustobona fut le nom de la ville de Troyes, capitale des
Tricasses. Remarquons ici que le nom de a bonnes vil-
les » donné par les rois de France aux grandes cités du
moyen-âge, vient de l'épithète bona^ attachée par les em-
pereurs aux métropoles gallo-romaines *. Octave ajouta
au nom des anciennes capitales qu'il conservait le surnom
à'Augusta (27), et l'une des îles normandes. Jersey, s'ap-
pela Cœsarea.
La plupart des villes trahirent alors, très-suffisamment,
par la composition même de leurs noms, leur situation
ou leur origine ; telles les terminaisons ritum^ gué, durum
ou aven^ eau, dunum^ colline, magum ou magus^ plaine,
^ni^^ï,pont, durn (du Kymrique//z/ryn) bec,extrêmité 2,etc. :
Durnovaria^ Durnomagus, Briva-Curetia (aujourd'hui
Brives) désignait, suivant l'étymologie celtique, un pont
sur la Corrèze. Julio-magus (Angers) était situé au mi-
lieu d'une plaine. Augustodunum^ nom de l'ancienne Bi-
bracte, voulait dire colline d'Auguste. Antissiodurum ,
1. Léon Faillie, Ann. de la Gaule avant et pendant la domination romaine,
p. 61.
2. Rogei de Bélloguet, Ethnogënie gaul., Glossaire, au mot Duru.
220 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
nom d'Auxerre, indiquait bien que l'on avait bâti cette
ville sur l'Yonne, de même que Augustoritum (Limoges)
a les pieds baignés par la Vienne. Ces noms, moitié la-
tins, moitié gaulois, datent certainement de l'époque cé-
sarienne, et témoignent des efforts d'Octave pour changer
encore une fois la face de la Gaule méridionale. Alesia,
dans l'Auxois, fut amoindrie chaque jour, comme si les
Romains avaient voulu se venger sur elle des efforts hé-
roïques de Vercingétorix ! On désarma le centre et le
midi ; on laissa des armes aux nations du nord seulement,
afin de pouvoir résister aux Germains, devenus « la ter-
reur de Rome, » comme l'avaient été autrefois les Gau-
lois. Huit légions campèrent ou occupèrent des places
fortes dans les pays les plus exposés aux agressions
étrangères. Partout ailleurs, «douze cents hommes suffi-
rent pour tenir en respect les douze cents villes » de la
Province *.
Le voyage d'Auguste à Narbonne avait amené de nom-
breuses réformes. L'empereur rentra en Italie, après
avoir laissé dans les provinces chevelues son procurateur
Licinius. Mais Licinius, Gaulois de naissance, successi-
vement soldat de l'indépendance , prisonnier des Ro-
mains, esclave et affranchi de César, opprima ses com-
patriotes par tous les moyens possibles, abusa de sa
science fiscale, « régna à Lyon 2, » et imposa à ses admi-
nistrés jusqu'à quatorze contributions par an.
Aussi, quand Auguste entreprit un second voyage
dans la Province, les peuples poussés à bout lui dénon-
cèrent ce cruel exacteur, qui se justifia en donnant à
l'empereur un riche trésor (15). Auguste se laissa cor-
rompre; Licinius fut sauvé. L'irritation redoubla alors
parmi les opprimés, à ce point qu'un notable gaulois
conçut le projet d'assassiner l'empereur. Aucun soulève-
ment n'eut lieu, cependant, parce que le jeune Drusus,
1. Flavius Josephii», De bello judaico, lib. 11, cap. 16.
2. L. A. Seneca, De morte Claudii ludus, cap. 6.
LE GALLO-ROMAIN 221
beau-fils d'Auguste, et chargé d'achever le dénombre-
ment du pays, contrastait avec Licinius. Drusus, en effet,
prenait les vaincus par la douceur, et, comme un moyen
de réconciliation solennelle, instituait le culte des « Fia-
mines augustales » (12), déification de Rome et des Au-
gustes.
Les mécontents de la Gaule étaient calmés, lorsque,
suivi d'une armée à demi gauloise, Drusus passa en Ger-
manie, où il mourut d'une chute de cheval, après avoir
poussé ses victoires jusqu'à l'Elbe. Son frère Tibère le
remplaça, et devint l'héritier présomptif de la couronne
impériale.
II
Auguste, pendant son règne, craignait deux choses,
une invasion des Germains en Italie et un soulèvement
dans la Province. A sa mort, aucune de ces craintes ne
s'était encore réalisée; mais, sous Tibère, jouant d'abord
la modération, puis franchement cruel, les Gaulois, trop
pressurés d'impôts et trop misérables, essayèrent de se-
couer le joug. Beaucoup, frères en malheur avec les Can-
tabres, répétèrent sans doute le chant celtibérien que la
dernière guerre d'Auguste contre la Biscaye avait inspiré
aux populations des Pyrénées :
Lelol mon Lelo"l
Lelo I mort Leio !
Lelo ! Zara
A tué Lelo !
Les étrangers romains
Entourent la Biscaye; et
La Biscaye éleva
Son chan t de victoire.
Octave est
Le seigneur du monde,
Lecobidi (chef basque célèbre)
Celui des Biscayens. •
222 MÉMOIRES PU PEUPLE FRANÇAIS
Du côté de la mer.
Et de la terre,
Il mit autour de nous
Le siège.
Les plaines arides
Étaient à lui.
A nous de la montagne
Les cavernes.
Quand en lieu favorable
Nous sommes retranchés.
Chacun de nous a un ferme
Courage.
Peu de crainte,
A armes égales.
Coffre au pain I tu es
Mal pourvu.
Si dures cuirasses,
Eux ils portent,
Les corps sans défense
Sont agiles. /'
Cinq années
Jour et nuit,
Sans repos
Le siège dure.
Des nôtres un
Lorsqu'ils tuaient.
Quinze d'entre eux
Ils perdaient.
Mais ils sont nombreux
Et nous peu,
A la fin nous fîmes
Alliance,
Plus était impossible...
Des grands chênes
La vigueur s'use
A l'ascension perpétuelle
Du pic 1.
1. Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., t. II, p. 522; Rosew-Saint-Hilaire,
Hist. d'Espagne, t. 1er. p. 457 ; GuUl. de Humboldtf dans le Mithridate d'Ade-
lung.
LE GALLO-ROMAIN 223
Composé après la conquête, ce chant, encore tout em-
preint d'ardent patriotisme et de mélancolie navrante,
dut avoir de l'écho, et devenir une espèce de défi jeté
aux vainqueurs. Quoi qu'il en soit, l'Eduen Julius Sacrovir
et le Trévire Julius Florus, celui-ci homme de guerre,
celui-là politique habile, marchèrent à la tête des révoltés.
Les Andes, les. Andégaves, les Turons, les Éduens, les
Séquanais, les Trévires, les Belges entrèrent dans cette
immense conspiration, qui s'étendit d'un bout à l'autre
de la Gaule, mais ne fut qu'un impuissant effort. Une
cohorte romaine suffit contre les Turons, une division de
cavalerie* contre les Trévires; quelques bataillons mirent
en fuite les Séquanais. Les Eduens ne résistèrent pas
davantage * .
En moins d'une année (21 de l'ère chrétienne), la ré-
volte s'organisa, lutta, s'apaisa. Florus se tua de sa propre
main, et avec lui cessa l'insurrection du nord. Sacrovir se
réfugia dans sa maison de campagne^ que les Romains
incendièrent : il se poignarda, et avec lui finirent, non-
seulement l'insurrection delà Gaule centrale, mais encore
la pensée-mère du soulèvement général. Tibère n'avait
,été inquiété qu'un instant par les actes de Florus et de
Sacrovir; sa tyrannie pesa sur la Province; son passage
dans le pays laissa toutefois un souvenir ineffaçable :
après la défaite des Germains (8 av. Jésus-Christ), Tibère
transplanta quarante mille Sicambres en Gaule, et les y
fixa, moitié de gré, moitié de force ^.
Caïus César Caligula, digne successeur de Tibère, se
montra pire que le héros de Caprée à l'égard des Gaulois,
et ne considéra en eux que les riches, excellente matière
à rançonner. Ce monomane couronné en fit enlever de
toute condition, parmi ceux de taille élevée, et il les
obligea de se rougir les cheveux avec de l'eau de chaux,
à la façon des anciens Celtes, et d'apprendre tant bien
1. Taciti AnnaMa,, lib. m, passim.
2. Suet. Augustus, cap. 21, et Tiberius, cap. 9.
224 MÉMOIRES DL PEUPLE FRANÇAIS
que mai quelques mots tudesques, aliu d'aller jouer en
Italie le rôle de captifs germains, dans un triomphe qu'il
voulait organiser lors de son retour à Rome.
Autre folie : à Lyon, il ordonna de vendre à Tencan
aux Gaulois, en plein forum et en sa présence, puisqu'il
était lui-même crieur public et commissaire-priseur, de
vieux meubles, des vêtements^ des joyaux, des vases
venus d'Italie (40). Enfin, manquant d'argent, un jour
qu'il jouait aux dés, Caligula se leva de table, demanda
les rôles du recensement, ordonna la mort de quel-
ques-uns des plus imposés, puis revint vers ses com-
pagnons de jeu et leur dit : « Vous vous donnez beau-
coup de peine pour gagner quelques misérables drachmes ;
moi, d'un seul coup, j'en ai gagné tout à l'heure cin-
quante millions (soixante quinze millions de francs *". »
Cependant Caligula laissa une trace de raison en
Gaule : il érigea à Gessoriacum (Boulogne-sur-mer) une
tour fort élevée, au haut de laquelle, la nuit, rayonnaient
des feux qui montraient la route aux navires. Ce phare
a duré jusqu'au 29 juillet 1644, jour où il s'écroula. On
l'appelait la tour d'Odre 2, c'est-à-dire, en celtique, tour
du bord ou du rivage. Il était octogone, avec douze enta-
blements, un escalier pratiqué dans le mur extérieur, et
une porte aux huit angles de chaque galerie.
Claude, né à Lyon, parut s'occuper sérieusement
du sort de la Province ; il abolit le druidisme et proscri-
vit les druides (43) : ses persécutions obtinrent l'assen-
timent d'e tous, et cependant son fanatisme éclata trop
aveugle, tantôt contre les prêtres qu'il attaquait, tantôt
contre les derniers croyants aux superstitions celtiques.
Il donna aux citoyens des nation^ chevelues le droit
d'entrer dans le sénat romain et de posséder toutes les
charges publiques.
1. Dion Ckissim, Lib. lix, cap. 22.
2. Sueton., Gaïus Caligula, cap. 46; Montfaucon, suppl., t. IV, planche 50;
Magasin pittoresque, année 1837.
LE GALLO-ROxMAlN 225
A Rome, grande fut l'opposition, comme du temps de
César ; mais Claude en triompha^ et, suivant ses expres-
sions, (( consomma l'union des deux peuples, ayant des
mœurs, des arts, des alliances communes *. » Il com-
mença par les Eduens. Le discours de Claude au sénat
fut gravé sur des tables d'airain, et exposé dans Lyon,
près de l'autel d'Auguste : le musée de la ville possède
un fragment de cette précieuse antiquité. Les Gaulois
purent comprendre alors qu'à dater de cette époque, il
n'existait plus d'Alpes entre la Province et la métro-
pole (48). Le mot de C^ésar : « point de Gaulois à crain-
dre » paraissait devenir une vérité (V. plus haut p. 215).
Ce qui est singulier, c'est que Claude, honoré par des
statues, des arcs triomphaux, des autels et des temples,
dans toutes les villes de l'empire romain '^ (le piédestal
d'une statue qui lui fut élevée, se voit encore à Marsal,
dans la Meurthe), fournit matière à des plaisanteries.
Enclçiuder^ terme populaire datant du règne de ce prince,
signifie ce faire une dupe, un claude » ^.
Bientôt les mauvais empereurs firent place aux pires.
Néron fut détesté des nations gauloises, surtout des
Belges. Ceux-ci avaient commencé des digues et des ca-
naux, que sa politique ombrageuse les força d'abandon-
ner (58). Un second dénombrement de la Province, par
lui ordonné, avait de plus en plus agité les esprits * ;
l'incendie de Lyon efî'raya les populations (64), en leur
suggérant néanmoins quelques espérances superstitieu-
ses d'échapper à la tyrannie romaine. Grâce aux libéra-
lités du fils d'Agrippine, qui consacra quatre millions de
sesterces (820,000 fr.) à la reconstruction de cette ville, la
(( Rome gauloise, l'ornement de la Gaule » se releva de
ses cendres, brillante et prospère, plus encore peut-être
que par le passé .
1. Taciii Annalia, lib. xi, cap. 24.
2. Trebellius Pollio, Claudius, lib, m.
3. Mém. de la société des antiq. de France, t. V, p. 307.
4. Tadli Annalia, cap. 46.
l. 15
iH\ MEMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Mais la Lyonnaise ne sut aucun gré à Néron pour ses
faveurs : Fempereuf ne pouvait capter la reconnaissance
de gens qui le méprisaient. Donc, quatre années après
cet incendie, le sénateur gaulois Caïus Julius Yindex,
propréteur de la Lyonnaise, homme appartenant à la
plus haute nohlesse gallo-romaine et issu d'anciens rois
d'Aquitaine, dressa un plan d'insurrection qu'il essaya
de faire adopter par les principaux Séquanais, Eduens et
Arverries;
Ce plan consistait, non à attaquer l'Empire, mais seu-
lement à (( changer d'empereur, » à mettre en la place de
Néron Sergius Sulpicius Galba, vieux général, plein de
renommée et d'expérience, commandant les légions d'Es-
pagne. Deux fois, Yindex écrivit à Galba, le suppliant
d'être le « libérateur du genre humain » *^ d'être ce le chef
du vaste et puissant corps des Gaules 2, capable de mettre
cent mille hommes sur pied, et même davantage. » Galba
eut quelque hésitation; mais enfin il accepta le sceptre
impérial et marcha vers les Pyrénées.
Les chants des coqs avaient réveillé Néron, suivant un
jeu de mots latin % qui faisait allusion au caractère
bruyant, bavard et intrépide des Gaulois comparés aux
coqs, et ayant pris le coq pour symbole (d'où le mot co-
carde.) Cet empereur promit dix millions de sesterces en
échange de la tête de Vindex; Yindex offrit sa propre
tête en échange de celle de Néron *, et continua de
conspirer. Cependant le soulèvement ne fut pas univer-
sel : Lyon tint pour Néron, Yienne pour Galba. Les
Arvernes, les Eduens, les Séquanais participèrent à
l'insurrection; les anciens Belges, au contraire, les
Rêmes, les Lingons, les Trévires, préféraient à Galba,
qu'ils appelaient a l'élu de Yindex », le commandant de
1. Suelon'ius, Galba, cap. 0.
a. Platarchi (Jalba, cap. 4.
3. Suetuiiius, Aei'o, cap. 4îi.
4. Dion Cassiui^, Lib. lxiu, cap. 2o,
LE GALLO -ROMAIN 227
la Germanie supérieure, Verginius Rufus. Galba assiégea
Lyon à peine reconstruite, et Verginius, entrant sur le
territoire séquanais, assiégea Besançon^ que Yindex ac-
courut défendre.
Une entrevue eut lieu entre les deux généraux; ils
convinrent que les insurgés entreraient dans Besançon.
Yindex s^'avança donc, à la tête de son armée. Mais les
légions romaines, qui n'étaient point instruites du bon
accord établi entre Verginius et Vindex, engagèrent un
combat opiniâtre, sans écouter la voix de leurs chefs.
Le désordre commun tourna contre les insurgés, qui
s'étaient en toute confiance approchés des portes de Be-
sançon. Vingt mille succombèrent, et Vindex, désespéré,
se perça de son glaive, laissant à Verginius un pouvoir
immense. Les légions, qui n'avaient pas eu l'intention de
défendre Néron, tout en repoussant Galba, proclamèrent
leur commandant empereur. Verginius refusa.
Sur ces entrefaites, la nouvelle de la mort de Néron fut
annoncée par un décret du sénat, confirmant l'élection du
nouveau prince. Galba; mais l'anarchie ne cessa point
parmi les légionnaires qui, après la ëéfaile de Vindex,
écrivirent sur Jeurs enseignes : « Verginius, César Au-
guste. » Galba se trouvait près deNarbonne,lorsqu'on vint
lui remettre l'important décret qui lui donnait la cou-
ronne. Ne doutant plus de sa puissance, il récompensa
les Eduens, les Arvernes et les Séquanais; il châtia les
Renies, les Lingons, les Trévires, les anciens Belges;. il
combla Vienne de faveurs et écrasa Lyon d'impôts. Les
ressentiments antérieurs à la conquête se réveillèrent :
la Province se divisa en partisans et en ennemis de Galba,
en (( galbiens ^ » et auti-galbiens.
Près du Rhin^ les légions romaines s'obstinaient à ne
point reconnaître le nouvel empereur ; elles ne pouvaient
néanmoins décider Verginius à accepter l'autorité suprême*
Celui-ci, rappelé par Galba, eut pour successeur l'infirme
1. Tacili llistoriuruui, lib. i, cap. 51.
228 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et goutteux lïordéonius Flaccus. Alors Fonteius Capito,
commandant de la Germanie inférieure, agit tout autre-
ment que Yerginius,, essaya de s'emparer de Tempire
qu'on ne lui offrait pas^ et périt assassiné, ayant pour
successeur le méprisable Yitellius, qui se montra libéral
et juste, travailla à se rendre populaire, et ne tarda pas
à être proclamé empereur (69), pour introniser avec lui
les cuisiniers, les histrions et les bouffons, dont le règne
dura huit mois.
Kien n'étouffait les idées d'affranchissement. Doux ou
cruel, le maître donné par Rome était détesté des Gaulois,
qui rongeaient leur frein en silence. Claudius Civilis,
d'antique et puissante famille batave, conçut le projet
d'arracher la Province et les peuplades transrhénanes à
la domination romaine (69). Vitellius avait vécu, massa-
cré à Rome, et jeté dans le Tibre; Vespasien, son anta-
goniste, venait d'être proclamé empereur par les légions
d'Orient et reconnu par celles d'Illyrie. L'instant semblait
propice à Civilis, qui fit le serment accoutumé de ne pas
couper ses cheveux avant d'avoir tiré des Romains une
éclatante vengeance, et s'engagea, d'ailleurs, à couvrir
de son propre nom la guerre que Yespasien dirigeait con-
tre Yitellius. Celui-ci étant vaincu, Civilis entama une
lutte personnelle contre le vieux Hordéonius Flaccus ; et
enfin il le^a le masque, en écrivant sur ses bannières :
EAIPIRE GAULOIS.
11 parvint d'abord à chasser les Romains de l'île des
Bataves ; puis il assiégea à plusieurs reprises Vetera Cas-
tra (aujourd'hui Santen, dans le duché de Clèves), et
mit les légions en déroute à Novesium (Nuys, dansl'Elec-
torat de Cologne). Il avait souvent l'avantage sur les Ro-
mains. La fortune lui souriait, car, dans le camp du
<( parti vitellien » , des divisions s'élevèrent : Hordéonius
Flaccus fut assassiné par ses propres soldats *.
Comme Civilis marchait de succès en succès, l'espérance
1. Taciti Hisloriarum lib. iv, j^awirn.
LE GALLO-ROMAIN 229
de raffranchissement gagna toute la Province. On vit repa-
raître les druides ^t les bardes, ressuscitant le vieux pa-
triotisme, chantant la ruine imminente de Rome, déclarant,
au nom du ciel, que ce l'Empire gaulois commençait.» La
prophétesse Yelléda [wald^ puissant, redoutable) prédi-
sait le triomphe des Germains. La Province profitait de
l'état déplorable où se trouvait l'Italie, dévastée après la
chute du parti vitellien ; de l'état plus déplorable encore
où se trouvait Rome, en proie aux luttes sanglantes des
factions, et pleurant sur son Capitole incendié.
Le belge Classicus, qui se vantait « d'être par ses
ancêtres l'ennemi des Romains, plus que leur allié, » le
trévire Julius Tutor, le lingon Julius Sabinus, dont la
vanité était si grande qu'il se glorifiait de descendre de
César par l'adultère d'une bisaïeule, s'unirent à Civilis *.
Les deux premiers firent dominer l'Empire gaulois sur
les bords du Rhin ; mais Julius Sabinus, osant se revêtir
de la pourpre impériale, aussi lâche qu'ambitieux, aussi
vaniteux qu'imprudent^ fut battu par les Séquanais, qui
tenaient toujours pour les Romains, s'enfuit pendant une
bataille, et après avoir répandu le bruit de sa mort, se
cacha dans un souterrain, où il vécut neuf ans 2, grâce
au dévouement de sa femme Éponine (70).
La défaite de Sabinus effraya les cités gauloises, qui se
divisèrent, les unes demandant la paix, les autres, moins
nombreuses, voulant continuer la résistance. Une assem-
blée générale, qui eut lieu dans la capitale des Rêmes, par-
vint seulement à montrer combien les villes étaient ja-
louses entre elles. Chaque cité revendiquait le titre de
capitale de la Gaule ; chaque peuple prétendait fournir
le généralissime; et l'anarchie engendra la réaction.
Pour comble de malheur, pendant les révoltes gau-
loises, un excellent général romain, Pétilius Cerialis,
lieutenant de Yespasien, arriva dans la Province à la
1. Taeiii Historiarum lib. iv, yanim,
%. Plutarehi Amatorius, cap. 25,
230 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tête d'une armée imposante. Il poussa la guerre avec
une activité extrême, assiégea et prit la capitale des
Trévires, fit prisonniers les principaux Belges, provo-
qua et obtint la soumission des Lingons. Civilis, oppo-
sant une plus longue résistance, se mesura deux fois
avec Cerialis. Heureux d'abord, il subit ensuite un rude
échec, qui le força de sortir de la Gaule avec ses Ger-
mains, et de se retrancher dans l'île des Bataves, où il
essaya de là guerre maritime, et équipa une petite flotte
qu'il conduisit à l'embouchure de la Meuse et du Rhin.
Celle de Cerialis était plus faible, mais mieux montée.
Les deux adversaires commencèrent un combat qui n'eut
pas de durée, et la paix termina bientôt cette dernière en-
treprise de Civilis * .
L'Empire gaulois s'évanouit (70) ; la Province se rési-
gna au joug : ses habitants reçurent et acceptèrent le
nom de Gallo-Romains.
Ill
Une lassitude complète énerve les populations . L'indé-
pendance n'a plus de soldats.
Deux siècles s'écoulent, sans que. les événements méri-
tent de fixer l'attention des annalistes romains. Temps de
muettes douleurs, de désespoirs concentrés, pour nos an-
cêtres, dont l'histoire s'occupe à peine, jusqu'au moment
où les Germains franchissent le Rhin pour la première
fois. Les Gallo-Romains n'ont connu Domitien qu'à cause
de son édit ordonnant d'arracher les vignes dans les pro-
vinces chevelues, édit dont la teneur a été exécutée envi-
ron deux siècles. Les arènes de Nîmes, le pont du Gard,
et la basilique élevée à Nîmes en Flionneur de Plautina,
femme de Trajan, ont popularisé parmi eux le nom
d'Adrien.
1, Taciti Historiarum Ijb, v, passim.
LE GALLO- ROMAIN 231
L'autorité hienfaisanto des Antonins s'est fait sentir,
eu modifiant l'état social de la Gaule, qui s'honore d'a-
voir donné naissance à Titus- Antoninus, originaire de Nî-
mes. Marc-Aurèle a institué les «registres de l'état civil. »
Pe^ après, plusieurs secousses ont troublé le calme
trompeur du pays ; Septime Sévère et Claudius Albinus
se sont disputé l'empire sous les murs de Lyon (17 fé-
vrier 197), dans une effroyable bataille. Là, les « albi-
niens » ont plié ; a les sévèriens » vainqueurs ont pillé et
incendié la ville. La province a souffert de cette lutte,
sans y avoir pris la moindre part. Aurélien, çn 274, a
apaisé quelques séditions gauloises^ notamment celles de
Lyon ; il a visité plusieurs villes ; il a prodigué les dépen-
ses pour embellir Genahum qui, par reconnaissance, s'apr-
pelle désormais Aiir^liana (Orléans), et il a, croit^on,bâti
l'enceinte militaire de Dijon [Castrum divionensê).
Quant aux ravages des Pranks, soit en 242, soit en
2S6, soit enfin en 277 ou 310, nous les mentionnerons,
en décrivant le pays des Franks, en étudiant leur origine.
Remarquons tout d'abord que Jeurs compagnons d.'inva-
sion sont les Lygiens, Jes Burgundes ou Bourguignons,
et les Vandales ; mais que, plus tard, les Franks s'op-
posent aux mouvements des barbares, par l'effet d'xme
de ces réactions si fréquentes dans la vie des peiiples an-
ciens.
Dans la Province, le.Romain pèse sur le Gî^ulois, prin-
cipalement au fond des campagnes. Cçlui-ci, réduit à une
misère affreuse, antipathique au bien même, s'il vient de
ses vainqueurs, oublie que les efforts des Yindex et des
Civilis ont été infructueux : dans son farouche désespoir,
il essaie encore de secouer un joug trop insupportable,
La révolte des Bagaudes, c'est-à-dire en langue celtique,
la révolte des bandits, des attroupés, des insurgés, éclate
alors (28îi), inspirée peut-être par une femme, Yictoria,
mère de Yictorinus, principal lieutenant de Posthumus,
que la Gaule a proclamé son libérateur, que les légions
romaines viennent de massacrer.
232 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Yictorinus se fait empereur; Victoria le p^uide et le
conseille; elle porte le titre d'impératrice, Victoria-Au-
gusta. Les soldats surnomment cette héroïne a la mère des
camps, )) et Trêves bat monnaie en son nom, qui partout
retentit. On célèbre son apothéose, quand elle a succombé
en voulant élever une force gauloise contre la domina-
tion romaine : une médaille commémorative représente
d'un côté la tête de Victoria portant un casque, et de l'au-
tre un aigle s'élançant au ciel l'œil fixé sur la lumière.
Au revers se lit le mot consea^atio^ et autour de la face
Imp. Vict, Aug. *.
Plus de cent mille paysans, colons, hommes de toutes
les positions infimes, forment la Bagaudie, cette armée
de l'esclavage, du désespoir et de la misère. Les proprié-
taires, vexés par \q^ procuratores et autres agents impé-
riaux, avaient voulu rendre aux cultivateurs les maux
qu'on leur faisait supporter. Les masses attachées à la
glèbe ont résisté. Elles prennent les armes et donnent la
pourpre à leurs deux chefs, J^lianus et Amandus, aux
noms desquels on frappe çà et là des médailles.
Sous la conduite de ces chefs, elles ravagent les villes
et les campagnes. Mais l'empereur Maximien les accable
sans peine. Les débris de l'armée des Bagaudes se réfu-
gient dans un camp retranché, au milieu de la presqu'île
formée par la Marne, près de Paris, lieu qu'on a appelé
« camp des Bagaudes, fossé des Bagaudes » (aujour-
d'hui Saint-Maur-les-Fossés.) Maximien les y assiège.
Après une résistance opiniâtre, ^^lianus et Amandus
meurent en soldats; les insurgés se rendent. La Bagaudie
cherche son salut dans les montagnes, dans les forêts,
et vit toujours à l'ombre en état de guerre contre les lois
de l'Empire. Les cruelles exigences du propriétaire
envers le colon recommencent, car toute révolte sans
succès aggrave ordinairement la misère des insurgés.
\. T. E. Mionnet, Description des médailles antiqnesf etc., t. I«% p. 61 et
siiiv., in-S", Paris. 2^ édition. 1822.
LE GALLO-ROMAIN S33
Dioclétien partage l'Empire (292). La Province, di\d-
sée en quatorze gouvernements au lieu de six * , échoit à
Constance-Chlore, qui la gouverne avec modération et
habileté. Il la protège contre les Germains, dont plusieurs
tribus deviennent sujettes de l'empereur et fondent des
colonies dans le pays gaulois. Mais ces colonies/ trou-
vant là une hospitalité qui ressemble trop à la tyrannie,
veulent s'y soustraire : les Sarmates, entre autres, re-
gagnent leurs plaines désertes. Des relations s'établissent
ainsi parmi les barbares et les Gallo-Romains. Les uns et
les autres se connaissent, peut-être sur certains points
sympathisent. Le moment des invasions en Gaule est
arrivé. Constantin, proclamé empereur dans l'île de Bre-
tagne (306), marche sur les traces de Constance-Chlore,
son père, et triomphe des Barbares.
A L'intérieur, dans Autun, il réduit le nombre des
Éduens qui paient la capitation de vingt-cinq mille à dix-
huit mille, réforme les finances, et punit quelques exac-
teurs. Par reconnaissance, Autun prend le nom de Flavia,
appartenant à la famille de cet empereur, qui ajoute un
quartier à la ville d'Arles et lui permet de porter son nom,
concurremment avec l'appellation primitive : Arelate
Constantina. Constance, fils de Constantin, laisse au con-
traire les Germains ravager la Gaule, en leur abandon-
nant les nations qui obéissent à Magnence, frank d'ori-
gine, fils d'une prophétesse, salué Auguste par une foule
de conjurés, et meurtrier de Constant.
Des Francks et des Allemands (AUemans), attirés par
ses promesses, s'établissent dans le pays qui s'étend du
Rhin à la Moselle, pillent ou incendient quarante-cinq
villes florissantes du Nord. Tout ce qui reste de soldats
à l'empereur est mal payé, sans provisions, sans armes,
sans discipline, et tremble au seul nom de Barbares. Cons-
tance ne s'occupe que de la querelle religieuse des Ariens,
des événements de l'Orient, d'une guerre à diriger contre
1. Lenain de Tillemont, Hist, des Empereurs, t. IV.
234 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
les Perses : il dédaigne les affaires'de la Province ; mais
il fipit néanmoins par comprei^dre qu'il faut protéger cette
partie de l'Empire, si Ton «e veut la perdre entièrement,
et il charge Julien, fait César (355), de marche^: contre
les redoutables ennemis qui, par intervalles, traversent
le Rhin,
Julien, jeune encore, disciple de Platon, est plus phi-
losophe que général; cependant, sa passion pour la
gloire et sa haute intelligence lui permettent de remplir
avec un zèle heureux la rude tâche que lui a confiée l'em-
pereur, Jjc génie chez; lui supplée aux moyens insuffi-»
sants. Il exhorte ses soldats au courage, à la discipline,
h la tempérance, avec l'irrésistible éloquence de l'exemple
qu'il donne lui-^même. Dès la première rencontre, les Al-
lemands obtiennent l'avantage; à la seconde^ Julien' est
vainqueur et venge la perte de deux légions. Le doux
philosophe a promptement acquis l'habileté d'un guerrier
consommé. Peu de temps après ces succès, et son hiver^
nage à Senones, l'ancien Agedencum (aujourd'hui Sens),
il avance encore contre les Allemands, et accomplit une
campagne aussi brillante que périlleuse, en échappant à
un blocus. Le lieutenant Barbation plie tout h coup de-
vant les Barbares, et opère sa retraite au lieu de seconder
Julien, qui reste exposé aux coups de sept rois (nVs,
chefs de tribus) , avec treize mille hommes seulement
pour en combattre trente-cinq mille.
Triomphant dans cette déplorable situation, Julien dé-
fait les Allemands près d'Argentoratum ou Strasbourii.
Six mille Barbares périssent ; Chnodomar, le plus brave
et le plus farouche des sept rois, est pris. Julien, ainsi
délivré de dangers immenses, consolide l'autorité romaine
en Gaule. Il passe dans sa a chère Lutèce » l'hiver de
358-359 ; puis, au printemps, il se met en campagne, bat
tour à tour les Saliens et les Chamaves, traverse plusieurs
fois le Rhin, construit des places fortes au delà de ce
fleuve, recouvre par traité quinze mille légionnaires pré-
cédemment tombés au pouvoir des Allemands, et revient
LE GALLO-ROMAIN 235
encore (SGO") à Lutèce, appelée par les Gallô-Romains
« la petite forteresse des Parisii. » J
Là, Julien possède les Thermes, sur la rive gauche
de la Seine *. Car cette ville s'embellit de Jour en jour,
en tirant de son sol les meilleurs matériau:^ pour tous les
genres de construction 2 ; et déjà sans doute elle a cet
aspect varié qui la transformera en merveille dans la suite
des siècles. Elle devient peu à peu le centre de la Gaule,
non le centre géographique, placé à Bourges, cité à la-
quelle il manque malheureusement une rivière, et qui
n'est pas, comme Lutèce, à proximité de la Germanie et
de la Bretagne. Du iv^ siècle, probablement, date le chan-
gement du nom de Lutèce (IjUtetîa) en celui de Paris
[Parisii), puisque la lettre synodale d'uu concile de 360
l'appelle Parisea civitas.
Alors s'opérait une révolution dans les noms des capi-
tales gallo-romaines. Aux appellations celtiques, romai-
nes ou hybrides, on substituait le plus souvent celles de
la nation même ; on faisait d'Augustoritum ou Austori-
tum , Lemovices ou Lemovicas (Limoges) ; de Divona,
Cadurci (Cahors) ; de Vesunna, Petrocorjs (Périgueux) ;
de Limonum, Pictavis (Poitiers); d'Avaricum, Bituriges
ou Biturigas (Bourges) 'K
Par la douceur de son administration^ par ses qualités
personnelles, par son assiduité quand il faut rendre la
justice, Julien mérite l'amour de ses sujets gaulois, que
la vigueur de son bras défend et rassure. Il quitte la
Province, après avoir réduit l'impôt de vingt-cinq aurei
ou 373 fr,, pour chaque capital de quinze mille fraises
(environ deux et demi pour cent), à sept aurei ou cent
cinq francs (c'est-à-dire moins de trois quarts pour cent).
C'est çiu parlais des Thermes qu'il a rççu le nona d'Au-
1. Ammianus MarcelUnus, Lib. xv à xx, passim.
2. V. Durmj, Introd. générale à l'hist. de France, p. 29.
3. Voir plus haut, p. 219; Max. Delochej Élud. sur la géog. hist. de la,
Gaule, p. 53; Mémoire de l'ahbé Belley, dans les Mêm. de VAcad. des insç.
et bplles-lettres, t. XLX, p. 495.
236 MÉMOIRES DU t*EUPLE FRANÇAIS
guste, qu on l'a élevé sur un bouclier, selon la mode ger-
maine, et que le collier d'un porte-enseigne lui a servi de
diadème impérial.
A sa mort, les Barbares reparaissent, menaçant de nou-
veau les frontières de la Province. Jovien, qui succède à
« l'apostat, » ne laisse aucune trace ; mais sous Valens et
Valentinien, frères, entre lesquels le monde romain est
pour la première fois partagé en empire d'Orient et en
empire d'Occident, la Gaule se défend par tous les moyens,
tantôt par la force, tantôt par la trahison. Yalentinien,
qui commande en Occident, vient à Lutèce pour surveil-
ler la marche des Allemands (36S), que d'abord il re-
pousse. Toutefois, des excursions nouvelles sont tentées.
Valentinien use de rigueur. Pour punir les Bataves, cou-
pables d'avoir perdu leurs drapeaux, il les dégrade et les
prive de leurs armes, en présence de son armée qu'il rap-
pelle à la discipline. Sa colère ne connaît plus de bornes.
Saisissant cette occasion malheureuse pour faire un
exemple terrible, Yalentinien veut vendre les Bataves
comme des esclaves, et les prières réitérées de toutes les
légions l'empêchent seules d'accomplir ce dessein. Aiguil-
lonnées alors par ses discours, effrayées par sa sévérité,
satisfaites du pardon accordé aux Bataves, les troupes
de l'empereur continuent la guerre avec énergie, et re-
poussent les Allemands par de là le Rhin.
Pendant ce temps , près de Mayence, des bandes de
Barbares surprennent les légions romaines au moment où
celles-ci célèbrent des cérémonies religieuses. Elles enlè-
vent et emmènent en esclavage un grand nombre des ha-
bitants de la ville ; elles remportent ainsi, par ruse, une
victoire qui contre-balance leur défaite près du Rhin. Ya-
lentinien, transporté de fureur (il mourra d'un accès de
colère), cherche des moyens de vengeance. Il écrase les
Barbares, pour les punir d'avoir saccagé Mayence ; il pro-
tège contre eux la Gaule septentrionale, en faisant con-
struire, depuis le Rhin jusqu'à l'Océan, une chaîne de
tours, ae forteresses et de boulevards ; enfin il sème la
LE GALLO-ROMAIN 237
discorde entre les Allemands et les Burgundes. Son acti-
vité ne se ralentit pas. Du côté de l'Océan, les corsaires
saxons commencent déjà à descendre sur les rivages de
la Gaule. Valentinien les extermine; désormais leurs
chefs se contenteront du titre et du pouvoir dont ils
jouissent comme « rois de la mer. »
Cette suite non interrompue d'invasions épuisait la
Province. Harcelés de toutes parts, les Gallo-Romains se
défendaient faiblement. Parmi eux régnait le désordre,
et quelquefois, au lieu de combattre résolument contre
les ennemis du dehors, ils tournaient leurs armes contre
eux-mêmes. Leur force s'usait en troubles intérieurs.
Par une fatalité déplorable, il semblait qu'ils voulussent
échapper à l'influence de Rome, dans le moment même
où les légions seules savaient repousser les Barbares.
Mais, quand les empereurs, de moins en moins solides
sur leurs trônes, devinrent incapables de protéger la Pro-
vince, celle-ci dût passer insensiblement d'un joug sous
un autre. Le simple récit des événements fait pressentir
une grande catastrophe en Occident : les conquérants de
la Gaule se laisseront ravir leur proie ; les Romains et les
Gallo-Romains disparaîtront ensemble.
Gratien eut à accomplir une tâche plus pénible que celle
de son père. Il avait été proclamé Auguste à douze ans,
dans Amiens, et atteignait à peine sa dix-neuvième année,
quand Yalentinien mourut (375) . La Province était le théâ-
tre de troubles continuels, qu'il fallait réprimer. Il impor-
tait en outre de chasser les tribus germaniques et tous les
ennemis extérieurs. La valeur guerrière n'y pouvait plus
suffire. Les Barbares paraissaient résolus à procéder dé-
sormais par « invasions pacifiques, » et chaque jour ils
obtenaient des succès. Gratien, élevé parle poëte borde-
lais Ausone, et gaulois par l'éducation sinon par la
naissance^ alla fixer sa résidence à Trêves. Il se lia d'ami-
tié avec Mellobaud, chef d'une tribu franke, à qui il donna
le titre considérable de a comte des domestiques » (Cornes
domesticorum) .
238 MÉMOlllES DU PEUPLE FRANÇAIS
Les Franks méritaient bien que l'empereur les récom-
pensât ainsi en la personne de Mellobaud, car avec leur ,
aide il avait taillé en pièces les Allemands, dans un com-
bat où trente-cinq mille fantassins avaient péri ; et, fidè-
les auxiliaires, ils ne se séparèrent de Gratien que par
jalousie, quand ce prince leur préféra un corps d'Alains.
Puis des intrigues de palais furent fatales à l'empereur
et à Mellobaud, qui avait été deux fois consul, et géné-
ralissime ou maître des milices. Andragathuis, lieutenant
de Magnus Maximus^ espagnol, proclamé empereur par
les légions de la Bretagne, fit mourir Gratien à Lyon, où
il s'était enfui avec trois cents chevaux (383)^ après avoir
été battu par ^laximus près de Lutèce.
Un édifice triomphal, trouvé à Paris en 1832, sur l'em-
placement de l'église Saint-Landry dans la Cité, parait
être un monument consacrant le souvenir de la défaite
de Gratien.
Magnus Maximus, reconnu par Théodose, qui com-
mandait en Orient, gouverna pendant quatre ans la pré-
fecture des Gaules. C'est ainsi que Théodose avait réduit
le pouvoir de l'usurpateur. Celui-ci lutta contre Yalen-
tinien II, frère de Gratien, jeune prince qui possédait
l'Italie,, l'ouest de flllyrie et l'Afrique. Magnus Maxi-
mus n'accepta,, ne paya les services d'aucun chef bar-
bare ; il n'admit dans son armée que des Germains et des
Gaulois. »
Cependant Théodose P% le Grand, empereur d'Orient,
vint combattre Magnus Maximus et défendre Valentinienll,
forcé de quitter l'Italie, que son rival avait envahie (387).
En une seule bataille, Magnus MaximUs perdit le pou-
voir et la vie. Arbogast, général frank, fut chargé par
Théodose de soumettre à Yalentinien II les Gaules, et de
repousser quelques peuplades frankes, menaçant les
frontières de la Province. Aussi, sous Yalentinien II,
Arbogast fut-il piu^ puissant que Mellobaud sous Gratien.
Ce frank orgueilleux, créé te maitre général de l'armée
des Gaules », réserva pour ses compatriotes tous les
LE GALLO-ROMAIN â39
commandements militaires, et poussa le jeiine Yalenti-
nien II à donner à des barbares tous les offices civils.
Aucune influence ne l'emportait sur celle d'Arbogast,
empereur de fait. Yalentinien. II, renfermé dans son pa-
lais de Vienne, sur le Rhône, ressemblait à un pri-
sonnier. Son beau-frère Théodose^ qui souffrait de le
voir ainsi soumis à un frank dont l'audace surpassait
le mérite, lui conseillait de régner par lui-même.
L'avis était bon et sérieux; mais Yalentinien II le sui-
vit brutalement, sans attendre qUe Théodosé vînt l'ap-
puyer de son épée.
Un jour la fantaisie prit à Yalentinien II de retirer à
Arbogast tous ses emplois. Il le reçut sur son trône, le
regarda avec colère, et lui déclara qu'il devait se démettre
de ses fonctions en faveur d'autres courtisans. Arbo-
gast, avec plus de mépris que de ressentiment, jeta à
ses pieds l'édit impérial qui contenait sa disgrâce, en
s'écriant : « Tu ne m'as pas donné le pouvoir, et tu ne
peux me l'ôter. » Ce mot très-profond expliquait la situa-
tion vraie du maître et du favori.
Puisqu'un barbare osait parler de la sorte à Fenipe-
reur, c'en était fait de la puissance romaine. On rapporte
que Yalentinien II voulut tuer Arbogast de sa propre
main; mais les choses n'allèrent pas plus loin que la
menace. Quelques jours après, au contraire, le lo mai 392,
l'empereur fut trouvé étranglé dans son lit : ses velléités
de puissance effective lui avaient coûté la vie.
Trop habile pour ceindre le diadème, Arbogast fit suc-
céder une ombre à un fantôme. Le rhéteur Eugène, un
de ses secrétaires, « maître des offices y)^pri7iceps officii *,
revêtit la pourpre pendant trois ans, et, pendant trois ans,
l'empereur d'Orient Théodose ne s'exposa pas aux risques
d'une attaque contre Eugène et Arbogast; Mais enfin
Théodose, ne pouvant supporter plus longtemps l'inso-
lent triomphe du général frank, assassin de son beau-
1. Zusymi Lib. vi.
240 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
frère, qui commandait en Occident sous le nom d'Eugène,
livra à ce dernier la bataille d'Aquilée (394), demeura
victorieux, lit trancher la tête à l'empereur, et força Ar-
hogast à se percer de son épée. Il parvint ainsi à rétablir
pour quelque temps l'unité de rp]mpire, si gravement
compromise par l'ambition, l'orgueil et les intrigues
d'Arbogast. Le christianisme triompha avec lui, et les
Barbares restèrent tranquilles pendant seize années.
Bientôt le Salien guida sa charrue dans les guérets, le
Sicambre, courba son épée en faux tranchante. Sans irri-
ter le Chauque, le Belge conduisit au delà du fleuve ses
brebis : les troupeaux du Gallo-Romain errèrent en liberté
sur les monts où le Frank avait lixé son séjour, et l'on
chassa sans danger dans la forêt Hercynienne.
Ces merveilleux résultats, dus à Stilicon^, furent d'une
courte durée.
Théodose, en mourant, avait laissé deux fils, Arcadius
et Honorius. Celui-ci régna sur l'Occident, avec le van-
dale Stilicon, maître des milices, pour protéger sa fai-
blesse ; celui-là régna en Orient, avec le goth Alarik
pour allié et pour dominateur. La séparation des deux
empires fut définitive. 11 n'y eut plus de frein aux incur-
sions des Barbares, auxquels la Province devint une
facile proie, et qui franchirent toutes les frontières. Les
troupes romaines, engagées dans des guerres civiles, ne
purent résister au flot envahissant des Suèves, Vandales,
Alains, Burgundes, qui passèrent le Rhin le 31 décem-
bre 406, quand les Goths se dirigeaient vers Rome, dont
les portes s'ouvrirent à Alarik.
Partout la désorganisation du double Empire com-
mença.
L'invasion qui eut lieu dans les premières années du
\^ siècle, produisit des effets immenses pour toute l'Eu-
rope. Les Burgundes seuls restèrent dans la Province;
les autres Barbares allèrent au delà des Pyrénées se
1. Claudianus, In Rufo.
LE GALLO-ROMAIN 241
partager le midi de l'Espagne. Les Burgundes s'établi-
rent à l'ouest du Jura, depuis le lac de Genève jusqu'au
confluent du Rhin et de la Moselle : ils fondèrent la
« Burgundia, » ce pays bourguignon dont Thistoire par-
lera pendant tant de siècles.
L'influence des Barbares fut illimitée autant que fatale.
On vit Ataulf, frère d'Alarik, mettre ses Wisigoths à la
solde d'IIonorius, dont il épousa la sœur Placidie, qu'il
avait d'abord emmenée captive ; on le vit renverser Jo-
vinu§ et Sébastien, deux frères qui avaient pris la pour-
pre dans les Gaules, et recevoir pour récompense les
provinces méridionales, avec Narbonne, Toulouse et
Bordeaux. Au nord les Franks s'établirent dans le pays
qui va de la Meuse à l'Escaut, et les Alains s'emparèrent
des territoires de Valence et d'Orléans. Enfln les anciennes
cités des Armorikes, depuis les Pyrénées jusqu'au Rhin,
« se constituèrent en une sorte de république, » formèrent
le Tractus armoricanus^ confédération qui ne revint
jamais sous la domination impériale, sans fonder
pourtant rien de durable après qu'elle eut repoussé les
bandes étrangères. La Province gallo-romaine échappait
aux empereurs, se démembrait pièce à pièce.
Vainement Ilonorius publia, le 17 avril 418, un édit
ordonnant la convocation d'une assemblée annuelle de
sept provinces, laquelle devait se réunir dans Arles, du
13 août au 13 septembre, sous la présidence du préfet du
prétoire des Gaules lui-même, pour indiquer ses opi-
nions sur les nécessités publiques et privées * ; vainement
il chercha à se concilier les sympathies des Gaulois en
composant cette assemblée de juges, d'officiers des cités,
de députés des propriétaires, et en condamnant à une
amende de trois livres d'or tous ceux qui refuseraient de
s'y présenter. Le succès ne couronna pas ses efforts.
Les Gaulois s'intéressaient d'autant moins à la conser-
vation de l'Empire, que sa ruine servait leur vengeance,
1. licc. des Hist, de France, t. 1"', p. 7CG, Eœ codice Theodosiano de Gallis.
r i6
242 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et qu'ils trouvaient plus de liberté dans sa désorganisa-
tion que dans l'ordre existant depuis la conquête. Ils
renoncèrent d'avance à la vie politique qu'IIonorius es-
sayait de leur rendre.
Vers cette époque, de nouveaux Baguudes pan uiuu-
rent et dévastèrent les campagnes. On ne les avait pas
détruits complètement. Ils se reformèrent à plusieurs
reprises, pendant toute la durée de l'empire romain *.
Leur nom demeura aux paysans qui dans la suite vécu-
rent à l'écart, alin d'échapper au recrutement de l'armée
ou aux exactions du fisc impérial. Non-seulement, au
milieu des troubles, l'assemblée que les Gaulois faisaient
annuellement n'eut pas lieu ou resta sans effet, mais la
ruine de l'Empire devint de plus en plus imminente, jus-
qu'à l'apparition d'Aétius qui la retarda d'un demi-siè-
cle, et fut le dernier véritable ce gouverneur pour les Ro-
mains » dans les Gaules.
Aétius, fils de Gaudentius, maître de la cavalerie et
comte d'Afrique, était né à Dorostore, dans la Mœsie.
Scythe d'origine, mais romain de cœur, il parvint à la
dignité de patrice, et rétablit pendant quelques années
l'autorité impériale, que ses talents militaires surent faire
i^especter. 11 combattit heureusement les Franks, refoula
les Burgundes jusqu'aux confins de la Savoie (Sabaudia),
força les Wisigoths à lever le siège de Narbonne (437),
et défit, près de Tours, les Bagaudes et leurs chefs.
Douze années, de 428 à 450, suffirent à Aétius pour
terminer avec succès toutes ces expéditions.
Mais un rival plus digne de lui, un guerrier légen-
daire, se présenta. Attila, roi des Huns, passa le Rhin
(4SI), à son confluent avec le Necker. Il signala sa venue
en ruinant Mayence, Strasbourg, Metz et plusieurs autres
villes, dont les habitants furent massacrés : une chapelle,
épargnée par l'incendie, indiqua seule la place où avait
été Metz. Le a fléau de Dieu » détruisait les cités, et sur-
1. Cl. MamCi'iinus,Pat\vsynqu& de Maximicti lîèrciiîo.
LE GALLO-ROMAIN 243
tout effrayait les peuples. Son invasion en Italie avait
causé une terreur profonde dans ce pays. La tradition
rapportait qu'après une bataille livrée par lui, près de
Rome, tous les combattants, Huns et Romains, avaient
péri.
Lorsqu' Attila s'avança vers la Gaule, l'épouvante des
habitants se manifesta de mille façons. Aétius la mit à
profit pour former une coalition contre le terrible enva-
hisseur. Il rassembla une nuée de Barbares, Franks,
Alains, Saxons, Wisigoths. Aidé par ces hommes, qui
avaient quelque teinte de civilisation, si on les compare
aux compagnons d'Attila, Aétius délivra Orléans, devant
laquelle les Huns ne trouvaient déjà plus de résistance.
Il lit reculer le « fléau de. Dieu » jusque dans les plaines
de la Champagne, où la journée des champs catalauni-
ques marqua la délivrance des Gaulois (4SI).
L'année suivante, Attila mourut; en 454, Aétius fut
lâchement assassiné : Yalentinien III, jaloux des succès
obtenus par le général romain, et craignant les effets de
son ambition, frappa de sa propre main Aétius, que des
eunuques achevèrent.
Sans doute la Province avait respiré plus librement,
quand Attila, vaincu à Ghâlons, s'était éloigné d'elle,
pour aller terrifier l'Italie ef donner sans le savoir à
quelques pêcheurs la pensée de fonder Yenise ; cepen-
dant les Gallo-Ro mains n'étaient pas sauvés, car l'Empire
n'avait pas recouvré sa vigueur. Trente années durant,
de 451 à 481, leurs maîtres manquèrent absolument de
stabilité. Aussi les Wisigoths étendirent leur domination
des bords de la Garonne à ceux de la Loire ; 1-es Burgun-
des s'emparèrent de la Séquanaise et de la première
Lyonnaise, de plusieurs parties de la Yiennaise, et de la
première Aquitaine. L'Armorike, confédérée, garda son
indépendance, sans conquérir une parcelle de territoire.
Les seuls Gallo-Romains proprement dits et libres que
l'on rencontrât encore entre la Somme et la Loire, obéis-
saient à Rome. Le bras d'Jî^gidius, chef des milices ro-
244 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
maines, avait combattu d'abord les Barbares avec un peu
de succès; puis, suivant l'exemple des rois germains, le
compagnon d'armes de Majorien avait clierché à se créer
une domination indépendante. Syagrius, son fils^ revêtu
de la dignité de patrice et habitant Soissons, oubli;i
bientôt l'Empire et l'empereur. Sous Augustule ou le
a petit empereur,)) en 475, Rome s'effaça complètement,
sans que TOccident s'ébranlât. A peine les Germains
connurent-ils la ruine de ce colosse qui avait dominé le
monde, et qui avait péri étouffé sous les étreintes d'At-
tila.
Nos ancêtres allaient désormais porter le nom de
Gallo-Franks.
LE GALLO-ROMAIN 245
CHAPITRE II
L Effets immédiais de la conquête; double transformation des Gallo-Uo-
mains. Métier des armes; guerrier gallo-romain; discipline, art et organi-
sation militaires. La force romaine. Commerce, industrie, agriculture.
Sciences, littérature, arts : le latin chez les classes inférieures et chez les
•classes riches; les écrivains gallo-romains. Médecine, astronomie, naviga-
tion. Livres et objets d'art. Écoles et éloquence. Le Midi et le Nord.
IL Troisième, quatrième et cinquième siècles : écoles et bibliothèques païennes;
concours littéraires; professeurs, rhéteurs, grammairiens, médecins. Formes
de l'enseignement. Les livres. Monastères; écoles chrétiennes. Les deux
littératures. Les cantiques.
III. Luttes des religions; union du polythéisme et du paganisme. Monu-
ments païens. Prêtres gallo-romains : pontifes, augures, aruspices, et prê-
tres d'un ordre inférieur. Culte des Flamines augustales. Empereurs divi-
nisés. Quelques actes d'opposition.
IV. Commencements du christianisme. Prédications; persécutions; conver-
sions. Églises nouvelles. Hérésies : Arius, Donat, Marc, Pelage, Manès;
Parsisme et Gnosticisme. Les conciles. Résistances du paganisme. Chrétiens
tolérants; chrétiens exaltés : guerre à l'idolâtrie. Effets de la discussion
religieuse. Portraits d'évêques au v* siècle. Pouvoir religieux du prélat;
pouvoir philosophique ; pouvoir politique. Ordre ecclésiastique chrétien.
Privilèges de l'évoque; son diocèse; son élection; sa mission spirituelle.
Clergé inférieur; ordres majeurs et mineurs; discipline. Clergé séculier; clergé
régulier : le moine gallo-romain.
I.
En donnant de l'unité au gouvernement et à l'adminis-
tration politique et civile de la Gaule, César et ses suc-
cesseurs immédiats tirent disparaître, sur certains points
du pays, la variété des mœurs celtiques.
Après la lutte guerrière, une lutte morale s'éleva entre
les vainqueurs et les vaincus. Çà et là, par esprit de race,
246 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Sinon par amour national, les Gaulois s'obstinèrent à
vivre comme leurs ancêtres; mais, avec le' temps, les al-
liances entre les familles romaines et les familles gauloi-
ses préparèrent le mélange des mœurs, qui devinrent
gallo-romaines. Le lecteur verra bientôt ce qu'il resta,
après la soumission des Gaulois, de leur civilisation pri-
mitive; il comprendra quelle a été l'influence toute-puis-
sante de la domination romaine dans les nations du midi
surtout, où l'élément romain envahit le langage, et effaça
les vieilles traces des Galls, pour se fondre avec l'élément
grec et l'absorber ; il saisira sans doute aussi les rapports
de la vie publique et privée des Romains avec celle des
Gaulois, qui subirent une double transformation.
Dès le principe, réduits par l'épée, ceux-ci durentcé-
der aux volontés des soldats romains, leurs maîtres ; con-
vertis ensuite au christianisme, ils durent franchir avec
des efforts inouïs l'abime creusé entre la foi nouvelle et
leurs antiques croyances, bien que leurs esprits fussent
déjà un peu préparés au monothéisme parle spiritualisme
druidique (Y. plus haut, p. 163.)
Cette double transformation s'opéra en moins de trois
siècles.
Le jour où les Gaulois obéirent définitivement à Rome,
ils furent moins éloignés qu'auparavant d'adorer le
Christ, parce que la religion du Christ satisfit tout d'abord
en une certaine mesure leur soif d'indépendance. En
effet, le précepte « Rendez à César ce qui appartient à
César, » précepte de résignation politique, s'enracina
chez eux sous Constantin seulement. Yers ce temps, on
prêta serment dans les armées. On jura par Jésus-Christ
et le Saint-Esprit, et par la Majesté de l'Empereui' « qui
doit être chérie et honorée après Dieu. » Une fois que
l'empereur avait reçu le nom d'Auguste, il fallait avoir
pour lui un dévouement fidèle et lui rendre un assidu
service comme au représentant de Dieu sur la terre *.
. Vegetius, De re militari, lib. ii, cap. 5.
LE GALLO-ROMAIN 247
Ce serment que l'on prêta à l'empereur, et que l'on re-
nouvela chaque année *^ obligeait les militaires à ne ja-
mais déserter,, et à ce sacrifier leur vie pour l'empire ro-
main. » Ce lien sacré enchaînait étroitement les âmes.
Selon les mœurs primitives, tout Gaulois était soldat
dans l'occasion. Mais à mesure que l'habileté guerrière
se développa, on vit diminuer le nombre de ceux qui por-
taient habituellement les armes. A dater du règne d'Au-
guste, il y eut un a métier des armes, » par vocation spé-
ciale; des goûts militaires chez les uns, désireux d'ap-
pendre leurs trophées autour de leur maison, en reve-
nant de la guerre, après avoir vaincu côte à côte avec
des légionnaires; chez les autres^ la crainte, l'horreur de
combattre, au point que, « pour échapper au service de
Mars, » ils en arrivèrent à imiter le murcus d'Italie (V.
plus haut, p. 82,) et à se couper le pouce.
Pour se représenter le guerrier gallo-romain, sous le
rapport du costume, il suffit d'ajouter aux armes de l'anti-
que Gaulois quelques-unes des armes ofTensives et défen-
sives adoptées par les légionnaires romains, avec le cas-
que, la cuirasse et le baudrier de cuivre ; ou bien il faut
se rappeler comment le Gaulois s'arma, souvent, pendant
les guerres de l'indépendance.
Ardent à se défendre, tantôt il emprunta à ses ennemis
quelques façons de combattre, tantôt il inventa des moyens
extraordinaires contre les agressions. Lorsque les Yé-
nètes résistèrent aux légions, ils s'armèrent de faulx bien
affilées et fixées à de longues perches : le fer du labou-
reur servit au soldat 2. Lorsque Julius Sacrovir entra
en révolte, il commanda quarante mille hommes, dont le
cinquième était armé comme les légionnaires romains :
le reste avait des épieux, des coutelas et autres instru^
1. Cod. Théod. Lib. vn, tit. 1, L. 4, et lit i3, L. 5; Taciti Histor. Lib. i,
cap. 55.
2. Veget. De re milit. lib. iv, cap. 14; lib. v, cap. 1^; TU. Liv. lib. xxxviii,
cap. 41.
218 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ments de chasse. Sacrovir s'adjoignit des cnipellaires,
esclaves publics exerçant le métier de gladiateurs, entiè-
rement couverts d'une massive armure de fer, d'une seule
pièce, qui les rendait invulnérables, mais qui les gênait
singulièrement pour frapper eux-mêmes *. Leur nom
était pittoresque : crupellaire veut dire perclus, impo-
tent [crupach^ en gaélique, cripple^ en anglais actuel).
Aussi, les Romains, qui les combattaient avec la hache et
la cognée , avec le levier et la fourche , fendaient leurs
rangs qui ressemblaient à des murailles, et renversaient
ces masses compactes qui, n'ayant plus de force pour
se relever, gisaient à terre, comme des cadavres. Des
hastats ou piquiers, enfin, figurèrent parmi les soldats
gallo-romains, qui étaient pourvus de phalariques, eepè-
ces de javelines enduites de filasse et de poix, ayant une
immense tête de fer et un bois fort chargé vers le haut
d'une masse de plomb circulaire 2, destinées à être lan-
cées à la main, comme des traits ; de spathes, larges et
longues épées à deux tranchants, à pointe aiguë ; de
flèches diverses; de tnateris^ rhompheœ^ frameœ^ lances en
usage chez les alliés de Rome et chez les Barbares ^.
Qui reconnaîtrait là les hommes dont César avait eu
raison?
Planter des tentes, former des retranchements, cons-
truire quelquefois des remparts, employer certaines ma-
chines de guerre, faire jouer des pièces de bois, lancer
des poutres énormes, telle était la manière de guerroyer.
L'art militaire, qui avait progressé, consistait dans les
blocus et les sièges : plus le gallo-romain avait d'épreuves
terribles à subir, mieux il organisait sa défense. Bientôt,,
les Romains importèrent, entre autres machines, béliers,
balistes , onagres et pierriers, une bascule légèrement
i. Tacili Annal. Lib. m, cap. 43.
2. Tit. Lir. Historiar. Lib. xxxiv, cap. i4; Isid. SevUl. Origin. Liv. 18
chap. 7, 8.
3. Cl. Lamare, De la milice romaine, depuis la fondation de Rome jusqu'à
Constantin, p. 48, in-8<». Paris, 1863.
LE GALLO-ROMAIN 249
suspendue et mouvante, qui, s'abaissant soudain, saisis-
sait les assiégeants d'une ville, les enlevait, et_, retombant
en deçà des murs, les renversait dans le camp des assiégés.
Peu à peu, dans le premier siècle de notre ère, le
besoin de tenir en respect les populations soumises
conseilla aux vainqueurs d'établir dans la Gaule leur
discipline militaire. L'organisation des armées fut cal-
quée sur celle de l'Italie, à mesure que les provinces
s'assimilèrent à la métropole; et, vers la fin de l'Empire,
les guerriers gaulois, s'efFaçant au point de perdre leur
nationalité, ne composèrent plus qu'une milice peu nom-
breuse, établie pour la police des villes et. des campa-
gnes, et qu'on pourrait appeler ce milice urbaine. » Dans
les grandes cités, ils entretinrent des soldats fantassins
et des cavaliers, faisant l'exercice à la romaine, obéissant
au mot d'ordre changé tous les soirs et écrit sur un dé
de bois [tessera) par le général, placés sous l'autorité et la
discipline romaine, punis et récompensés selon les
règlements romains. On gratifia les soldats de couronnes
d'or, de chêne ou de gazon, bracelets, phalères ou chaînes
d'or qui passaient derrière le cou et tombaient sur la
poitrine ^ ; de drapeaux écarlates et pourpres ; de corni-
cules ou longues aigrettes que les cavaliers attachaient
sur le côté de leur casque ; de hastes pures ou lances
sans fer ressemblant au sceptre des Dieux ^ ; de carquois,
harnais, etc., le tout accompagné, souvent, de certains
avantages pécuniaires, même de bénéfices militaires as-
sez considérables, ou exemptant de fonctions onéreuses.
Pour infractions à la discipline, les généraux, officiers
et soldats encouraient des peines diverses : ils étaient
dégradés, battus de verges, changés de service, mis au
pain d'orge, bâtonnés, vigésimés ou décimés^ am-
putés de la main droite, lapidés, décapités, quelque-
fois crucifiés ou noyés, laissés sans sépulture, etc ^. Car
1. Silius Italiens, Lib. xv, vers 256.
2. Virgilii. Mneid . Lib. vi, vers 760.
3. D'après Tacite, Tite-Live et Valère- Maxime.
rôO MÉMOIIIES DU PEUPLE FRANÇAIS
la discipline romaine, rigoureuse à l'excès, était uu
avilissement, une terreur. On marquait le soldat aux
bras, sur les mains, sur les jambes, pour l'empêcher de
déserter. Sous Dioclétien, parait-il, cette flétrissure
disparut ; mais il resta un signe d'esclavaga : une médaille
de plomb pendue au cou, comme marque distinctive *.
Les drapeaux attachaient l'hommç tyranniquement, et
personne ne pouvait quitter la vie des camps pour celle
du citoyen.
Toute l'organisation militaire, dans la Province, était
disposée de telle sorte que les guerres de Romains à
Gaulois devenaient des guerres civiles. La politique des
empereurs voulait que les Gaulois entrassent dans les
légions, appartinssent même aux gardes prétoriennes,
par un engagement de vingt ou dix ans, suivant l'usage ;
qu'il y eût des vétérans gaulois, exemptés d'impôts pour
les biens acquis dans la milice, de capitation pour leur
famille ^, et pouvant se marier; que le fils de vétéran
héritât des armes de son pp.re, comme des terres con-
cédées par l'État, à condition d'entrer dans la milice,
aussitôt qu'il aurait atteint dix-huit ans ; que les Gaulois
portassent les aigles et les enseignes romaines, au lieu
de leurs étendards nationaux. Des légionnaires et des
vétérans, ainsi mélangés, marchèrent deux fois contre
les Bagaudes.
Un maître de la milice [magister militiœ) dirigeait
toutes les forces romaines en Gaule. Des fonctionnaires
municipaux, chargés du travail de la levée des troupes,
recrutant l'armée en dehors des curies et des collèges ou
corporations de métiers, choisissaient, entre les jeunes
gens, ceux qui n'appartenaient point à une famille mu-
nicipale, avaient dix-huit ans révolus, brillaient par
la force du corps, et n'étaient point esclaves ni Juifs.
1. Mém. de VAcad. des Inscrip. et B. Lettres, t. XXXII, p. 330; Vegetius,
De re militari, lib, i, cap. 8; lib. ii, cap. S.
2. Cod. rhéodos. Lib. vu, tit. 20, L. 4.
LE GALLO-ROMAIN 2o1
Cette dernière exclusion résulta de l'influence du clergé
chrétien; celle des esclaves dépendit des circonstances.
Sous Constantin, l'armée se recruta principalement
parmi les plébéiens prolétaires ou paysans sans patri-
moine, parmi ceux qui, pour unique impôt, payaient la
capitation; mais'peu après, il fallut que tout propriétaire
fournît un ou plusieurs soldats, selon sa fortune, sauf à
donner des remplaçants aux colons qu'il voulait garder *.
Quand le gouvernement avait plus besoin d'argent que
de militaires, il acceptait une certaine somme à la place
des recrues.
Répandue dans les cités, l'armée se divisait en lé-
gions, composées de Gaulois et de Romains, et renfer-
mant chacune dix cohortes. La cohorte comprenait
ordinairement cinq-cent-cinquante-cinq fantassins et
soixante-six cavaliers : la première seule en comptait le
double, tenaient ensuite les centuries et les manipules,
troupes d'hommes rangés sous un même étendard ^.
Une division de cavalerie, appelée ala^ aile, se subdivi-
sait en turmes, détachements de cavalerie formés d'abord
d'une trentaine d'hommes avec trois officiers ^. Outre
sa paie, le soldat recevait une gratification annuelle,
sous le nom de largesse de l'empereur (donativum)^
comme le congiarium se donnait à la multitude, hepiilve-
raticum * était accordé aux hommes enrôlés extraor-
dinairement.
La vie que l'on menait sous les armes, en temps de
guerre, ou tout au moins dans les parties de l'Empire
exposées aux Barbares, devint extrêmement rude. Dès
l'aube, la trompette éveillait le camp; les soldats allaient
saluer leurs chefs immédiats, ceux-ci, leur général, qui
donnait ses instructions pour la journée, avec le mot d'or-
dre. S'il fallait partir, un premier son de trompette servait
1. Symmachi EpisloL Lib. vi, ep. 59, 63; lib. iv, ep. 10.
2. D'après César, Tacite et Virgile.
3. D'après Varron et Végèce.
4. Gothof. ad Cod. Theodos. Lib. vu, lit. 13, L. 16.
2;)2 MÉMOIRES DU PEUPLli; FKANCAIS
de signal, et les tentes étaient pliées ; au deuxième son, on
chargeait les bagages; puis un héraut, placé à la droite
du général, demandait par trois fois aux soldats : « Êtes-
vous prêts à combattre? » Et tous s'écriaient avec joie :
« Nous sommes prêts. » Au troisième signal, ils se met-
taient en marche contre l'ennemi *, et s'excitaient les
uns les autres, Romains et Gaulois, à des actes d'hé-
roïsme.
Auguste plaça deux camps de quatre légions sur la
rive gauche du Rhin, « garnison commune contre les
Gaulois et les Germains, » dit Tacite. Ces soldats étaient
à la fois les défenseurs et les geôliers de la Province. Un
temps vint où les garnisons veillant sur les frontières
reçurent des champs, des fermes, des esclaves et des
animaux, enfin tout ce qui pouvait servir à l'exploitation
du terrain et à la formation des colonies 2.
Ces établissements militaires finirent par se métamor-
phoser en villes, par être luxueux et corrompus comme
elles. L'Empire se soutint par la force des armes : cinq
ducs protégèrent les frontières de l'est et les côtes de
l'ouest ; un comte résida à Strasbourg ; des flottes furent
à l'ancre sur la Sambre, la Saône, le Rhône et la Seine '^,
à Marseille, à Chalon-sur-Saône^ à Arles ou à Vienne,
dans le Parisis, peut-être devant Andresy, car les soldats
de ces flottes s'appelaient Anderitiens, et au cap Ilornii
(le Crotoy) : c'était la flotte Sambrique.
Mais bientôt, par l'effet de la mollesse générale des Ro-
mains, au mélange que nous avons signalé plus haut, à la
milice composée pour partie de Romains, pour partie de
Gaulois, succéda un mélange nouveau : des Barbares
prirent place parmi les troupes gallo-romaines. Non-
seulement la Province fut protégée par des lètes^ ou
i. Flavius Josephus, De bello jiidaïco, lib. m, cap. G.
2. J. Naudet, Des changements opérés dans toutes les parties de l'Empire
romain, depuis Dioclétien jusqu'à Julien, l^e partie, in-S", Paris, 1817.
3. A. Duchesne. Historiar. Francorum scriptores, t. I, p. 2.
LE GALLO-ROMAIN 253
colons militaires, intéressés à défendre un sol qu'ils
cultivaient, mais des fœderati^ soldats barbares, combat-
tirent pour l'Empire en obéissant à leurs chefs nationaux
et héréditaires, en conservant leur propre équipement,
leurs propres armes. Les lètes restaient à poste fixe,
et ne changaient pas de garnison : ils ont marqué, on
le verra, pendant la transition des Gallo-Romains aux
Gallo-Franks.
Des détachements occupaient le rivage nervien et la
rive armorike; la rive saxonique était gardée par des
Dalmates, troupe à cheval. Douze corps de cavalerie
tenaient garnison dans la Gaule, presque tous étrangers,
à l'exception d'un corps gaulois [équités primi gallicani)^
d'un autre appelé ce Jeune cavalerie d'Honorius, )) d'un
troisième, (c Vieille cavalerie d'Honorius, » et d'un qua-
trième, c( Cavalerie féroce de Constance. » Parmi les
endroits pourvus de forces militaires, se trouvaient
Gray, — l'embouchure du Blavet, — Yannes, — Car-
haix, — Saint-Servan, où le camp porte encore le nom
de cité^ — Coutances, — Rouen, — Avranches, — Port-
Bail, — Bayeux, — le Mans, — Rennes *.
Des châteaux forts assuraient la tranquillité des habi-
tants, et contenaient les populations portées à la révolte;
en même temps, les soldats, qui soutenaient avec énergie
les chefs romains ou étrangers, se créaient une puis-
sance à part. Aussi, par un de ces revirements que
l'histoire offre presque toujours, la force engendra la
faiblesse, et l'organisation de l'autorité militaire en Gaule
entraîna la dissolution de l'autorité elle-même : les sol-
dats, mécontents de leur sort ou insatiables dans leurs
désirs, s'insurgèrent, choisirent ou chassèrent à leur gré
les empereurs.
Gardons-nous de croire que les légions romaines,
après les premiers enivrements du succès, aient joué le
1. Notitia imperii romani: Léon Fallue, Annales de la Gaule, p. 322
et 323.
«54 MÉMOIRRS DU PEUPLE FRANÇAIS
rôle de tyrans, et que Rome ait systématiquement soumis
la Gaule à un joug insupportable. « Je ne sais, dit Bos-
suet, s'il y eut jamais dans un grand Empire un gouver-
nement plus sage et plus modéré qu'a été celui des
Romains dans les Provinces *. » Seulement les vaincus,
assimilés, suivirent les destinées du peuple-roi; toutes
les causes et tous les effets de la décadence de l'Empire
se manifestèrent hors de l'Italie comme au dedans; les
exactions, la misère, la désorganisation sociale qui
désolèrent la Gaule sous les derniers empereurs, étaient
les mêmes partout, depuis Rome jusqu'à Constantinople
et en Syrie.
Autant le guerrier gaulois, perdant sa nationalité,
s'effaça immédiatement après la conquête, autant le
marchand^ l'industriel et l'agriculteur prospérèrent soiis
l'impulsion romaine. Vainqueurs et vaincus s'entendirent
très-bien et très-vite pour faire le négoce ou cultiver les
terres' : en général les inimitiés se turent devant l'amour
et l'espoir du gain. La soumission était à peine achevée,
que les arpenteurs romains, venus à la suite de César,
avaient déjà divisé une grande partie de la Province;
que des vivandiers et des négociants romains la parcou-
raient en tous se;ns. Le commerce gaulois prit une exten-
sion immense .C'était chose toute naturelle, d'après le carac-
tère des populations de ce temps, qui vénéraient Mercure
par-dessus les autres dieux, lui avaient élevé beaucoup
de statues, l'honoraient comme l'inventeur des arts et leur
guide dans les chemins, l'invoquaient lorsqu'ils se met-
taient en route, et voyaient en lui le génie protecteur de
l'argent et des marchandises ^. L'Italie, l'Espagne, l'A-
frique et File de Bretagne furent ouvertes aux marchands
de la Gaule. Les flottes se multiplièrent, de mieux en
mieux armées pour les combats ou les expéditions com-
merciales. Marseille, alors, ne domina plus seule; Fréjus
et Narbonne lui firent concurrence.
1. Bossuet, v« avertissement, N" 06.
2. Cœsar, De bel), gall. lib, vi, cap, i7.
LE GALLO-ROMAIN 255
Depuis longtemps, les négociants, les voyageurs, les
citoyens romains abondaient dans la Province, où l'on
n'eût pas pu commercer sans eux. 11 ne circulait pas une
seule pièce d'argent qui ne fût portée sur les livres des
citoyens romains ^ . Ce mouvement, qui se précipita vers
la Gaule, en raison du peu d'estime que l'on avait à
Rome pour les négociants 2^ contribua à la fortune des
villes, depuis les plus petites, — Arras, Amiens, Sois-
sons, Paris et Sens, jusqu'aux plus importantes, — Mar-
seille, Narbonne, Vienne, Avignon, Arles, Nimes, Gar-
cassonne, etc. Besançon, Ghâlons-sur-Saone, Autun,
Nevers, Bourges et Orléans, déjà riches et peuplées, aug-
mentèrent.
D'autres villes, possédant des industries particulières,
devinrent aussi très-florissantes. Outre celles qui, sous
ce rapport, étaient célèbres pendant l'époque gauloise et
manufacturaient des armes (Y. plus haut p. 88,) plusieurs
avaient acquis récemment une renommée européenne
pour l'excellence de leurs produits. La fabrication des
armes ne cessa pas de progresser, sans doute, car au
commencement du v" siècle, on admettait difficilement
les armuriers dans le « collège » . Ils devaient promettre
de fdl3riquer des armes toute leur vie. L'autorité compé-
tente les marquait d'un fer rouge sur le bras, ce qui les
rendait esclaves de leur profession, et les empêchait de
quitter leurs travaux, d'accepter de l'ouvrage d'autres
maîtres ^ Arras vendait le sagum, laine grossière, dont
on faisait des saies, ou des casaques longues à capuchon,
des caracalla. L'empereur Bassianus reçut des Romains,
comme on sait, le surnom de caracalla_, parce qu'il por-r
tait ce vêtement gaulois, ordinairement fabriqué à Lan-
gres et à Saintes. Du f" au nf siècle, les campagnes oc-
1. Cicero, Pro Fonteio, N'^ 4.
2. Cod. Theodos. Lib. vu, tit. S, L. i; Cœsar, Do Lelio gallico, lib, vu,
cap. 3,
3. Cod. Theodos. Lib. x, tit. 22, L. iv.
256 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
cupant le territoire de la Seine-Inférieure actuelle, se
couvrirent de métairies et de fabriques *. Les Calètes
tissèrent des toiles ^. La construction des navires fut en-
couragée : on alla jusqu'à placer les gens qui s'y adon-
naient parmi les artisans privilégiés, auxquels on con-
féra l'ordre équestre ^ Au siège de Marseille (V. plus
haut, p.215,)César ayant besoin d'une marine pour fermer
le port, put faire construire en trente jours, dans Arles,
vingt-deux bâtiments de guerre, vaisseaux improvisés,
tout de bois vert, et sans légèreté, mais si rapidement
confectionnés que nous devons admirer une telle promp-
titude *, eu égard aux moyens bornés dont les ouvriers
disposaient.
Les Romains ouvrirent de toutes parts des communi-
cations rapides et sûres ; les rivières furent sillonnées de
bateaux. A l'endroit où la Devèse se jette dans la Ga-
ronne, on créa un port majestueux, utile au commerce
et à la défense militaire. Son enceinte était revêtue de
tours élevées, dont parle Ausone. Les mariniers se for-
mèrent (( en corporations » ou en « collèges » de mar-
chands, dès le temps d'Auguste et de Tibère, sur le
Rhône, laDurance, la Loire, la Saône et la Seine. Ces
compagnies de nautes devinrent les plus considérables
d'entre les corporations, grâce à la faveur que les Ro-
mains accordaient au commerce par eau. Elles fondèrent
des centres nouveaux d'habitation, développèrent la
prospérité de villes préexistantes. Les nautes, commer-
çants plutôt que bateliers, espèces d'armateurs [navicu-
larii)^ inspectèrent les voitures d'eau et y firent charger
des marchandises pour leur propre compte et celui
d 'autrui. Ils se recrutèrent bientôt parmi des personna-
ges illustres, — décurions , sévirs-augustaux, duumvirs,
1. ^. de Frévilîe, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, t. I^%
p. 13, in-S", Rouen et Paris, 18o7,
2. Piin, Lib. xix, cap. 1.
3. Cod. Theod. Lib. xiii, lit. 5, L, 16.
4. Cl. Lamare, De la milice romaine, p. 239.
LE GALLO-ROMAIN 237
chevaliers romains, questeurs ; et ils reconnurent des
curateurs pour chefs * . Paulin de Noie et Sidoine Apolli-
.naire, plus tard, entendaient les haleurs tirer à grande
peine les barques surchargées, et les bateliers fendre les
eaux avec leurs rames, soit en chantant en chœur le
joyeux refrain du Celeuma '^, qui leur était particulier,
soit en répétant ensemble Y Alléluia^ pour s'animer mu-
tuellement ^
Paris, dont un navire est l'emblème, nous rappelle
la corporation des Nantes parisiens, Nautœ'parisiasi^ qui
dédièrent un autel votif à Tibère, à la pointe de l'île de
la Cité, autel découvert en 1710 sous le chœur de l'église
de Notre-Dame. Cette partie de la ville, dans les chartes
du moyen âge, s'appelait la ce Marchandise de l'eau. »
Une seule loi de Constantin mentionne trente-cinq cor-
porations industrielles *, c'est-à-dire d'arts et de métiers;
parmi les commerciales, on distingue celles des bou-
chers : les bouchers de Yésone élevèrent un autel à Ti-
bère, monument retrouvé dans les anciens remparts de
Périgueux.
Assurément la Gaule ne fut bien cultivée qu'après la
conquête^ et dès que le calme eut peu à peu reparu. Elle
progressa rapidement sous ce rapport. Il n'exista aucun
terrain, à l'exception des bois et des marais, qui ne rap-
portât quelque chose ^ On soigna les céréales en Gaule
autant que dans l'Italie, avec laquelle les Gaulois faisaient
un comnierce considérable de blé. Les Romains propa-
gèrent tout d'abord la culture de la vigne, et déjà ce pro-
duit était considérable, lorsque Domitien, à la suite d'une
disette publique, s'imagina que le mal venait de lamulti-
\. D. Felibien, Dissertations, t. I'''" de Y Histoire de la ville d". Paris.
2. D'après Martial, Valérius Flaccus, Sidoine Apollinaire.
3. E. de La Bédollière^ Mœurs et vie privée des Français, t. P', p. 29;
Pontius Meropius Paulinus, poesiœ, xxx. Rec. des Bollandistes, t. I«% p. 141 ;
Std. Apollin. Lib. ii, ep. 10.
4. Cod. Theodos. Lib. x, tit. 13, 14. Constantin, an 387,
5. D'après Strabon, Solin et Pomponius Mêla.
I. 47
2^8 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
plicité des vignobles et de la diminution des terres à blé,
fit arrucber toutes les vignes, et dépouilla ainsi les Gallo-
Romains d'une de leurs principales richesses. C'était en
92 après Jésus-Christ, et l'arrêt de Domitien s'exécuta
pendant deux siècles environ. Probus sei^enient l'abolit,
et employa les légions . qui se trouvaient en Gaule à
replanter de vignes les coteaux de plusieurs provinces.
Le vin succéda à l'hydromel et à la bière. Dans les Pro-
vinces transalpines, aussi bien que dans celles de l'Orient,
« le sol se raviva, et devintun vaste jardin *. » Il se pour-
rait que la Bourgogne dût à Probus ses premiers vi-
gnobles.
Au progrès rapide du commerce, de l'industrie et de
l'agriculture, se joignit Un développement analogue des
sciences, de la littérature et des arts, malgré la persistance
de la langue gauloise, qui resta presque intacte durant
les premiers siècles de l'ère chrétienne. Il s'opéra une
sorte d'invasion des lettres latines, s' élançant de la Nar-
bonnaise, où elles avaient déjà pris leur essor, vers les
nations septentrionales de la Gaule, où les idiomes cel-
tiques gardèrent tant d'empire que le peuple n'y parla
jamais le latin. En Bretagne, au vf siècle encore, la
langue indigène continuait les temps antiques.
Pour les classes inférieures, il se forma une langue
mixte composée de mots latins mêlés avec l'idiome natio-
nal, et qui en dénaturaient le principe. Les artisans et les
soldats, perpétuellement en relations avec les Gaulois,
contribuèrent surtout à propager parmi les masses ce patois
barbare, rustique, dépourvu de règles fixes, dont il fallut
très-longtemps tenir compte dans les régions officielles. Les
magistrats romains apprirent forcément l'idiome national,
et le parlèrent pour pouvoir entrer en communication
directe avec les peuples de certaines nations où le latin
ne se répandait qu'à grande peine. Jin 230, Soptime Sévère
décréta que les fidéicommis ^ seraient admis en gaélic,
comme en latin et en grec.
i. Aristides in Rom.
LE GALLO-ROMAIN 259
Pour les classes riches, la prompte victoire que rem-
portèrent la langue et la littérature latines, s'explique par
l'absence des monuments écrits dans les dialectes gaulois,
par l'empirisme que les druides avaient mêlé aux
sciences, et par l'art grossier qui existait lorsque parut
César. L'éclat de la vie méridionale et les formes élé-
gantes de l'Italie charmèrent les Gallo-Romains, qui ne
tardèrent pas à s'atfubler de noms et de prénoms latins,
et à remplacer de cette manière leurs titres patronymi-
ques, ou leurs surnoms qualificatifs.
Cet usage eût probablement pénétré dans les classes
inférieures, si la loi n'eut pas défendu de porter des noms
génériques romains, sous peine de mort, à moins qu'on
ne fût citoyen, c'est-à-dire admis dans la partie de la popu-
lation gauloise tout à fait ralliée aux vainqueurs *. ce On
n'est pas citoyen de Rome, disait Claude, quand on ignore
la langue de Rome » ^ ; et les riches adoptaient l'idiome
officiel.
Aussi les bardes, la tête baissée et l'œil en pleurs, ne
chantaient plus que bien bas certains refrains nationaux,
tels que celui-ci, traditionnel dans les villages duPérigord
touchant au Quercy :
Prends garde, fier Pétrocorien,
Réfléchis avant de prendre les armes,
Car si tu es battu,
César te fera couper les mains.
Ils se rendaient l'écho de quelques regrets populaires.
Mais, par contre, l'aristocratie gauloise avait changé ses
noms comme les villes avaient changé les leurs ; elle avait,
pour entrer au sénat de Rome, substitué à la saie et aux
braies le laticlave, tunique décorée d'une large bande sur
la poitrine^ et qui se serrait sur les hanches avec une cein-
1. Wan Wyn, Ysilezingen woorde Vaderlandsche Historié van Wagenaar,
l'« partie, p. 11 et 12.
2. Dion Cassius, Lib. lx, cap. 7.
260 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ture; elle avait, depuis longtemps dans la Narbonnaise,
perdu l'habitude des longs cheveux et des épaisses mous-
taches, pour se tondre « à la romaine. » Elle poussait la
flatterie au point d'adopter les ancêtres de Rome. Elle pré-
tendait, afin de plaire aux empereurs, «que des Troyens,
échappés à la fureur des Grecs, s'étaient établis dans la
Gaule vide encore, » tandis que d'autres fugitifs de Troie
se fixaient dans le Latium avec Enée. Les Arvemes, on
le pense bien, ne manquaient pas de se dire « frères des
latins *. »
Peu à peu, les monotones triades, les sciences orales
des druides, les bardits nationaux, les traditions celtiques
disparurent de la mémoire des riches gaulois, d'autant
plus que les productions scientifiques, littéraires et artis-
tiques, inspirées par la Grèce ou par Rome, se trouvaient
dans leurs mains : à Vienne (Dauphiné), femmes et
enfants lisaient les épigrammes de Martial 2.
Les Gallo-Romains, une fois entraînés par l'imagina-
tion, ne se contentèrent plus de la littérature marseillaise
(V. plus haut, p. 78) antérieure ou postérieure à César,
malgré ses incessants progrès, tels qu'un historien disait
encore vers 195 : a L'élégance des Grecs se marie heu-
reusement dans Marseille à la sévérité des mœurs pro-
vinciales ^. »
Des hommes illustres, des compatriotes les intéressè-
rent vivement par leurs écrits connus du monde entier.
Le gaulois Trogue-PoQipée ne composait-il pas, au pre-
mier siècle, une Histoire universelle, en 40 livres, et en
latin, premier ouvrage vraiment historique de l'anti-
quité? Pétrone, né aux environs de IMarseille, ne créait-il
pas le roman? Publius ïerentius Varro, de Narbonne,
surnommé Aticimis parce qu'il naquit sur les bords de
l'Aude, à la fois historien, érudit et poëte, ne prenait -il
1. //. Martin, Hist. de Frnncc, t. «•'•, p. 202 cl 203.
2. Marliali'i Ein:. lib vu, op. 87.
3. Tacili .Agricûla, cap. 4,
LE GALLO-ROMAIN 261
pas pour sujet du poëme épique a De Bello Séquanico »
la querelle des Eduens avec les Séquanais, et la guerre
d'Ariovist? Cornélius Gallus, dont les poésies n'ont pas
été conservées, avait reçu le jour à Fréjus. Comment les
Gallo-Romains n'auraient-ils pas lu les vers de cet émule
et doux ami de Yirgile *? Pouvaient-ils rester froids
devant les œuvres deMontanus Yotiénus, né à Narbonne,
philosophe stoïcien, fort cité par Martial, et qui possédait
science, éloquence et courage? Il avait blâmé Tibère et
flétri les orgies de Caprée : il était mort dans l'exil, aux
Baléares. Comment n'aurait-on pas connu en Gaule le
marseillais Oscus, rhéteur abrupte, fier et mordant,
qui déclarait une rude guerre aux patriciens de Rome?
Cneius Domitius Afer, Nîmois, faisait honneur à la
Province par l'éloquence, qull enseigna à Quintilien;
mais, perdu de débauches, déshonoré par ses délations, il
mourut d'excès de table. Yalérius Cato, de Vienne, sur-
nommé c(la Sirène latine, » brillait aussi comme orateur :
c'était c( le maître unique, l'illustre grammairien, l'excel-
lent poète, » et il périt victime de ses cabales à la cour
de Claude. Favorinus, d'Arles, sophiste, auteur des
(( ïropes Pyrrhoniens ^, » ami de Dion Chrysostôme et de
Plutarque, enseignait la rhétorique en Grèce et en Italie,
où les orateurs gaulois et même bretons avaient du
renom avant la fin du n'^ siècle ^ .
Autour de cette pléiade se groupaient une foule d'é-
crivains d'un ordre inférieur, mais qui, par leurs tra-
vaux, n'en répandaient pas moins le goût des lettres
dans le pays. Tels les rhéteurs Quirinalis, d'Arles, et Sur-
culus, de Toulouse, dont les noms seuls nous sont par-
venus. Après l'éloquence, le genre le plus cultivé dans la
Gaule romaine fut l'épître^ et il nous reste des épîtres
nombreuses, formant des ouvrages entiers, des traités,
1. Virgilii Bucolicse, Eclog. vi et x.
2. F. des Fragments de Favorinus dans Diogène Laerce.
3. Juvenal. Satir. v.
262 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
des récits historiques, des polémiques sur la religion et
la philosophie.
Plus d'un médecin hors ligne méritait d'être payé par
le trésor public des cités, comme cela se pratiquait. Trois
savants en médecine, Démosthènes, Crinas et Charmis,
dont la renommée s'étendait fort loin, possédaient des
richesses immenses. Le premier avait acquis, outre une
grande connaissance du pouls et des principes excellents
dans la recherche des causes morbides, un talent réel
pour traiter les maladies des yeux, sujet approfondi par
lui et traité dans des livres dont il nous est resté quel-
ques fragments. Le second, Crinas, cultivant la médecine
planétaire, ne donnait ni aliment ni remède sans consul-
ter les astres : cette supercherie le signala à l'attention
générale comme un homme de prudence, d'habileté et- de
foi ; il éclipsa tous ses confrères et put laisser, en mou-
rant, dix millions de sesterces (un million de francs,)
après en avoir dépensé autant, ou à peu près, pour les
fortifications de Marseille,, sa patrie, et pour celles d'au-
tres villes. Charmis, le troisième, marseillais aussi, pré-
tendait guérir avec des bains froids, même au cœur de
l'hiver : sa clientèle devint très-nombreuse, quoiqu'il fit
payer ses soins bien cher, et vit dans la médecine plu-
tôt un métier qu'un art, car il exigeait par exemple
200, 000 sesterces (20,000 francs) comme émoluments
d'une seule cure *. Le système de Charmis continuait
celui d'Euphorbe Musa, dont les bains froids avaient
sauvé Auguste, mais peut-être hâté la mort de Mar-
cellus.
Des hommes intelligents ayant étudié les sciences dans
les rares écoles qui existaient alors^ se plaisaient à ré-
pandre partout le goût des travaux de l'esprit. Les deux
jumeaux de Marseille, Télon et Gyarée, qui périrent glo-
rieusement dans le combat naval livré devant cette ville',
1. PUn. Lib. XXIX, cap. 5.
2. Lucan. Phars. Lib. m, vers 603 à 626.
t
LE GALLO-ROMAIN 263
s'étaient adonnés en même temps à l'astronomie, à la
navigation et aux mathématiques. Julius Greeinus, sé-
nateur de Rome, l'un des hommes les plus instruits
du f siècle, et né à Fréjus, composait dans un style élé-
gant deux livres sur la manière de cultiver les vignes.
Columelle en parle, et Pline l'ancien en reproduit quel-
ques passages. Grsecinus, d'ailleurs, était un vrai philo-
sophe, fuyant l'ombre même du vice. Caïus Caligula
voulut qu'il accusât un innocent, et, irrité par ses refus,
ordonna de lui ôter la vie.
Le nombre des établissements publics s'accrut chaque
année. Le commerce des livres s'étendit. Lyon fut re-
nommée pour ses libraires, qui débitaient des produc-
tions étrangères et celles du pays : Pline y vit ses ouvra-
ges exposés en vente ^ En 39-40 de notre ère^ on y
avait fondé un concours public d'éloquence, dont nous
reparlerons, et toute la Province possédait les produits
de la vieille littérature romaine, qu'on ne trouvait déjà
plus facilement à Rome, s'il faut en croire Suétone.
A côté des livres figurèrent les œuvres d'art. L'ar-
chitecture et la sculpture parurent sortir du néant.
Dans le nord ou dans la Narbonnaise, des monuments
admirables rivalisèrent parfois avec ceux d'Italie. La
foule encombra les forums et les capitoles. Des temples,
des cirques, des théâtres, des amphithéâtres, des
thermes, des aqueducs, des colonnes triomphales, des
voies magnifiques, des maisons somptueuses attestèrent
les progrès de l'art archi-tectural. Les villes de la Gaule
romaine, entièrement de pierre ou de marbre, devinrent
presque aussi monumentales que Rome elle-même ; non-
seulement des artistes latins s'y établirent, mais plu-
sieurs y arrivèrent de Grèce, vers l'époque d'Auguste.
Chaque siècle augmenta la somme des œuvres artisti-
ques, scientifiques et littéraires.
Sous Néron, le grec Zénodore sculptait des figurines,
1. Plinii Lib. ix, ep. 11.
264 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et des vases charmants. On le cite principalement pour
son colosse de Néron, et pour celui de Mercure que lui
commanda Yibius Avitus, préfet des Arvernes. Zénodore
travailla dix années à cette œuvre, qui coûta quarante
millions de sesterces (8,200,000 francs) *. Il préparait
en partie le métal, et ses modèles de terre étaient de la
plus grande beauté 2. H copia^ pour le même Avitus, des
vases de l'athénien Calamis, avec une exactitude si par-
faite que l'cèil le plus exercé n'aurait pu distinguer la
copie de l'original.
Bien des statues debout, à cheval, sur des biges, des
quadriges^ honorèrent les grands citoyens % quelquefois
les hommes sans valeur, les riches qui léguaient des ren-
tes aux collèges sacerdotaux ou aux curions; d'autres
encore, remarquables seulement par leurs cruautés. Les
boulangers gallo-romains, dont Mercure Artaius (*?'^^?,
pain) était le patron, bâtirent à ce dieu un temple avec
pavé en marqueterie. On en voyait des ruines, au
xvii^ siècle, à Artas, près de Valence. Souvent, d'im-
posants bas-reliefs ornèrent les tauroboles.
En un mot, le goût et le sentiment du beau artistique
prirent racine sur la terre gauloise, où s'établit et mourut
un peintre grec, Diogène Alpinus : sa pierre tumulaire,
qui sert de dalle dans le chœur de Saint-Nazaire, à Bour-
bon-Lancy, doit remonter au premier siècle de l'Em-
pire K
Le sentiment du pittoresque se révéla surtout dans les
caricatures, conformément au caractère natif des Gaulois,
qui le plus souvent mirent des singes en action, parce que
ces animaux étaient à leurs yeux l'emblème de la laideur.
Sous cette forme, l'imitation pure et simple d'un individu,
1. Plin. Lib, xxxiv, cap. 18.
2. F. de Clarac, Musée de sculptuie antique et moderne, t. I, p. 58.
3. Hist, de l'Acad. des Inscrip. et Belles-Lettres, Découverte de l'ancienne
villtî des Viducassiens, t. !<=% p. 290.
4. Lelroimej Uevue archéologique, 3* anntie, p. 513.
LE GALLO-ROMAIN 265
suffît pour le ridiculiser * : au moyen âge aussi, le singe
a exprimé satiriquement la laideur et le ridicule.
Enfin, sous Néron, le culte d'Isis ayant pris beaucoup
d'extension en Gaule, ce devint une mode, sous Adrien,
d'imiter les statues et les ouvrages égyptiens, ditWinkel-
mann. De toutes ces importations étrangères s'inspira peu
à peu l'art national.
On touchait à peine le n*" siècle, que déjà le luxe appa-
raissait dans les villes, et que la société des vaincus égalait
presque celle des vainqueurs.
Une civilisation improvisée avait envahi la Gaule, et,
sous plusieurs rapports, tels que celui de l'enseignement,
cette province l'emportait sur la métropole. Les Romains
avaient une entière confiance dans les professeurs gau-
lois. Ils faisaient, pour leur plaisir ou pour leurs études, le
voyage de Marseille ^, au lieu d'aller visiter la patrie de
Platon ; ils fréquentaient les écoles d'Autun, de Lyon, de
Toulouse et de Bordeaux. Aussi, avec quel noble orgueil
ces cités florissantes jouissaient de leur supériorité! L'une
s'intitulait « la Rome celtique, » l'autre s'appelait a la
reine des Gaules ; » Marseille se glorifiait de plus en plus
d'être nommée «Maîtresse des études. »
Deux causes principales avaient favorisé; ce genre de
mouvement intellectuel, qui d'abord tenait au naturel
même des Gallo-Romains, principalement dans la Nar-
bonnaise, où régnaient la faconde et l'expression fleurie,
encore très-caractéristiques aujourd'hui dans la France
méridionale. « La nation gauloise, disait Caton l'ancien,
combat bien et parle finement {argutè.) » Après lui, saint
Jérôme écrivait : « La Gaule enfante des hommes braves
et éloquents. » La seconde cause de la prospérité du haut
enseignement était due à un édit de Domitien^ publié
en 94, contre les gens qui professaient à Rome.
Ces savants se réfugièrent pour la plupart en Gaule, et
1. Edm. TMdo^^ Collection des figurines en argile, Paris, 1859, in-4% p.
2. Straho, Lib. iv, cap. 1,
260 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
y donnèrent une nouvelle force aux études philosophi-
ques qui florissaient déjà dans les villes du midi. Juvénal,
alors, constatant la décadence des lettres à Rome, put avec
vérité désigner la Gaule comme le centre le plus remar-
quable de l'enseignement oratoire *.
Bientôt, les empereurs encouragèrent à l'envi les rhé-
teurs gallo-romains, auxquels ils accord jurent de gros
traitements. L*art de parler atteignit la perfection. A Mar-
seille 2, il ne se trouva pas un seul homme de loisir qui ne
s'adonnât à bien dire ou à philosopher. Cette ville, pour
la gravité et la discipline, l'emporta non-seulement sur
les cités de la Grèce, mais encore sur celles du monde
entier ^ Les usages et la langue gi-ecs y persistaient sous
les empereurs ; on y écrivait en grec jusqu'aux formules
des contrats, et les caractères en général s'y rapportaient
plus à ceux d'Athènes qu'à ceux de Rome.
De même dans plusieurs villes du midi : à Arles, où
les classes bourgeoises continuèrent de parler la langue
d'Homère, où l'on chanta le grec dans les églises jusqu'au
sixième siècle. Saint Césaire, évêque de cette cité, de 501
à 542, introduisit dans son diocèse l'usage défaire chanter
les offices religieux en grec et en latin par les laïques.
L'église chrétienne devait faire survivre le latin à
l'Empire % car si d'une part elle enlevait à cette langue
son génie propre, d'autre part elle la vulgarisait, en la
mettant au service d'une ardente propagande. Il exista
une notable différence entre le njidi de la Gaule, tout
imprégné de la civilisation grecque, dès les temps reculés
(V. plus haut, p. 75,) entre le midi, initié à la civilisation
romaine depuis l'entrée des Romains dans la Narbon-
naise, et le nord, profondément celtique, par la langue
1. Juvenal, Sat. vu, vers 147; sat. xv, vers li2.
2. Strabo, Lib. iv, cap. 1.
3. Cicero, Pro Flacco, N» 26.
4. H. Martin, Ilist. de France, t. I", p. 45, en note ; p. 204, m note;
V. plus bas, p. 271.
LE GALLO-ROMAIN 267
et les usages. Saint Irénée, évêque de Lyon pendant le
deuxième siècle, « habitant chez les Celtes, était obligé le
plus souvent d'user d'iine langue barbare^ » c'est-à-dire
du gaélic * ; et un homme du nord, s'adressant à des Aqui-
tains, craignait « que la grossièreté de son langage n'of-
fensât leurs oreilles trop délicates ^. » Mais il s'opéra peu de
changements dans les types physiques ; la distinction de
race devint seulement moins tranchée, et la vivacité
méridionale s'allia avec la vigueur du nord. De généra-
tion en génération, le type gaulois s'adoucit^ car le phy-
sique et le moral se touchent, et l'homme qui se civilise
ne tarde pas à porter dans ses traits l'empreinte du pro-
grès accompli par son être moral.
II
Aux iH% IV® et V® siècles, des écoles nouvelles donnè-
rent de la célébrité aux villes « romanisées » de Bordeaux,
de Narbonne, d'Arles, de Vienne, de Lyon, de Poitiers,
de Toulouse, de Besançon, etc., et de Trêves, qui posséda
bientôt une grande bibliothèque impériale, probablement
constituée comme celle de Constantinople, avec des
scribes copiant d'anciens ouvrages détériorés, ou des
ouvrages nouveaux ^ Arles, aussi, eut une bibliothèque
très-considérable, annexée au palais d(5 l'empereur.
Enfin, des bibliothèques particulières se formèrent, et les
riches gallo-romains, de plus en plus lettrés, y réunirent
les trésors de la littérature grecque et latine.
La jeunesse étudiait avec passion les diverses branches
des connaissances humaines, mais sous le point de vue
essentiellement païen. Ausone comptait parmi les profes-
1. Irénée, Contra hœreses, lib. 1, Prœmium.
2. Dialogue sur saint Martin.
3. F. Guizot, Hist. de la civilisation en France, t. h', p. 104.
268 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
seurs de Bordeaux un nommé Phœbitius, prêtre de
Belen, qui se vantait d'être issu de la race des druides ;
et Tertullien déclarait, vers la fin du deuxième siècle,
qu'un chrétien ne devait pas continuer d'enseigner les
lettres, parce que cette profession l'enchaînait à l'ido-
lâtrie*.
11 ne faut pas chercher bien loin les causes de la pro-
tection que les empereurs résidants en Gaule accordèrent
aux lettres. Ils importèrent dans ce pays le goût des Jeux
et des concours littéraires ; ils y appelèrent de Rome ou de
Marseille des savants qu'ils favorisèrent, et qui formèrent
des élèves dignes de continuer leur enseignement païen.
A Lyon^ Caïus Caligula établit un concours d'éloquence
grecque et latine, dans lequel les vaincus payaient les
frais du prix, et honoraient le vainqueur, soit en prose,
soit en vers. L'auteur d'une pièce mauvaise la devait
effacer avec une éponge ou avec sa langue ; sinon on le
frappait de la férule, ou on le jetait dans le Rhône ^. Une
pénalité si étrange et si rigoureuse correspondait à la
sévère discipline des écoles. « Que ni les cris ni le bruit
des coups, ni la férule dont s'arme le professeur, ni les
verges, ni le fouet de cuir ne te chagrine, en te levant le
matin, » écrivait Ausone à son neveu.
L'admiration portée sur les médecins ^ depuis la gué-
rison d'Auguste par Musa (V. plus haut, p. 262), sur les
grammairiens et professeurs de toutes sortes, était efficace,
comme l'attention qu'on leur prêtait était sérieuse. Tous
avaient des positions honorables et aisées dans la société.
Point de fonctions onéreuses pour eux, libres d'accepter
ou non des honneurs, c'est-à-dire des fonctions supé-
rieures, magistratures auxquelles s'attachaient certains
privilèges * . Rien ne les astreignait au service militaire.
1. F. Ozanam, La civilisation au v« siècle, t. I*"", p. 283.
2. Suetonii Caïus Galigul, N° 20.
3. Dion Cassius, Lib. lui, cap. 30.
4. Cod. Theod. Lib. m, til. 3, L. 1.
LE GALLO-ROMAIN 269
ni même aux devoirs de Fhospitalité*, tant recommandée
en Gaule. Ils cumulaient ces importants privilèges avec
des libéralités plus positives. Le fisc leur donnait, à titre de
rétribution, des rations de blé, d'huile et d'-autres denrées.
Tousles professeurs des écoles publiques établies dans les
colonies romaines, recevaient des émoluments de l'État.
Une loi de Yalentinien et Gratien, en 376, accorda pour
traitement aux rhéteurs grecs et latins vingt-quatre an-
nones, c'est-à-dire vingt-quatre fois la solde militaire, et
aux grammairiens grecs et latins, douze annones ^.
C'est que, dans la carrière des lettres, un grammai-
rien valait moins qu'un rhéteur. Les travaux du premier,
qui se plaçait parfois au nombre des érudits, étaient plus
pénibles, plus élémentaires : on sait qu'un grammairien
de Trêves donnait six heures de leçon par jour. Le second,
homme d'imagination, charmait la foule suspendue à
ses lèvres, exaltait l'esprit des auditeurs et, par son élo-
auence, influait sur les actions des citoyens. Pour l'un et
pour l'autre, l'honorabilité existait, véritable, incontestée,
bien que, dans le principe, les grammairiens et les rhé-
teurs en général appartinssent à la classe des affranchis.
Quelques professeurs, favoris du prince ou idoles de
la multitude, jouissaient d'une haute considération poli-
tique, et d'autres devenaient fort riches, après plusieurs
années d'enseignement, Eumène, né à Autun vers 260,
rhéteur et panégyriste dont quatre discours seulement
ont traversé les siècles, touchait, à l'école de sa ville natale,
un traitement annuel de six cent mille sesterces, représen-
tant soixante et quinze mille francs de notre monnaie ac-
tuelle; toutes les bonnes grâces de l'empereur Constance-
Chlore lui étaient acquises, et, généreux au possible, il
employait la majeure partie de ses appointements à la
reconstruction des écoles. Attius Tiro Delphidius, rhéteur
1. Cod. Theod. Lib. m, lit. 3, L. 3.
2, F. Ozanam, La civilisation au v*^ si('cle, t. Ie«-, p. 2o5 et 2o6; Cod.
Theod. Lib. xiii, lit. 3, L. 11.
270 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
à Bordeaux sous Julien, et dont Ausone et Ammien Mar-
cellin ont célébré le merveilleux talent, gaj^ait des
sommes considérables. Oribase de Pergame, médecin et
ami du même empereur, qu'il suivit en Gaule, habita
Paris, où il composa son Abrégé de Gallien, où peut-être
il professa la médecine, où certainement il fit grande
figure.
Avec des écoles fondées, des bibliothèques assez bien
garnies, des professeurs largement dotés, rien ne man-
quait pour la diffusion des lumières : sur les murs des
écoles d'Autun; par exemple, on avait peint des cartes
géographiques * .
Mais de quelle façon l'instruction se répandait-elle?
Les masses pouVaient-elles en profiter, quand l'enseigne-
ment oral ne s'adressait qu'à un nombre fort limité d'au-
diteurs, ayant assez de loisir et de fortune pour se trans-
porter dans les grands centres intellectuels ?
Les cours étaient professés en tangue grecque ou
latine ; et l'idiome national seul les eût rendus accessibles à
tout le monde. Le latin demeurait donc toujours à l'état
de langue officielle, principalement comme interprète
aes idées élevées. De là, tout d'abord, une séparation
forcée et radicale entre les familles opulentes et celles
qui, vivant de leur travail, ne pouvaient pas, en eussent-
elles trouvé le temps, s'instruire au moyen de leçons
dont le sens leur échappait presque absolument. Au cours,
certains élèves sténographiaient les paroles du professeur.
Ces notes, qui auraient pu être propagées, ne sortaient
guère du cabinet de celui qui les avait prises. Ajoutons
que les leçons de certains rhéteurs ressemblaient assez à
des dialogues philosophiques, à des discussion littéraires,
dans lesquelles le disciple parfois interrogeait ou réfutait
le maître.
Le livre, qui paraissait à peine dans la Gaule septen-
1. /. J. Ampère, Hist. littér, de la France avant le xiie siècle, t. Ie%
p. 200. ,
LE GALLO-ROMAIN 271
trionale, coûtait trop cher pour que les gens sans fortune
le pussent acquérir [l'Abrégé de Gallien, par Oribase, a
été le premier livre fabriqué à Paris ; ) le livre était
formé de bandes d'écorces rapprochées, collées l'une à
l'autre en nombre suffisant pour devenir soit un rouleau
continu, soit une longue feuille cylindrique (volumen) * ;
ou bien, à dater du in*" siècle, formé de feuilles de papy-
rus ou de parchemin mises les unes dans les autres, et
ressemblant ainsi aux volumes actuels , il était écrit à la
main, avec un roseau taillé à la façon de nos plumes.
On ne l'achevait pas sans beaucoup de temps et de
peine ; aucune société ne se chargait encore de multi-
plier les exemplaires et de les propager. L'action du li-
vre était aussi lente que limitée, les classes privilégiées
seules jouissaient des bénéfices de l'instruction, et la
plus complète ignorance régnait parmi les pauvres. Le
paysan apprenait juste ce qu'il fallait pour être soldat ou
ouvrier.
Cependant, avec le temps, par l'effet de l'enseigne-
ment des écoles, ou par le petit nombre de livres qui cir-
culaient, ou par les efforts continus du gouvernement
romain, un latin usuel, très-altéré sans doute, ainsi que
nous l'avons vu, donna quelque essor à la propagation
des idées dans les classes infimes du peuple, dans les
populations converties au christianisme. Déjà, les mar-
tyrs de Lyon, compagnons de Pothin, s'étaient expri-
més en latin afin de se faire comprendre par la foule qui
assistait à leur supplice, et les persécuteurs avaient placé
sur la tête de l'un d'eux son nom écrit en latin ^.
La vulgarisation du latin s'opéra surtout par et pour
la propagande de la religion chrétienne. 11 en fut de
même du grec dans la Narbonnaise, où les habitants pu-
rent aussi bien comprendre la langue d'Homère que
celle de Virgile ; car, au iv'' siècle^ à ilrles, on pronon-
1. D'après Gicéron, Horace, ïibulle, Properce, Martial et les doux Pline.
2. Dom T. Ruhiart, Acta sincera.
272 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
çait en grec l'oraison funèbre de Constantin le Jeune ; de
plus, au Vf encore, saint Césaire, évoque de cette ville,
voulant empêcher que le commun des laïcs s' assemblant
dans l'église pour entendre ses sermons, s'entretînt de
choses indifférentes avant la prédication, l'engageait à
chanter des proses et des antiennes en latin et en grec.
Yoilà pourquoi, sans doute, Irénée a composé en grec
son traité contre les Hérésies *.
Tout nous montre, pendant l'époque gallo-romaine,
l'enchaînement de l'instruction générale avec la prédica-
tion de l'Évangile. Lorsque les grandes écoles impériales
atteignaient leur apogée, et que la haute société, par
conséquent, vivait en pleine civilisation, la société reli-
gieuse chrétienne, recrutée à ses débuts parmi le peuple,
n'avait pour moyens d'étude que les établissements
païens, et encore ne les fréquentait-elle que depuis le
commencement du iv^ siècle.
Or, vers la fin du même siècle, le monachisme, d'ori-
gine orientale et transformé par le christianisme, s'éta-
blit en Gaule, pour y devenir un vaste foyer de l'intelli-
gence. Saint Martin fonda un monastère à Logogiacum
(Ligugé,) à huit kilomètres de Poitiers, et un autre à
Marmoutiers, près de Tours.
Les cénobites de Lyon bâtirent le sanctuaire de l'île
Barbe, et Yictricius de Rouen jeta des colonies de moines
sur les côtes de Flandre. Saint-IIonorat créa, vers 410,
un monastère à Lérins, non loin de Fréjus.
Jean Cassien, dans Marseille, en plaça un sous l'invo-
cation de saint Victor. Citons enfin ceux de Saint-Faus-
tin, àNîmes, de Condat, en Franche-Comté, et de Gri-
gny, dans le diocèse de Vienne. Le nombre de ces re-
traites .fut restreint, car les Gaulois répugnaient à faire
abstinence, autant qu'à mener la vie anachorétique, et
chaque monastère nouveau ressemblait à une conquête
l, Vahbé Fnpiiel, Cours d'éloquence sacrée, pendant Tannée 1860-1861,
9e leçon.
LE GALLO-ROMAIN 275
accomplie sur leur caractère natif. Mais ils domptèrent
enfin leur « voracité naturelle ; » l'exemple des cénobites
.3S toucha ^ ; et lorsqu'ils comprirent tout ce qu'il y a
a'honorable dans le calme et la tempérance^ le mona-
chisme s'étendit en Aquitaine, en Neustrie et en Bourgo-
gne.
Avec le v"" siècle cessa la prospérité des écoles civiles.
Le goût des études longues, fortes et approfondies, se
relâcha chez les jeunes gens des classes supérieures, qui
ne se pressèrent plus autour de professeurs médiocres,
abréviateurs de toutes sciences, et cherchant à rendre le
travail facile aux élèves. La science languit, sans se po-
pulariser; elle allait se perdre, peut-être, si les prêtres,
au même moment, n'eussent ouvert des écoles où l'on
enseignait ceux qui aspiraient à entrer dans le clergé,, et
si les moines n'eussent dirigé des écoles spéciales pour
les clercs.
Le public abonda dans ces établissements chrétiens,
dont les écolâtres étaient aussi bien vus que les profes-
seurs impériaux étaient parfois maltraités. L'amovibilité
de ceux-ci leur retirait toute indépendance : on les trans-
férait, selon le caprice du prince, d'une ville à l'autre, et
une révocation suivait de près une parole désagréable au
maître : aussi l'éloquence païenne se dégradait-elle par la
flatterie, les arguties et l'emphase, et se confondait-elle
en éloges hyperboliques des empereurs. Dans les écoles
chrétiennes, au contraire, la parole était libre, autant
que les esprits étaient actifs; et pendant les premiers
siècles, il n'y eut de frein que les conciles à la diversité
des. opinions, car la persécution contre l'hérésie ne com-
mença de sévir qu'à l'aide de la puissance civile. Le
christianisme en lutte maintint dans les esprits une li-
berté réelle, et devint intolérant le jour seulement où il
régna. La frivolité et la servilité étaient le partage des
écoles civiles, lorsque dans, les écoles religieuses se trai-
1. Sulijice Sévère, Dialogues i 2 et 4,
1. 18
274 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
talent les plus gmndes questions do morale. L'éloquence
chrétienne, digne et majestueuse, sans affectation, pou-
vait émouvoir les masses. « Le discours du prêtre, di-
sait-on, doit être clair et simple, de manière à être com-
pris par des hommes incultes *. »
Il suffit, pour faire comprendre la différence de l'ins-
truction païenne et de l'instruction chrétienne, de com-
parer entre eux les noms célèbres. La littérature civile
nous présente des rhéteurs, des grammairiens, des
poëtes : Agraetius, Urbicus, professeurs à Bordeaux;
Ursulus, Harmonius et Nazarius, professeurs à Trêves ;
Eumène, d'Autun ; Claude Mamertin, Eutrope, Ausone,
Arhorius de Toulouse, et Rutilius Numatianus de Poi-
tiers. Ces hommes n'ont pas laissé de traces bien profon-
des, et Ausone, le plus remarquable, a brillé principale-
ment par l'esprit et l'élégance. La littérature chrétienne
a produit saint ximbroise et Salvien, de Trêves ; saint
Paulin, né à Bordeaux ; Gennade, prêtre de Marseille ;
Cassien, d'origine provençale ; saint Sulpice Sévère, de
Toulouse ; saint Hilaire de Poitiers ; saint Prosper d'A-
quitaine, et d'autres qui, comme eux, ont traité de reli-
gion, de politique, de toutes sortes d'intérêts temporels
ou spirituels.
Au reste, dès leur jeune âge, les Gallo-Romains élevés
dans le christianisme, appartenant aux écoles tenues par
des prêtres, récitaient ou chantaient, tantôt dans les clas-
ses, tantôt dans les églises, quelques hymnes et psaumes
pareils à ceux de saint Ambroise, lorsqu'on put pratiquer
librementle culte chrétien, comme ils l'avaient fait autre-
fois dans des réunions secrètes, malgré les éditsdes empa-
reurs. Nous trouvons là l'origine de nos enfants de chœur
et des maîtrises attachées à nos cathédrales, écoles élé-
mentaires, demi laïques, demi ecclésiastiques, alliant
l'instruction civile avec l'étude du chant religieux.
Il importe maintenant de -retracer, en remontant les
i. Vincent de Lèrins, De la vie conlemplalivo, cli. 23.
LE GALLO-ROMAIN 27:;
siècles, la lutte des religions dans la Gaule romaine, car
elle y compléta le mouvement intellectuel et social.
III
Deux religions païennes, celle de la Gaule antique et
celle de Rome, s'opposaient à l'avènement du christia-
nisme, que les premiers empereurs protégèrent à leur
insu, même quand ils persécutaient les adorateurs du
Christ,
En effet, comme le druidisme, culte éminemment natio-
nal et pour ainsi dire inhérent aux entrailles des popula-
tions, déplaisait à leur majesté «divine, » ils n'épargnèrent
aucuns moyens de le ruiner, tantôt par des mesures
administratives, tantôt par l'introduction de cultes parti-
culiers, mélangés ici avec les croyances des Marseillais,
là avec l'adoration des ohjets de la nature, presque par-
tout avec le paganisme romain. Habitués à se poser en
chefs de la religion, ils marchèrent sur les traces de Jules
César, dont l'acharnement contre le druidisme avait éclaté
près de Marseille (V. plus haut. p. 464.) Le régime muni-
cipal, mis en vigueur chez les Gallo-Romains, eut dans ses
principales attributions le culte, les cérémonies et les
fêtes religieuses, et l'on dépouilla en partie les druides
du peu de prérogatives que les constitutions populaires
leur avaient laissées, après leur amoindrissement po-
itique.
Auguste déclara le druidisme absolument contraire
aux croyances romaines, et il en interdit les cérémo-
nies aux gaulois jouissant du droit de citoyen : il abolit
les sacrifices humains, en permettant seulement aux
prêtres de faire une légère blessure aux croyants qui
se proposeraient en holocauste, pour arroser de quelques
gouttes de leur sang l'autel et Te bûcher K Tibère pour-
1. Pompon Mêla, Lib. m, cap. 2; Slraho, lib. iv, cap. 1.
270 MfvMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
suivit los druides, leurs prêtres et leur médecins. Claude
s'efforça d'anéantir l'ordre entier, soit dans la Gaule, soit
dansl'ile d'Albion.
Mais le druidisme, q ' n'expira pas pour cela, se réfu-
gia en Armorike et da.. le pays de Gallqs, oii il conserva
une telle vitalité et une telle force par ses affiliations
secrètes, que Néron ordonna de brûler les forets sacrées
et les habitations des druides dans la Basse-Bretagne.
La classe sacerdotale perdit son rang et ses honneurs ;
on la traita en ennemie, tandis que l'aristocratie gauloise,
soumise au nouvel ordre de choses, conserva la plupart
de ses prérogatives. Les croyants à la métempsycose se
lassèrent, se refroidirent. Un temps vint où, complète-
ment délaissé par les classes lettrées, le druidisme se
mêla avec le paganisme romain, ainsi que le prouvent
l'autel d'Hésus découvert à Notre-Dame de Paris, un
monument trouvé près de Mavilly, dans la Côte d'Or, et
l'autel de Baptresse, près de Poitiers *. Des médailles de
l'empereur Posthume nous le montrent escorté des sym-
boles et des attributs d'Hercule, tantôt mythologique et
romain^ tantôt gaulois. Ce qui témoigne de l'espèce de
transaction qui s'opéra entre les deux cultes ^, surtout
entre le polythéisme antique et les dieux de Rome, car
ceux-ci avaient plus de ressemblance avec les divinités
et les génies primitifs de la Gaule qu'avec le druidisme
proprement dit.
Autant Auguste s'éleva contre les dogmes druidiques,
autant il protégea les superstitions polythéistes et l'ado-
ration des fétiches. 11 bâtit un temple, dans Narbonne, au
dieu Kirk, l'Éole gaulois ^ ; il voulut bien se mettre lui-
même au rang des « Génies » de la Gaule, se laisser
adorer comme tel, et comme divin rempart des villes et
des peuples. Le polythéisme, vivifié ainsi, fut pratiqué
1. J. J. Ampèrn, Hisl. do la liltérature avant le xii^' siùclo, p. 133.
2. T. E. Mionnct, Description des mcd. antiq., etc., t. l•^ p. 03 cl suiv.
3. Senecœ. Quœslion. nalural. Lib. v, cap. 17: V. plus haut, p. 02 ot 143.
LE GALLO-ROMAIN 277
par l'aristocratie gauloise qui préféra le matérialisme du
culte romain à la spiritualité druidique, et se prosterna
devant les autels collectifs de Mars-Camulus, dieux de la
guerre ; d^ApoUon-Belen, dieux de la lumière et de la
médecine; de M^rcure-Teutatès, dieux du commerce et
de la navigation; de Minerve-Belisana, déesses de la
sagesse ; de Diane- Arduinna, déesses de la chasse^ etc.
Dans la Narbonnaise, particulièrement, le polythéisme
latin domina, après avoir déjà absorbé celui de la Grèce à
Marseille.
Aussi, la Gaule méridionale se couvrit d'édifices consa-
crés aux dieux des Romains. A Toulouse, il s'éleva un
Capitole dédié à Jupiter; à Narbonne, un temple de
Jupiter-Tonnant, des temples de Mercure, de Bacchus,
d'Esculape et de Yulcain; àNîmes^ un temple de Diane;
à Uzez, un temple de Mars ; à Aix, un temple d'Auguste
et de Cybèle, des autels en l'honneur de Junon, de Nep-
tune, de Minerve, de Jupiter, de Mercure et des Muses;
à Limoges, un temple de Jupiter et d'Isis, des autels con-
sacrés à Saturne et aux Furies ; à Périgueux, un temple
de Vénus ; à Poitiers, un temple de Janus ; près d'Auch,
un temple d^ Apollon; au col de Perthus, un autel de
César ; àDié, un temple de Junon, de Yesta et d'Auguste ;
et, çà et là, beaucoup d'autres monuments païens, dont
rénumération complète serait aussi longue que superflue.
Au vn'' siècle, Yénus avait encore un temple dans le fau-
bourg de Rouen; le dieu Terme était honoré auvf siècle^
et le culte des Mânes existait dans les pays du centre de
la France *.
Chose étrange, les rits égyptiens dTsis s'étaient répan-
dus, vers le milieu du i'" siècle de l'ère chrétienne, et
avaient pris des développements notables vers la première
moitié du if . D'un autre côté, avant les irruptions des
peuplades du Nord, les populations germaines propagèrent
i. D. Martène, Thésaurus novus anecdotorum, t. IV, p. I606, b; Concil.
t. V. ann. 831.
278 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
chez les Gallo-Rom ain s des idées relif^^ieuses d'un ordre
tout différent. Alors, remarque M. EichofF, a on vit se
manifester chez eux les traditions du Nord en opposition
avecles mythes brillants de la Grèce et de l'Italie. » Sous
le culte officiel persistaient simultanément les débris du
druidisme et de la religion marseillaise, les fantaisies
égyptiennes, si l'on peut dire ainsi, et les puissantes lé-
gendes de la mythologie germaine.
Tantôt, on rencontrait un œdes^ édifice ou temple non
consacré*; tantôt un fanum^, espace réservé pour les
Dieux, mais où il n'existait aucun édifice ; tantôt un
panthéon ; tantôt andélubre, ou partie d'un temple devant
laquelle coulait une fontaine destinée à purifier ceux qui
venaient rendre hommage aux dieux; tantôt un sacetlum^
petite enceinte consacrée, sans toit^; tantôt un œdiculum^
petite chapelle couverte, en forme de temple. Ici un tom-
beau, là une statue colossale, et, plus loin, un autel votif.
Une infinité de vases d'argent, artistement ornés, tels que
ceux découverts à Berthouville (Eure), figuraient parmi
les ustensiles destinés aux cérémonies.
Pour desservir cette myriade d'édifices et d'endroits
religieux, une foule de prêtres païens s'abattaient sur la
Gaule, où leur opulence devint extrême. A l'imitation du
clergé latin, le clergé gallo-romain se divisa en trois
classes ou collèges hiérarchiques. Le premier collège,
celui des pontifes, possédait l'autorité souveraine, exer-
çait un contrôle supérieur, ressemblait en quelque sorte
à un sénat à la tête duquel marchait le grand pontife ; le
second, celui des augures, faisait connaître l'auspice à
ceux qui traitaient des affaires de la guerre et du peuple,
et présageait le courroux des dieux * ; le troisième, celui
1. Ckero, In Verr. Lib. ii, cap. 4.
2. Varro, Lib. vi, cap. 54; lib. x, cap. 37; Ckero, De di?inat. lib. i,
cap. 41.
3. Festus, au mot sacclla.
4. Cicero, De Legibus, lib. ii, cap. 8.
LE GALLO-ROMAIN 279
des aruspices, se composait d'une espèce de prêtres
libres, moins considérés que les augures, et dont la prin-
cipale fonction consistait à révéler Tavenir d'après les
entrailles des animaux sacrifiés *.
A un degré inférieur se plaçaient ensuite : les Quinde-
cemvirs^ gardant les livres sibyllins, qui contenaient les
destins de Rome, prescrivant les expiations religieuses
nécessaires d'après les oracles^; les épulons^ dont la prin-
cipale fonction était de préparer le banquet sacré, appelé
lectisterne, pour Jupiter et les' douze dieux, à l'occasion
d'une réjouissance ou d'une calamité publique ^; les
frères Arvales, faisant des sacrifices pour la prospérité
des biens de la terre, selon Yarron et Macrobe. Des fêtes
dites (( Ambarvalia » avaient lieu en l'honneur de Cérès,
car les habitants des campagnes^ tremblant toujours pour
leurs moissons, s'obstinèrent à invoquerlabonne ce déesse,))
si bien que, vers le milieu du v^ siècle, saint Mamert éta-
blit les Rogations, différant peu, dans leur forme, des
Ambarvalia païennes*. Après les Arvales venaient les
Curions y prêtres des corporations, chargés d'accomplir
les cérémoaies religieuses de chaque curie ^; les fécials^
qui n'étaient pas des prêtres proprement dits, mais des
hérauts proclamant les déclarations de guerre et concluant
les traités de paix ; les sodals^ institués par Tibère pour
rendre les honneurs divins à Auguste et à la famille des
Jules : ce corps avait vingt-et-un membres, issus des pre-
mières familles de Rome ^ .
Ajoutons à cette liste les Sévirs Augustaux^ délégués
1. Cicero, Epist. famiL, lib. vi, cap. 18.
2. C. Dezohry, Rome au siècle d'Auguste, lelt. xxxc. In-8», Paris, 2^ éd.,
1847.
3. Cicero, De Arusp. Respons., cap 10; de Orator., lib. m, cap. 19; Fes-
tus, au mol epoloni.
4. A. Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme, liv. 12, ch. 1<^%
in-8°, Paris, 1835.
5. Dion. Halic, lib. ii, cap. 21 ; Varro, lib. v, cap. 83.
6. Tacit. Annal. Lib. i, cap. 15 et 54; Reines, Inscript., lib. i, cap. 12.
280 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dans les niunicipes et les colonies ; les flamineu^ minis-
tres d'un dieu en particulier, et les victimaires^ employés
aux sacrifices, qui ressemblaient à des serviteurs d'autel,
allumaient le feu, préparaient les objets et les instru-
ments nécessaires, et tenaient la victime au moment où
elle allait recevoir du popa le coup qui l'abattait, avec
un maillet, ou avec le côté non tranchant de la hache *.
L'histoire, qui n'a pu fixer avec certitude la situation
du clergé païen à Rome, ne saurait espérer de la décou-
vrir en Gaule ; tout porté à croire, néanmoins, que les
trois collèges supérieurs gallo-romains se composaient de
personnages appartenant aux classes riches, et que l'or-
dre sacerdotal entier se trouvait ainsi lié aux familles no-
bles d'une manière indissoluble. La religion était donc
entre les mains des empereurs un puissant moyen de po-
litique, car en servant l'Empire, les prêtres soignaient
leurs propres intérêts.
Le culte et la politique s'entr'aidant, l'état social de la
Gaule s'harmonisa peu à peu avec les rits du paganisme
romain, dont la forme extérieure, aussi multiple que
brillante, ne cessait de ramener les esprits à l'idée de la
puissance divinisée. Lorsque Drusus inaugura en Gaule,
douze ans avant Jésus-Christ, les c( Flamines Augustales^ »
il acheva de donner à la religion païenne un caractère
politique (Y. phis haut, p. 22i .) Riches ou pauvres, in-
distinctement et à quelques exceptions près, toutes les
classes l'adoptèrent, celles-ci par entraînement ou "par
force, celles-là pour être agréables aux « divins » empe-
reurs, ou pour devenir plus vite dignes d'entrer dans le
sénat romain.
Rassemblées à Lyon, elles votèrent par d'unanimes ac-
clamations un culte et des autels aux nouveaux dieux qui
allaient protéger la Province 2. On choisit les prêtres
1. TU. Liv., lib. 1, cap. 29; Valer. Max., lib. i, cap. 1, 13; Fabretti
Inscrip. p. 450, N" 13.
2. Strabo, lib. iv.
LE GALLO-ROMAL\ 281
parmi les principaux citoyens de la capitale gallo-ro-
maine, et^ privilège énorme, on les libéra de la puissance
paternelle *. Pour eux, on éleva un temple magnifique,
au confluent de la Saône et du Rhône, à l'endroit qui est
aujourd'hui la pointe de Perrache. Devant l'autel, fort
large, il y avait deux grandes colonnes de marbre, sur-
montées de victoires colossales. Les deux colonnes,
sciées plus tard par les chrétiens, formèrent quatre
piliers de l'église d'Ainay 2. On y voyait aussi une gi-
gantesque statue de la Gaule, qu'entouraient soixante
autres statues représentant les soixante principales cités
chevelues, dont les noms étaient gravés sur l'autel.
L'éduen Yercundaridub, qui avait changé son nom en
celui de Caïus Julius, tout latin, fut le pontife du sacer-
doce des Flamines Augustales. Il célébra l'inauguration
du temple, au milieu d'un immense concours de peuple,
et une fête annuelle y fut instituée à perpétuité ^; les
députés de la Gaule y vinrent adresser leurs vœux à
l'empereur et décerner des récompenses nationales ; des
prêtres y firent des sacrifices journaliers pour la prospé-
rité du prince .
Là ne se borna pas l'enthousiasme des flatteurs, qui
joignirent au culte d'Auguste celui de Livia-Julia-Au-
gusta, sa femme *. Presque toutes les villes de la Nar-
bonnaise rivalisèrent de zèle religieux, pour honorer les
dieux romains et les Augustes ; le culte des Flamines
Augustales, plus répandu assurément dans le midi de la
Gaule que dans le nord, exista jusque chez les Morins
(arrondissements de Boulogne et de Saint-Omer, et par-
tie de ceux de Saint-Pol et de Montreuil,) où d'antiques
inscriptions le rappellent. Dans les temples, les cha-
pelles particulières, et les bois sacrés où les mystères
1. Gaïus, lib. i, 130.
2. H. Martin, Hist. de France, t. 1^% p. 198, en noie.
3. D'après Suét., Tite-Live, D. Cassiîis, Juven., et Gruter, passim.
4. Recueil des Historiens de France, t. i^', p. 137.
282 MÉM(3IUES DU PKUPLK FRANÇAIS
druidiques avaient eu lieu, de temps immémorial, l'en-
cens fuma, les victimes furent immolées et le vin coula,
pour honorer, adorer le chef de l'Empire *. En un mot,
afin d'être plus sûrement obéis par les Gallo-Romains, les
empereurs, passant à l'état de dieux, exif^èrent surtout
de leurs courtisans transalpins la conversion au paga-
nisme.
Ceux-ci, à leur tour, ne demeurèrent pas en reste d'a-
dorations : ils aidèrent les despotes romains à mettre sous
le joug les consciences des peuples vaincus ; et l'on traita
de rébellion, d'impiété, de sacrilège, tout regret de l'indé-
pendance perdue. Le bourg de Luc (Var,) ancien Lucus
Augusta^ et la ville de Die (Drôme,) ancienne Dea-Au-
gusta^ nous reportent à ce temps d'oppression politico-
religieuse, où les druides, latinisés, devinrent rhéteurs,
grammairiens, peut-être membres du sacerdoce nou-
veau, en gardant leurs immunités.
A peine, sous Garacalla, formèrent-ils encore quelques
associations secrètes, en communion avec les classes in-
férieures du peuple. Les druidesses, seules, résistèrent à
l'entraînement et conservèrent une telle réputation de de-
vineresses, qu'Aurélien ne dédaigna pas de consulter une
d'entre elles. Les antiques superstitions, les traditions
celtiques eurent, par ces femmes, une existence latente ;
et chez les Gallo-Romains, en partie dévoués et fidèles
au culte druidique, Gwyon resta honoré sous son nom de
Korrig^ le nain (Gorrigus,) principalement par les nauto-
niers de la Saône et du Rhône. On le représenta sous la
figure d'un nain tenant une bourse 2.
Mais l'épuisement fut si complet parmi les populations,
que le nombre des récalcitrants, des opposants à la divi-
nisation de l'empereur, alla diminuant toujours. L'histoire
ne nous rapporte qu'un fait isolé de résistance. Gaïus
, 1. D. Vameite, Histoire générale du Languedoc, t. II, p. d.
2. H. Martin, Hist. de France, t.*!*'", p. 204, en note; V. plus haut,
p. 203. "
LE GALLO-ROMAIN 283
Caligula, à Lyon, déguisé en Jupiter et assis sur un tri-
bunal, rendait des oracles. Un Gaulois s'approcha-, regarda
l'empereur en face, puis resta muet et immobile. — Que
vois-tu donc en moi? lui demanda Caligula, flatté d'un
tel étonnement. — Tu me parais un grand radotage,
répondit le Gaulois. Le « divin » empereur ne jugea pas
à propos de punir l'audacieux, qui était un simple cor-
donnier *, et pouvait plus librement parler qu^un grand
personnage.
Les chrétiens, d'ailleurs, subirent des persécutions,
surtout par ce qu'ils refusèrent d'adorer les empereurs ^;
et, sans doute, plus d'un Gaulois, opposant au paganisme,
passa immédiatement des croyances druidiques à celles
de la religion chrétienne.
IV.
Le paganisme romain, ressuscitant à demi le poly-
théisme gaulois, avait vaincu le druidisme; la religion
chrétienne se trouva en face d'un seul ennemi,» d'un culte
dominant, allié au pouvoir suprême, et protégé d'une
façon spéciale par tous les agents de l'autorité. Militante
et persécutée, quoiqu'elle se mît, ou peut-être parce
qu'elle se mit, à sa naisance, en dehors du pouvoir poli
tique, elle ne prêchait point la révolte ; mais, ayant péné-
tré d'abord parmi les faibles, les pauvres et les esclaves,
elle conduisait peu à peu a l'affranchissement de l'esprit et
du corps, et inaugurait des principes de fraternité, de
devoir, de résignation, qui ressemblaient fort à un blâme
perpétuel infligé aux institutions païennes. Dans les pro-
vinces, comme en Italie, le paganisme s'efforça de ranimer
ses forces expirantes contre une religion déjà forte dès
!. Dion Cassius, lib. lix, N» 26.
2. Flav. Josephi Antiquitates, lib. xviii, cap. iO.
28? MfîMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
son berceau, et qui devait accomplir tôt ou tard une
révolution sociale. *
Au i" siècle, et non pas seulement au iii% malgré les
assertions de Grégoire de Tours et d'autres historiens qui
ont copié et adopté son erreur, le christianisme s'intro-
duisit dans la Narbonnaise * par les prédications de Paul,
évoque de Narbonne, de Crescens, de Sixte^ premier
évêquede Reims, d'Euchaire, premier évêque de Trêves,
missionnaires de saint Pierre, et par celles de saint Paul
lui-même. Bientôt, sous Marc-Aurèle, au n® siècle, les
confesseurs de la foi endurèrent le martjre, dans les
villes de Lyon et de Vienne.
A leur tête brilla Pothin, vieillard plus que nonagé-
naire, qui posséda une chaire à Lyon ; et avec Pothin
figura une femme, l'esclave Blandine. Symphorien périt
à Autun, et Bénigne à Dijon, en invoquant le Christ.
Irénée^ qui remplaça Pothin dans sa chaire, puis dans son
siège épiscopal, fut martyrisé sous Septime Sévère, dès
les premières années du iif siècle. Vers 240, le paga-
nisme immola saint Denis à Paris; vers 247, saint
Saturnin ou Cernin à Toulouse; en 287, saints Crépin et
Crépinien à Soissons, saint Quentin dans le Vermandois ;
en 303, saint Yictor à Marseille, etc. Le succès des doc-
trines de l'Évangile irrita les autorités de l'Empire, exa-
spéra les jurisconsultes.
Partout s'éleva un cri de réprobation contre les nou-
veaux croyants : les gouverneurs, les grandes familles, le
peuple en masse, demandèrent qu'on persécutât les chré-
tiens. La lutte commença. Vociférations, menaces, coups,
mauvais traitements, emprisonnements, lapidations,
déchirements, tortures, rien ne parut trop cruel contre
des gens que la multitude regardait comme des ennemis ^,
Les Gallo-Romains ne comprirent pas tout d'abord que
le christianisme pouvait contribuer à leur apporter l'in-
1. L'abbé Freppel, Cours d'éloquence sacrée à la Sorbonne, 3e leçon.
â. P. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, liv. iv.
LE GALLO-ROMAIN 28o
dépendance, par eux depuis si longtemps désirée; leurs
yeux se refusant à sa lumière, ils se révoltèrent contre
lui. Mais il possédait une force latente et irrésistible,
que la compression décuplait, ainsi que cela arrive d'or-
dinaire au début des idées nouvelles. Il marchait toujours.
Que lui importaient les persécutions ! Plus les bourreaux
inventaient de supplices, plus augmentait le nombre des
croyants, volontaires martyrs. L'Église chrétienne s'enra-
cina dans le pays ; l'Évangile se répandit en tous lieux * .
Aucun enthousiasme ne se peut comparer à celui des
convertis, que l'on rencontrait jusqu'au fond des palais
habités par leurs persécuteurs. La nourrice de Caracalla
et la maîtresse de Commode, Marcia, pratiquaient, proté-
geaient la nouvelle religion, et il parait qu'/Elianus et
Amandus, chefs des Bagaudes, étaient chrétiens.
Si certains druides adoptèrent lâchement, par ambition,
le culte païen de Rome, d'autres prêtres ou adorateurs
d'Hésus, auxquels les empereurs imposaient un humiliant
polythéisme, se laissèrent sans doute toucher les premiers
avec autant d'ardeur que de sincérité par les préceptes
évangéliques. l^a poésie ûe leur antique religion avait
plus d'un rapport avec les mystères du christianisme, et, à
l'aide du temps, il leur fut donné d'admirer ce que des
prêtres convaincus leur venaient prêcher. Leur âme pro-
fondément attristée, leur imagination durement contenue
et leur persistant amour de l'indépendance trouvaient là
une douce consolation.
Et puis, devant leurs yeux quel étonnant spectacle'
Ceux qui les avaient subjugués par les armes, et les
avaient forcés d'assister aux rits des ce Flamines Augus-
tales, » se convertissaient chaque jour : Gaulois et
Romains, tous ensemble, acceptaient .a morale de l'É-
vangile.
Les diverses phases de la lutte qui s'engagea entre les
persécuteurs et les persécutés offrent un bien vif intérêt.
1. [renée, Contra Hicreses, lib. i.
m MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Les martyrs mouraient héroïquement pour leur foi. Il
semblait que la douleur n'eût pas prise sur eux. Devinant
que l'avenir dépendait de leurs courageux efforts, ils
souffraient avec bonheur. Le sang fécondait l'idée. Pour
un chrétien qui périssait, il en naissait mille, entraînés
par le sublime exemple du sacrifice. Tout supplice res-
semblait à une prédication. Lorsque Symphorien fut
conduit à la mort, sa mère lui cria, du haut des murailles :
« Mon fils ! mon fils ! Symphorien! .. . Elève ton cœur au
ciel, mon fils; on ue t'ôte pas la vie, aujourd'hui on te la
change pour une meilleure * . » Lorsque l'esclave Blandine,
la dernière couronnée parmi les confesseurs de Lyon,
affronta les fouets, les bêtes et la chaise de fer embrasée,
elle se hâta de courir au supplice en sautant, pleine de
joie, comme si elle se fût élancée vers le lit conjugal, vers
le banquet des noces ^. Le vénérable évêque Pothin, faible
et infirme, battu de verges^ foulé aux pieds, traîné dans
l'arène^ puis rejeté au fond de sa prison où il expira,
manifesta son ravissement, lui et ses quarante compa-
gnons, au milieu des tortures. Plusieurs écrivirent le récit
de leur martyre, en catéchisant des bords de la tombe.
Leur lettre portait cette suscription : « Les serviteurs de
Jésus-Christ, qui habitent Yienne et Lyon, en Gaule, à leurs
frères d'Asie et de Phrygie, qui ont la même foi et la même
espérance de rédemption que nous, paix, grâce et gloire
de Dieu le père, et du Christ Jésus Notre Seigneur ^ »
A rencontre de ces enthousiasmes sublimes, chaque
empereur se fit persécuteur avec plus ou moins de passion.
Selon la mode romaine, on livra les chrétiens aux bêtes;
on donna le spectacle, la « représentation du martyi^e, »
dit Eusèbe. Les exécutions, souvent, ressemblèrent à de
véritables massacres. Les guides montrent encore, dans
Lyon, métropole religieuse, les catacombes et la hauteur
1. Act. martyr. In Symphor., p. 72.
2. Eusèbe, Histoire ecclésiaslique, liv. iv.
3. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, lib. v, chap. i^r.
LE GALLO-ROMAIN 287
qu'atteignit le sang de dix-huit mille martyrs. Neuf
mille personnes environ, de tout âge et des deux sexes,
partagèrent le sort de Pothin et dlrénée, disciples de
Polycarpe, qui lui-même était disciple immédiat de saint
Jean. Uéglise Saint-Jean, cathédrale de Lyon, rappelle
ces terribles souvenirs.
Malgré les entraves, dès avant le règne de Constantin,
pendant la période militante du christianisme gallo-ro-
main, des églises avaient été fondées successivement, par
Denis à Paris, par Gatien à Tours, par Austremoine à
Clermont, par Trophime à Arles, par Paul à Narbonne,
par Marcel à Châlon, par Bénigne à Autun et à Langres,
par Ferréol à Besançon, par Félix à Valence^ et par Mar-
tial à Limoges. L'élan ne s'arrêtait pas.
Combien de temps la lutte ouverte dura-t-elle? Impos-
ble d'assigner des dates ; mais, après les rudes persécu-
tions viennent les temps de tolérance, et les églises chré-
tiennes s'élèvent de plus en plus nombreuses à côté des
temples païens.
Le culte nouveau est célébré concurremment avec l'an-
cien. Ici l'on adore Jésus, et là Jupiter. Le sang des mar-
tyrs a cessé de couler, et si l'autorité romaine ne sympa-
thise pas avec les chrétiens, du moins se contente-t-elle
de les éloigner des honneurs et de leur fermer le chemin
de la fortune.
Peu à peu, cet engourdissement de l'esprit persécuteur
produit des résultats heureux pour le succès définitif du
christianisme, aussi bien en Gaule que dans le reste de
l'Occident. Ce ne sont plus seulement les classes pauvres
qui se convertissent, mais la population intermédiaire et
plusieurs grandes familles gallo-romaines. La. croix en-
lin triomphe avec Constantin ce le libérateur, » (d'évêque
du dehors, » c'est-à-dire l'évêque laïque, ainsi que ce
prince s'appelle lui-même, a Daniel propheta, )) lit-on
jusque sur les agrafes militaires des citoyens et des sol-
dats.
Des légendes pieuses apparaissent, font cortège aux
288 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
miracles. Vers Fan 2oO, Aphrodise arrive à Béziers,
monté sur un chameau, et le culte rendu a ce saint de-
vient si grand, que non-seulement on le choisit pour pa-
tron de la ville, mais que l'on constitue un fief pour l'en-
tretien de son chameau et de ses successeurs, usage qui
a duré jusqu'en 1793 ^ A douze kilomètres de Nantes,
une ville corrompue s'élevait dans l'endroit où se trouve
aujourd'hui le Lac de Grand-Lieu. La tradition prétend
que saint Martin y a vainement prêché l'ïlvangile, vers
373 ; qu^il s'est plaint à Dieu ; qu'aussitôt les eaux, ac-
courant de toutes parts, submergèrent la ville, les habi-
tants et les prairies environnantes. Un géant, qui s'était
le plus opposé aux efforts de saint Martin, est enchaîné
au fond des eaux, avec les habitants ; les convulsions du
géant causent les agitations que l'on aperçoit de temps ^'
en temps à la surface du lac ; et les farfadets, les loups-
garous qui égarent le voyageur et le mènent au milieu
des marais pour le tuer, sont les maudits, dont le vrai
Dieu reçoit une seule fois dans l'année, à la Noël^ un
hommage forcé, au son des cloches par eux agitées dans
la ville engloutie 2. Ainsi chaque pays fournit sa légende,
qui traverse les âges.
Les chrétiens avaient marché fermes et unis dans
leur foi pendant les jours d'épreuves ; ils se divisèrent
aussitôt qu'ils possédèrent à leur tour le privilège du
culte officiel. A peine la religion nouvelle se fut affermie
et consolidée que les hérésies commencèrent, plus nom-
breuses en Gaule qu'ailleurs, à cause du caractère turbu-
lent et léger de ses habitants.
Arius avait soutenu, à Alexandrie^ que Jésus -Christ
est une créature parfaite sans doute et très-semblable à
Dieu, mais non Dieu lui-même ; le premier concile œcu-
ménique convoqué à Nicée condamna sa secte. En Afri-
que, le schisme de Donat enlevait à l'Église une partie de
i. A. de Nore, Coutumes, mythes, elc, p. 74.
2. V. Duruy, Inlrod. gêner, à l'Hist. de France, p. 8o et
LE GALLO-ROMAIN 239
ses forces : les donatistes refusaient d'admettre à la com-
munion les chrétiens qui, durant la persécution de Dio-
clétien, avaient livré aux païens les écrits et les vases
sacrés, et que, pour cette raison, on nommait « tradi-
teurs. )) L'hérésie des donatistes fut anathématisée à
Arles. Coup sur coup, les sectes se multiplièrent : de
l'enthousiasme naquit l'exagération, et, de l'exagération,
l'erreur. Au if siècle, on blâma les femmes gallo-ro-
maines d'admirer passionnément et de suivre en tous
lieux Marc, disciple de Valentin, qui les séduisait en pré-
tendant leur accorder le don de prophétie : les sectateurs
de Marc, agissant comme lui, s'intitulaient ce Parfaits »
et se disaient arrivés au sommet de la vertu. Ils prê-
chaient que le Diable, lils du dieu Sabaoth, avait eu d'Eve
Caili et Abel ^ A la Trinité ils substituaient l'Ineffable,
le Silence, le Père et la Yérité^ en rejetant les sacre-
ments, et même le baptême.
Ces aberrations grossières contribuèrent à l'accroisse-
ment d'autres erreurs moins folles, mais non moins dan-
gereuses pour l'unité de l'Église qui, le lendemain du
triomphe, tendait à augmenter constamment son in-
fluence.
Outre les Ariens, les Donatistes et les Parfaits, il y eut les
Pélagiens, soutenant que le péché d'Adam n'a pas passé à
sa postérité, et n'a porté préjudice qu'à lui seul ; qu'Adam
était sujet à la mort ; que la grâce n'est pas nécessaire, etc.
Les Manichéens, eux, reconnurent deux principes for-
mateurs du monde, l'un bon et auteur du bien, la lu-
mière, — l'autre mauvais et auteur du mal, les ténèbres ;
tous deux étenifils et indépendants. Les disciples du Par-
sisme adorèrent le soleil, le feu et plusieurs autres créa-
tures. Les Gnostiques, se vantant de posséder des connais-
sances extraordinaires, ne crurent ni au péché originel
ni à la rédemption des hommes dans le sens propre. Les
plus étranges hérésies comptèrent des adeptes ; Saint-
1. Irénée, contra hœrcses,
I. 19
200 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Augustin assure que de son temps il en existait cinquante-
huit.
Le christianisme, menacé, se réfugia dans l'autorité
des conciles, dont les décisions, frappant ariens, dona-
tistes et autres, se placèrent à côté des édits de tolérance
rendus par les empereurs en faveur des chrétiens. Cette
autorité augmenta de jour en jour, sous les princes con-
vertis à la foi nouvelle. L'influence gallo-romaine éclate,
d'ailleurs,, dans ce fait que, sur quarante-quatre églises
représentées au concile de Nicée, contre la secte d'Arius,
seize appartenaient à la Gaule, où les chefs chrétiens se
mirent à attaquer simultanément les hérétiques et les in-
crédules.
Toutefois, loin de se convertir en masse lors de la pre-
mière prédication de l'Évangile parmi eux, les Gallo-Ro-
mains, encore plus attachés au paganisme que les habi-
tants de l'Italie, luttèrent pour défendre leurs autels,
principalement dans les villes opulentes et corrompues,
et dans les pays les plus riches *. Le druidisme ne s'ef-
faça pas complètement non plus. De là quelques tentati-
ves isolées contre les idoles, dans les trois premiers siè-
cles. Mais Constantin, après sa conversion, respecta
généralement la liberté de conscience, établit l'égalité
des cultes, tout en cherchant à placer le nouveau sur la
même ligne dominante que l'ancien. On cite quelques
lois publiées par lui contre les intérêts païens, contre l'art
divinatoire "^ ; et celles qui ordonnèrent aux juges, aux
corporations, aux habitants des villes (des villes seule-
ment) de ne point travailler le dimanche'. Malgré cela,
il appelait encore Jésus la (c Divinité, » n'osant pas
nommer cette divinité *, autre que celles de FOlympe.
11 employait le langage païen dans des lois anti-
païennes.
1. Salvianus, De Gubernat. Dei, p. 132.
2. Cod. Theodos. Lib. ix, Ut. 16, L. 1 el 2.
3. Cod. Justin, lib. m, tit. 12, L. 3.
4. A. Beugnot, Hist. de la Destruct. du pagan. en Occid., t. Je"", p. 78.
LE GALLO-ROMAIN 291
Un demi-siècle plus tard, au contraire, Gratien alla
jusqu'à faire enlever du sénat l'autel et la statue de la
Victoire, jusqu'à révoquer les privilèges des pontifes,
jusqu'à refuser la robe pontificale, en disant que cet orne-
ment ne convenait pas à un chrétien *. Ce refus lui valut
l'épitliète de « très chrétien » accolée à son nom par
saint Amhroise.
En général, de quelques sympathies que ces princes
entourassent le christianisme, ils reculaient devant l'in-
tolérance et ne privaient pas les païens de leur liberté.
L'homme en eux était chrétien, et païen l'empereur, qui
ne rompait pas avec la partie considérable des popula-
tions restées fidèles à l'ancien culte, faisait des compro-
mis et tenait la balance entre les religions rivales. Les
empereurs ne voulaient pas surtout qu'on employât la
force pour ramener les brebis égarées ; et ils pratiquaient
le principe de Lactance : Rien n'est si volontaire que
la religion 2. En un mot, ils laissaient à chacun ses
dieux.
Suivant cette marche du pouvoir, plus d'un auteur
ecclésiastique admettait la tolérance religieuse, soit par
sentiment évangélique, soit parce que le paganisme leur
paraissait encore trop redoutable.
D'autres, Julius Maternus Firmicus en tête, s^exaltè-
rent contre l'audace des païens, coupables indignes de
pardon. Firmicus s'écriait, à propos du mythe de Mi-
nerve : « La voilà cette Pallas que l'on adore et dont le
culte est placé sous la sanction de la loi pontificale. On
révère son image quand on devrait punir sévèrement son
crime... Très-sacrés empereurs, il faut appeler la de-
meure de leurs dieux des tombeaux et non des temples,
et leurs autels d'indignes bûchers... Coupez dans le vif
un.tel scandale, détruisez-le entièrement, opposez-lui la
rigueur des lois, pour que l'erreur de cette superstition
i. Zosime, lib. iv, cap. 36.
2. La^tant. Instit divinae, lib. v, cap. 11.
202 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ne souille pas plus longtemps le monde romain * . » Ail-
leurs, il excitait la cupidité des empereurs : « Enlevez, pil-
lez sans crainte les ornements des temples ; fondez ces
dieux et faites-en de la monnaie ; réunissez tous les biens
des pontifes à votre domaine ; après la ruine des temples,
vous serez plus agréables à Dieu ^. »
Convertir par la persuasion, telle était Topinion des
uns; frapper les païens, pour achever le triomphe du
christianisme, voilà ce que prêchaient au pouvoir certains
hommes véhéments et indignés.
Or, sous Arcadius et Ilonorius, au siècle même où
Firmicus écrivait, saint Martin, évêque de Tours, déclara
le premier la guerre à Tidolâtrie dans la Gaule, et devint
le fléau des païens. 11 avait servi dans les armées de
Fempereur Julien. Mais, selon la légende, Jésus-Christ lui
était apparu, et unjour que Julien distribuait à^es soldats
le (( donativum, » Martin, quand son tour vint de recevoir
sa part, s^écria : « Jusqu'ici je t'ai servi; permets-moi de
servir Dieu; je suis le soldat du Christ, je ne puis plus
combattre. SiTon pense que ce n'est pas foi mais lâcheté,
je viendrai demain sans armes au premier rang^ et au nom
de Jésus, mon seigneur, protégé par le signe de la croix,
je pénétrerai sans crainte dans les bataillons ennemis ^ )>
Ce (( soldat du Christ )) défendit désormais sa croyance
avec Tépée et la parole. Baptisé à Poitiers des mains de
saint flilaire en 3S4, après être entré dans les Gaules à
une époque incertaine pour Fhistoire, Martin avait fixé
sa demeure au village de Ligugé ; et, du monastère qu'il y
avait fondé, il s'était élancé le marteau en main vers la
Touraine et la Bourgogne pour abattre les temples païens
et les arbres druidiques. Les environs de Poitiers, où le
polythéisme primitif avait gardé de très-profondes racines.
1. J, M. Firmicus, De erroro profanarum religionum, p. 10; A. Peug)wt,
Hist. do la Dostruc. du pag en Occid., liv. 1<^% chap. U.
2. /. M. Firmicus, id. p. 59,
3. Ex Sulpicii Severi Vilâ B. Marlini. V. J. Michekl, Histoire do France,
t. [<-'•, aux Eclairrissemenls.
LE GALLO-ROMAIN ^n
n'offrait pas à son zèle un théâtre assez vaste : il entreprit
avec quelques hommes dévoués une sorte de croisade. A
Loroux, près de Manthelan en Tour aine, à Autun, dans le
bourg d'Amboise, à Langeais, à Chisseaux, à Souvé, à
Tournon, à Candes, à Châtres, le très-énergique Martin
abattit des idoles ou des temples, et accomplit des mi-
racles *.
Sa mission dans la Gaule eut un immense retentissement.
On l'imita. L'an 400 de notre ère, Févêque saint Exupère
renversa, aux environs de Bayeux, l'idole de Belen,
placée sur le mont Phœnus^ : de cette époque, sans doute,
datent les mutilations de la statue en marbre blanc et du
Bacchus en bronze découverts à Lillebonne et placés au
musée du Louvre, saint Sulpicius, à Autun, se distingua
par son zèle contre les adorateurs de Cybèle, et opéra
des miracles ^.
Ces expéditions diminuèrent le nombre des païens,
sans le réduire très-sensiblement. Personne, dans l'Ejn-
pire, n'ayant reçu des lois ou^ du prince le pouvoir de
parcourir les campagnes pour abattre l'idolâtrie, les
efforts de saint Martin et de ses imitateurs restèrent indivi-
duels. L'intolérance à l'égard des païens ne revêtit point
le caractère officiel, et si les fidèles de l'ancien culte eurent
sujet de se plaindre à leur tour de ce qu'on les persécu-
tait, soit en les outrageant dans leurs croyances, soit en
détruisant leurs temples, soit en dévastant et pillant leurs
sépulcres, sous prétexte qu'ils faisaient des festins sacrés
où ils maudissaient le christianisme dans des conciliabules
impies *, ils ne purent accuser que la partie exaltée des
chrétiens.
L'autorité s'attaqua parfois seulement à certaines prati-
ques et superstitions dupaganisme, sans interdire d'une ma-
nière absolue le culte des Celtes, des Grecs et des Romains,
1. Sulpic. Severi. Vita Beati Martini, cap, 9, passim.
2. Gallia Chrlsliana, l. XI, p. 346 et 348.
3. Greijor. Turon. Gloria confessorum, cap. 77.
4. Baronii, Annal. An. 447, | 27.
i9ï MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
qui disparut dans les villes plus tôt que dans les campa-
gnes. Les paysans, par routine, obstination et ignorance,
tinrent bon contre le christianisme jusqu'à la fin de l'Em-
pire, si bien qu'on appliqualeur nom à l'ancienne religion,
— par/iy^diiens^ paganisme. Combien de folles croyances,
terreurs féeriques et idées superstitieuses, nous l'avons
vu,- se perpétuèrent au milieu d'eux jusqu'à nos jours!
Les discussions religieuses occupèrent une large place
dans la vie active des Gallo-Romains : c'est un des
côtés par lesquels le christianisme influa sur leur civili-
sation.
Dès qu^une hérésie formulait ses principes, on voyait
publier une foule de lettres, de messages^ de relations
de voyages, de pamphlets, pour ou contre la dange-
reuse nouveauté. Au iv*" siècle, déjà, l'activité intellec-
tuelle se développait, et quoique le clergé gallo-romain
en général manquât encore de supériorité d'esprit et de
véritable grandeur dans les actions, plus d'un prêtre se
fit remarquer par son taleht.
Quelques savants théologiens avaient paru; quelques
évêques, reconnus pour hommes de foi et de lumière,
étaient interrogés sur certains points de doctrine ou sur
des scrupules personnels. Les populations, jusqu'alors
rudes ou asservies au paganisme, ou agissant purement
d'instinct, demandaient maintenant des conseils aux
hommes les plus éclairés. Souvent, on se laissait conduire
d'après les chefs spirituels, que l'on consultait par
messages envoyés de tous les côtés, en Gaule, au fond de
l'Italie, et même dans l'OHent. Deux femmes, l'une de
Bayeux, Hédibie, l'autre de Cahors, Algasie, entraînées
par ce mouvement extraordinaire, rédigèrent des ques-
tions sur plusieurs matières philosophiques, religieuses
et historiques, demandèrent Fexplication de certains
passages des Saintes Ecritures, voulurent savoir ce qui
constituait la perfection morale, ^'t comment il fallait se
conduire dans telles ou telles circonstances de la vie. Et
qui choisirent-elles pour leur directeur spirituel et quoti-
LE GALLO-ROMAIN 293
dien? saint Jérôme. Un prêtre, Apodême, partit de la
Bretagne, chargé de porter leur correspondance àl'illustre
père de l'Église, qui habitait alors la Palestine S
Plus efficaces que les expéditions violentes contre les
idoles, et corroborées par les écoles religieuses dont le
lecteur a pu apprécier le puissant effet, les discussions
sur les hérésies, les lettres, traités et sermons du clergé,
alimentèrent l'ardeur chrétienne au fond des âmes.
Puis le v" siècle nous montre des évêques voués à
Famélioration des mœurs et au bonheur des Gallo-
Romains, jouant un rôle très-considérable dans la société.
((Un évêque, dit Chateaubriand, baptisait, confessait, prê-
chait, ordonnait des pénitences privées ou publiques, lan-
çait des anathèmesoulevaitdes excommunications, visitait
les malades, assistait les mourants, enterrait les morts,
rachetait les captifs, nourrissait les pauvres, les veuves,
les orphelins, fondait des hospices et des maladreries,
administrait les biens de son clergé, prononçait comme
juge de paix dans les causes particulières, ou arbitrait des
différends entre les villes : il publiait en même temps des
traités de morale, de discipline et de théologie, écrivait
contre les hérésiarques et contre les philosophes, s'occu-
pait de science et d'histoire, dictait des lettres pour les
personnes qui le consultaient dans l'une et l'autre reli-
gion, correspondait avec les églises et les évêques, les
moines et les ermites, siégeait à des conciles et à des
synodes, était appelé aux conseils des empereurs,, chargé
de négociations, envoyé à des usurpateurs ou à des
princes barbares pour les désarmer et les contenir : les
trois pouvoirs, religieux, politique et philosophique,
s'étaient concentrés dans l'évêque. »
La manière de vivre de saint Hilaire, en particulier,
donnait le bon exemple. (( Il se levait de grand matin,
dit F. Guizot. Il habitait toujours dans la ville; dès qu'il
était levé^ quiconque le voulait voir était reçu; il écoutait
1. F. Guizot, Hist. de la Civilisât, en France, 4« leçon.
i9G MEMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
les plaintes, accommodait les difTérends, faisait l'office de
juge de paix. 11 se rendait ensuite à l'église, célébrait
l'office, prêchait, enseignait, quelquefois plusieurs heures
de suite. Rentré chez lui, il prenait son repas, et pendant
ce temps on lui faisait quelque lecture pieuse. 11 travail-
lait aussi des mains, tantôt filant pour les pauvres, tantôt
cultivant les champs de son église. » La vie de saint Loup,
évêque de Troyes, était à peu près semblable. Saint
Patient, évêque de Lyon, fonda ou décora plusieurs
basiliques; après les ravages des Goths, depuis Lyon jus-
qu'à Arles, il envoya gratuitement à des villes, à des pays
entiers, qui souffraient de la famine, des blés par lui
achetés. Un contemporain l'appelait «unebonne année *, »
c'est-à-dire un bon père, un bon prêtre, et déclarait que
le moindre des prêtres s'élevait au-dessus de l'homme
honoré de la première dignité temporelle.
Le pouvoir religieux du prélat se ressentit de sa valeur
intellectuelle, attestée par de remarquables ouvrages :
L'exposition et la réfutation de la fausse science^ les Cinq
livres contre les Hére'sies^ par Irénée ; V Eloge funèbre de
Saint- Honorât^ par Hilaire, évêque d'Arles; les Lettres^
poésies^ discours et U Histoire du martyre de Saint-Génès
d'Arles^ par saint Paulin de Bordeaux, évêque de Noie ;
les ouvrages de saint Hilaire de Poitiers, surnommé par
saint Jérôme <( le Rhône de l'éloquence, » et regardé de
nos jours comme l'Athanase gaulois 2; » celles de saint
Ambroise^ fils du préfet des Gaules, créateur de l'oraison
funèbre chrétienne.
Au point de vue philosophique, plusieurs membres de
l'épiscopat gallo-romain, plus que tolérants à l'endroit
du pur christianisme, formèrent une sorte de trait d'u-
ni o entre les hommes de l'ancien culte et ceux du nou-
veau. Nous indiquerons ces types curieux en retraçant les
mœurs de la haute société.
i. Sidon Apollin. Epistol. 6 et 13.
2. Villemain, Tableau de l'éloquenee clirèt. au iv^' siècle, saiîit Hilaire.
LE GALLO-ROMAIN 297
Enfin, l'importance politique des évêques découla, soit
du respect que leur manifestèrent les puissants person-
nages de l'Empire ou la vénération unanime des fidèles,
soit du rôle officiel qu'on leur attribua dans l'administra-
tion générale de la Province. Sous Maxime, par exemple,
la position de saint Martin devint unique . ^impératrice
le servait à table, ramassait et mangeait ses miettes ; et
Ton vit des vierges, dont il avait visité le monastère, bai-
ser^ lécher la place où ses mains s'étaient posées.
Certes, le temps des persécutions des chrétiens par
les païens s'eiïaçait des souvenirs du clergé. Si les prêtres
du Christ, suivant les préceptes de l'Évangile, pouvaient
accomplir une foule de grandes et bonnes choses, ils pou-
vaient aussi, éblouis par leur croissante domination, user
de leur influence politique pour commettre à leur tour des
actes d'intolérance contre les païens, et appeler la force à
l'appui de leur minorité. Les uns servaient toujours le
despotisme de Rome « et portaient avec effort le poids de
l'ombre impériale * ; » les autres, en adoptant les doctrines
nouvelles, n'avaient pas complètement dominé leurs
mauvais instincts, ni échappé à la corruption des mœurs
romaines ; beaucoup enfin, triomphant bruyamment et
avec orgueil, s'imaginèrent que le paganisme était expiré,
et agirent avec une imprudence telle que, à diverses re-
prises il releva ses autels, ranima sa décrépitude, et
reparut ^ur le trône avec Julien.
Quoi que fissent les hommes les plus habiles, combien
de siècles s'écoulèrent avant que la minorité des chrétiens
de la Gaule se changeât en majorité !
De même que les écoles religieuses avaient succédé
aux écoles païennes en décadence, de même, à la fin de
Tépoque gallo-romaine. Tordre ecclésiastique chrétien
devint assez fort pour suppléer le régime municipal en
ruines, et la dégradation des privilégiés, des curiales et
des classes pauvres.
1. Julien, Misopogon, p. 361.
298 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Toujours peu puissant, d'après la loi, car il se fatigua
par sa double lutte contre les païens et les hérésiarques,
il ne tarda pas à exercer en fait une autorité sans bornes.
Ce que Célestin 1", pape depuis 422 jusqu'en 432, a dit
des évêques, entrait dans la pensée des premiers fidèles.
Les évoques, établis par Jésus-Christ lui-même dans la
personne des apôtres qu'ils continuaient, conservaient le
pieux dépôt de la doctrine apostolique et enseignaient la
parole de Dieu. Tous les (iallo-Romains qui compre-
naient cette sublime mission imposée aux prélats, accor-
daient à ceux qui la remplissaient avec conscience un dé-
vouement à toute épreuve. Les évêques venus dès le
principe en Gaule étaient romains, italiens, surtout
grecs. Plus d'un, assez généreux pour oublier que leurs
compatriotes appesantissaient le joug sur les vaincus,
avaient prêché parmi les populations conquises la liberté,
la fraternité, les bons rapports d'homme à homme ; mal-
gré leur origine étrangère, on les avait aimés à cause
de leur vie sainte, et pour leur consolante morale.
Dès que les masses eurent commencé de se laisser tou-
cher par leurs prédications, et que les grands person-
nages de la Gaule romaine eurent adopté le christia-
nisme, un ordre ecclésiastique se forma dans la Province.
Elle fournit assez de prêtres pour qu'il existât un clergé
national.
Deux sortes d'évêques gouvernaient l'Église. Les uns
s'étaient préparés à l'épiscopat par la retraite ascétique,
la vie claustrale ; les autres avaient appartenu aux classes
élevées, riches et mondaines : ils étaient laïques, presque
tous mariés. La *gloire des premiers consistait dans
l'érudition et l'humilité, celle des seconds venait de leur
nom et de leur rang, dont Féclat rejaillissait sur le clergé
en général. Plus l'influence morale des uns et des autres
s'étendit, plus s'agrandit leur pouvoir civil. A dater de
Constantin, ils exercèrent en partie l'autorité judiciaire ,
et les édits impériaux défendirent de les appeler en jus-
tice comme les autres citoyens. Justiciables de leurs col-
LE GALLO-ROMAIN . 299
lègues seuls, ils eurent les magistrats ordinaires pour in-
férieurs. Ces privilèges, d'abord mal définis, furent
ensuite constitués par des lois. Alors Févêque prit part
au jugement des affaires publiques. On le chargea de
surveiller, de dénoncer les juges ordinaires qui négli-
geaient leurs devoirs, et de poursuivre certains délits,
par exemple les jeux de hasard. Il concourut à presque
toutes les fonctions de l'autorité municipale, à l'adminis-
tration des fonds, à la perception de l'impôt, à la direc-
tion des travaux d'utilité publique ; il intervint dans la
nomination des tuteurs et des curateurs, avec droit de
conserver dans son église les actes de ces nominations ; il
concilia les parties, calma les différends, remplit enfin, à
peu de chose près, Toffice du juge de paix actuel. Il pro-
céda au choix des divers agents municipaux, chargés de
ce qui se rapportait à Fachat et à la distribution des sub-
sistances * . .
Pour tout dire, il devint le véritable chef de la cité,
titre que la loi conféra à lui seul ^ ; et il réunit en lui
les deux pouvoirs ecclésiastique et séculier. En général,
sa décision équivalut aux décisions impériales ^. Ces
attributions répondaient à l'institution même des dio-
cèses, tels qu'ils furent établis après le triomphe défini-
tif du christianisme. Les cités (civitates) gallo-romaines,
jadis organisées par Auguste, servirent de cadre aux
diocèses *; et les divisions ecclésiastiques de Fépoque
ressemblèrent assez aux circonscriptions existantes en-
core avant le Concordat de 1801 ^ Le moi cite\ qui, au
premier siècle de l'ère chrétienne, signifiait généralement
un peuple, n'exprima plus, à partir du iv% que le chef-
1. Cod. Justin. NovelL I, 28, p. 16.
2. Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. P"", p. 377.
3. Eusèbe, Panégyrique de Constantin.
4. F. plus bas, ch. III; M. Deloche, Étude sur la. géogr histor. de la
Gaule, p. 61,
5. C. Guérard, Essai sur le système des divisions teiritorialcs do la Gaule
sous les rois franks, p. 76, in-S», Paris, 1832.
300 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
lieu du pays, la ville principale, la « ville épiscopale. »
La cité [civitas^) correspondant au grand pays (par/us^)
forma le diocèse.
L'évèque, élu par le peuple qu'on l'appelait à diriger,
devait faire consacrer cette élection par les suffrages du
clergé et des évêques de la Province ; et le plus digne, au
jugement de tous, obtenait la majorité des voix.
Primitivement, l'épiscopat n'offrait que les moyens de
se sacrifier à la cause commune et à l'instruction de tous
les fidèles. Les clercs vénérables briguèrent seuls l'hon-
neur de diriger un diocèse. Le plus souvent, un évêque
déjà sacré, renommé parmi ses collègues, présentait lui-
même le candidat ; et, l'élection étant faite, on sacrait le
prélat nouveau, on lui imposait les mains. La nomina-
tion avait lieu ainsi sans intrigues, par conséquent sans
tumulte : il semblait que le peuple se donnât un père.
Mais plus tard, quand l'évèque posséda l'autorité sécu-
lière, qui, trop fréquemment, le détourna de ses fonctions
religieuses \ des brigues condamnables accompagnèrent
l'élection des prélats. Le concile d'Orléans, en 549, défen-
dit d'acquérir la mitre par des présents. Yain remède ! Le
champ resta ouvert aux ambitieux.
Par exemple. Patient, évêque de Lyon, arriva dans
cette ville avec plusieurs évêques de la Province, qui
s'étaient réunis pour donner un chef à l'Église de ce
municipe où la discipline chancelait, depuis la mort de
l'évèque Paul. L'assemblée 'des clercs trouva dans Lyon
des factions opposées , de ces intrigues privées qui se
forment au détriment du bien public, et qu'avait excitées
un triumvirat de compétiteurs. L'un d'eux, sans aucune
vertu, étalait l'illustration d'une race antique ; un autre,
nouvel Apicius, se faisait appuyer par les applaudisse-
ments et les clameurs de bruyants parasites, gagnés à
Taide de sa cuisine ; un troisième s'était engagé à livrer
les domaines de l'Église au pillage de ses partisans..., s'il
1. J. Naudet, L'Einpirc sous Constantin, 3' partie.
LE GALLO-ROMAIN 301
parvenait au but de son ambition. Patient et Euphronius,
évêque d'Autun , tinrent un conseil secret avec les évê-
ques, leurs collègues, avant de rien manifester en public;
puis, bravant les cris d'une tourbe de furieux , ils impo-
sèrent les mains, sans qu'il s'en doutât ou fît aucun vœu
pour être élu, à un saint homme nommé Jean, recomman-
dable par son honnêteté, sa charité et sa douceur. Jean
avait d'abord été lecteur, et avait servi à l'autel dès son
enfance ; puis, à la suite de beaucoup de temps et de
travail, il était devenu archidiacre... 11 n'était donc que
prêtre du second ordre, et, au milieu de ses fonctions si
acharnées, personne n'exaltait par ses louanges un homme
qui ne demandait rien ; mais personne aussi n'osait accuser
un homme qui ne méritait que des éloges. Les évêques
le proclamèrent leur collègue, au grand étonnement des
intrigants, à l'extrême confusion des méchants, aux accla-
mations des gens de bien, et sans qu'on osât ou qu'on
voulût réclamer ^ .
Souvent le hasard présida au choix d'un prélat ; sou-
vent on s'en rapporta à l'avis d'un seul homme, ou des
raisons frivoles et superstitieuses parurent décisives.
Ainsi, l'évêque de Bourges étant mort, les habitants
prièrent Sidoine Apollinaire, récemment promu au siège
épiscopal de Clermont, de leur choisir un évêque. 11 indi-
qua Simplicius, distingué par sa naissance et sa charité.
Une autre fois, saint Martin fut demandé pour adminis-
trer le diocèse de Tours; mais, ne voulant pas sortir de
son monastère , il céda seulement aux instances d'un
homme qui se jeta à ses pieds. On le conduisit jusqu'à la
ville, parmi des groupes de fidèles disposés çà et là sur la
route. Une foule immense, accourue des cités voisines,
donnait son suffrage, et un petit nombre refusait saint
Martin pour évêque, en se fondant sur ce qu'il était un
homme de rien, sans apparence, ayant des habits misé-
i. Sidon. Apollin. Epistol. Lib. iv, Epist. xxv; F. Guizot, Hist. de la
civilis. en France, 3e leçon.
:Wi MUMOîRES du PEUPLE FRANÇAIS
rables et les cheveux en désordre, la barbe sale, l'aspect
repoussant. Cependant, un des assistants lui le psautier
et s'arrêta dès le premier verset qu'il rencontra, — le
psaume : « Ex ore infantiiim et lactentium perfecisti lau-
dem pr opter inimicos ut destruas inimicum et dcfen$orem. »
Justement, le principal compétiteur de saint Martin s'ap-
pelait Defcnsor. Un cri s'éleva parmi le peuple, saint
Martin fut élu % et malgré son mérite, il ne dut sa nomi-
nation qu'au hasard.
Des troubles civils résultaient parfois des élections.
Hilaire, d'Arles, écarta sans scrupule plusieurs évêques,
et cela contre toutes les règles ; il en ordonna d'autres,
contrairement au vœu et au refus formel des habitants.
Or, les prélats nommés de la sorte ne pouvaient se faire
recevoir de bonne grâce par les gens qui ne les avaient
pas élus ; ils rassemblaient des bandes d'hommes armés
avec lesquelles ils allaient assiéger ou bloquer les oppo-
sants, et, c'était le glaive à la main, que le ministre du
Seigneur envahissait le siège où il devait prêcher la
paix ^.
Les abus pénétraient dans la discipline ecclésiastique,
aussi nombreux que les hérésies dont lé dogme avait
souffert. Beaucoup d'évêques ne pouvaient se dire, sans
blasphémer, les continuateurs des apôtres. La majorité
vivait comme saint Loup, évêque de Troyes, d'une façon
assez austère , redoutant le faste et les splendeurs du
monde, abaissant son esprit, humiliant son cœur, se
constituant, en un mot, le serviteur de tous, et étant
aussi le surveillant (smç^&itoî) moral de son diocèse;
mais le mal avait«germé dans l'épiscopat et dans l'Eglise.
Plus le christianisme s'étendit, plus la mission spiri-
tuelle des évêques augmenta leur influence sur les mas-
ses, et toucha à la vie sociale. Ordonner les prêtres et les
diacres, consacrer l'autel et le saint-chrême, nommer
i. Ex Sulpicii Severi Vitâ B. Martini.
2. Ph. Labhe, Conc. T. III, i401.
LE GALL0-R03IAIN 303
aux dignités des cathédrales, instituer les abbés et
abbesses, confirmer, excommunier, infliger des péniten-
ces aux pécheurs, tous ces droits que les canons leur
accordaient, permettaient aux évéques de connaître^ diri-
ger et maîtriser les familles chrétiennes.
Au reste, plus d'un parvenu dans l'épiscopat, élu par
l'effet d'intrigues déloyales, n'en agissait pas moins avec
candeur et onction évangéliques, lorsqu'il exerçait son
ministère. D'autres, au contraire, fort méritants au début_,
se laissaient bientôt entraîner par leurs passions, et trop
souvent abusaient de leur caractère sacré. Tous portaient
comme titre d'honneur le nom de papes [papœ) ; tous
pouvaient se dire archevêques, quand le pontife romain
les avait honorés du pallium, étole de laine ornée sur
chaque face d'une croix écarlate * . Assemblés en conciles
ou synodes, ils établissaient des règles de conduite, im-
posées aux fidèles.
Le clergé inférieur, ayant les mêmes vertus et les
mêmes vices que l'épiscopat, et partagé en ordres majeurs
et mineurs, se mêlait avec le reste de la société. Dans les
ordres mineurs, le clerc pouvait se marier,'si sa fiancée
n'était pas veuve, s'il n'était pas veuf lui-même : les lec-
teurs, les exorcistes, les portiers et acolytes qui compo-
saient ces ordres, se formaient une famille ascendante et
descendante, d'étroits liens de parenté, des rapports directs
avec les laïques. Dans les ordres majeurs, il fallait rigou-
reusement garder le célibat.
Les membres mariés des ordres mineurs qui devenaient
prêtres, diacres ou sous-diacres, devaient avoir obtenu
d'abord le consentement de leurs femmes, et, d'après les
conciles, renoncer aux liens charnels et embrassements
d'époux ; ils abandonnaient leur famille particulière, afin
de penser exclusivement à celle de Dieu, et leur chef
spirituel exerçait l'autorité sur leurs enfants et petits-
i. D. Mabillon et D. Ruinart, Œuvres posthumes, publiées par Thuillier;
Dissertât, histor. sur le pallium, t. II, in-4o, 1724.
30i MEMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
enfants. Les clercs des ordres majeurs, ne possédant plus,
en quelque sorte, que des ascendants et des collatéraux,
se détachaient des intérêts mondains, pour se constituer
en milice sacrée.
Tout pour l'Église, tout par FÉvêque.
S'agissait-il de voyager ? Les clercs recevaient de l'évê-
que un passe -port appelé « lettres formées. » Leur disci-
pline, plus rigoureuse peut-être que celle des militaires,
était à coup sûr mieux observée, car le bas clergé, majeur
ou mineur, s'efforçait de donner le bon exemple; ses
membres ne revêtaient Thabit ecclésiastique qu'après
avoir subi de minutieuses enquêtes sur leur conduite
passée, garante de leur moralité future. Les canons
recommandaient la chasteté aux prêtres, qui devaient
enseigner au peuple la manière de réfréner les passions
de la chair. Lorsqu'ils pratiquaient l'usure, on les dé-
posait.
Sur ce point, les lois de l'Église, en contradiction avec
celles des Romains, relevèrent beaucoup le moral de tous
les citoyens, car elles commencèrent par défendre expres-
sément l'usure aux clercs, sans pour cela l'approuver chez
les laïques.
L'esprit de charité enfin, plus ou moins pratiqué, mais
expressément ordonné par le dogme et surveillé par la
discipline^ pénétrait le corps ecclésiastique, s'infiltrait peu
à peu dans la communauté entière des fidèles. C'était avec
raison, malgré les infractions çà et là commises, qu'un
évêque exaltait la supériorité morale des chrétiens, et
disait en parlant des païens : « Qu'ils nous montrent les
captifs rachetés par eux, les pauvres par eux nourris ! »
En effet, l'usage du tronc pour les pauvres est indiqué
dans Tertullien, saint Chrysostôme, saint Augustin et
saint Paulin *. Ainsi procédait l'Église chrétienne, quand
l'égoïsme et rinsouciance dominaient dans la société
païenne.
i. Epislola 34.
I
LE GALLO-ROMAIN 305
Le clergé séculier se composait d'évêques et de choré-
vêques, — vicaires-épiscopaux, espèce de prélats qui, n'é-
tant point ordonnés évêques, gouvernaient sous l'autorité
de ceux-ci les paroisses des champs et des bourgades
où on les établissait, exerçaient par délégation les fonc-
tions épiscopales, et prenaient rang après Févêque. Avec
son armée de prêtres, diacres ou sous-diacres, avec tous
ses lecteurs, exorcistes, portiers et acolytes, il était fort
prépondérant, chez lès Gallo-Romains.
Mais le clergé régulier, renfermé dans les monastères,
remportait par les lumières de l'intelligence.
Les moines, principalement ceux du midi^ étaient les
philosophes du christianisme, suivant Theureuse expres-
sion d'un savant historien. Ils vivaient dans la plus com-
plète indépendance, et leurs discussions, leurs enseigne-
ments faisaient surgir des idées nouvelles. L^ascétisme
de certains moines les plongea parfois dans de sublimes
folies, dans des extases ou des hardiesses d'esprit qui
imprimèrent un mouvement rapide à la pensée religieuse.
Le clergé régulier servait d^instrument au séculier. Un
moine, du fond de son cloître, remuait toute l'Église en
agitant des questions effrayantes parleur gravité, — «lelibre
arbitre, la prédestination, lepéché originel et la grâce.
D'un monastère encore sortait une voix éloquente pour
frapper ou défendre les doctrines d'Arius et de Pelage.
Quoi de plus inspirateur que ces retraites religieuses î
saintEucher,évêquede Lyon, estimait .particulièrement sa
chère Lérins^ a qui recevait dans sesbras hospitaliers ceux
qu^avait jetés dans son sein la tempête du monde » Cette
demeure, abondante en fontaines, parée de verdure, cou-
verte de forêts agréables, semblait un paradis à ceux
qui rhabitaient par son aspect et ses parfums * . Dans
de pareils séjours, l'indépendance complète des moines
engendra bientôt la licence intellectuelle, parce que les
règles monastiques favorisèrent, ou tout au moins tolé-
1. De Laude eremi, p. 40.
I. 20
306 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
rèrent des excentricités surprenantes. La dissolution de
leurs mœurs et leur manière de vivre, jointes à leur
façon de comprendre la religion, appelèrent plus tard un
réformateur, l'illustre saint Benoît.
Comment les ordres réguliers auraient-ils échappé à la
corruption? Généralement, au lieu de s'enfermer, les
moines gallo-romains se mêlaient avec le monde, vivaient
comme des laïques, se montraient entons lieux, prenaient
part aux affaires ecclésiastiques et civiles, slntroduisaient
dans les familles, devenaient les confidents des hommes
puissants, partageaient tous les avantages accordés aux
prêtres, sans subir les rigueurs disciplinaires du clergé sé-
culier. Sulpice Sévère reprocha aux moines des villes leur
gourmandise, leur vanité, leur orgueil et leur familiarité
avec les femmes. Ceux des cloîtres fuyaient tellement leurs
cellules que le concile de Yannes ordonna de les y faire
rentrer à coups de fouet. Une loi d'Honorius prétendit
que leur zèle et leur religion étaient grimaces, que leur
seul but était de mettre à couvert leur lâcheté et leur
paresse * ; elle les contraignit d'entrer dans l'armée.
1. Cod. Theodos.
LE GALLO-ROMAIN 307
CHAPITRE III
l. Ordre de choses politique sous Auguste et ses successeurs; confédérés,
libres, sujets; droits politiques apparents. Administration de la Gaule,
depuis Constantin : Préfet du Prétoire, gouverneurs, défenseurs des villes;
fonctionnaires de second ordre; subordonnés divers. La curie et le ré-
gime municipal; charges et avantages du Curiale; magistrats municipaux :
Duumvir ou autres, Édile, Curateur de la chose publique; employés. Les
Principaux; Privilégiés; Aristocratie gallo-romaine en général,
IL Abus et exactions; inijiôts onéreux; dépenses. Plaintes, désolation, mi-
sère. L'usure. Corruption. Fléaux. Vie publique. Jouissances des riches;
minorité « romanisée; » élégance de la haute société; lettres, sciences et
arts ; objets de distraction ; amour du théâtre.
m. Société civile; le droit romain en Gaule; l'esclavage sous toutes ses
faces; esclaves privés et publics; affranchissement. Famille des hommes
libres : mariage, concubinat, divorce; cérémonies des noces; droits de la
femme et du mari ; rôle de la femme gallo-romaine. Puissance paternelle;
piété paternelle et piété filiale. Propriété : fonds slipendiaires et tribu-
taires; colons, lètes, bénéfices militaires; domaines divers. Procédures
civile et criminelle ; peines, prisons, tortures, asiles.
Aux changements opérés dans les mœurs gauloises pai
la succession des religions, il faut ajouter ceux que l'atl-
miriistration romaine , la politique des empereurs ef
l'assimilation des provinces déterminèrent, quand une
main puissante s'étendit sur la presque totalité du monde
ancien.
La Gaule fut administrée comme tous les pays qui
avaient partagé son sort, et, comme eux aussi, elle éprou^ a
des fortunes diverses, selon le caprice de chaque souve
308 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
rain. César et Auguste, à la manière des conquérants
habiles, commandèrent avec générosité dans leur despo-
tisme suprême. Le premier, fidèle à son système d'apaise-
ment, laissa debout certains monuments de ses défaites,
élevés par les Gaulois pendant leurs guerres contre lui.
L'épée qu'il avait perdue un jour, en combattant Vercin-
gétorix, les Arvernes la déposèrent dans un de leurs
sanctuaires druidiques, et plus tard, quand il triompha.
César l'aperçut. « Laissez-la, dit-il en riant à ses officiers,
elle est sacrée *. » Mais le temps lui manqua pour fonder
un ordre de choses politique, et lui suffit à peine pour
organiser sa victoire. Le second, Auguste, n'ayant plus
qu'à administrer un pays tout subjugué par son oncle
et père adoptif, s'imposa la tâche de centraliser la
Gaule, au point de vue des races et des confédérations. 11
divisa le territoire en trois sections ou provinces (Voir
plus haut, p. 217), et ne voulut plus de la préénjinence
d'une nation sur les autres. Il les nivela .en les rendant
tributaires. Non-seulement il enleva aux villes nationales
qui avaient le mieux défendu l'indépendance gauloise
leur valeur politique, mais il donna l'inlluence à des cités
nouvelles (Voir plus haut, p. 219).
Dès le principe, on compta la Gaule parmi les provinces
dites impériales, gouvernées par les lieutenants du géné-
ralissime des armées de l'Empire {imper ator). Aussi, les
empereurs s'en occupèrent sérieusement, y firent de fré-
quents séjours, tantôt à Lyon ou à Vienne, tantôt à Trêves
ou à Lutèce, et la considérèrent comme un instrument de
leur gloire et de leur fortune. Nulle part, hors de l'Italie,
la volonté impériale ne se manifesta plus qu^en Gaule,
sans doute à cause de la proximité de cette province et de
ses productions indispensables au luxe des despotes
romains.
Auguste se réserva d'abord la direction de tout le ter-
ritoire gaulois ; puis il rendit la Narbonnaise au peuple
1. Plutarch. In Gaesare, cap. 26.
LE GALLO-ROMAIN 309
et au sénat *. D'après son organisation, toutes les cités
(civitates) ou nations encore gauloises par leur caractère,
leurs mœurs et leurs coutumes, se divisèrent en confédérés
ou alliés^ — en libres ou autonomes^ — et en sujets. Ces
cités comprenaient un territoire qui, souvent, correspon-
dait avec celui des anciennes confédérations. Les confé-
dérés ou alliés, c'est-à-dire les Marseillais, les Yoconces,
les Éduens, les Carnutes, les Rêmes et les Lingons, con-
servant leurs institutions, ne durent à l'empereur que le
service militaire, et le stipendium pour solder les trou-
pes. Les libres ou autonomes, se gouvernant eux-mêmes,
jouissant, comme les alliés, de leurs propres lois, de leurs
magistrats, de leur juridiction, ne payaient pas de tribut
autre que telle ou telle contribution extraordinaire. Les
confédérés et les libres ne pouvaient déclarer la guerre,
faire la paix, contracter alliance, sans l'approbation des
Romains : on les assujétissait à certaines juridictions exi-
gées par les circonstances 2. LesNerviens, les Silvanectes,
les Soissonnais, les Leukes, les Trévires, les Meldes, les
Ségusiens, les Santons, les Bituriges et la cité des Arver-
nes figuraient parmi les nations libres. Sous le nom de
c( sujets provinciaux, » la plus grande partie des peuples
de la Belgique, de la Lyonnaise et de l'Aquitaine, étaient
immédiatement soumis aux officiers impériaux.
Dans la Narbonnaise, il existait des colonies tout à fait
romaines, et des colonies de droit latin et italique. Sous
Auguste , les habitants de Lyon , Narbonne , Béziers ,
Fréjus, Orange et Arles, possédaient seuls le droit de
citoyens romains, par conséquent avaient seuls la pro-
priété romaine, le droit de mariage [connubium] et le
bénéfice de la loi Porcia , qui défendait de frapper de
verges un citoyen. Les habitants d'Aix, Nîmes, Valence,
Toulouse, Vienne, Auch, Carpentras, Cavaillon, Apt,
1. Dion Cassius, lib. liv, N° 4.
2. F. Laferrière, Hist. du droit français, t. I", p. 209; Beaufort, liv. vu,
ch. VI, p. 281 ; H. Martin, Hist. de France, t. K, p. 199.
MO MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
investis du droit latin, ne jouissaient que d'une partie
des droits attachés au titre de citoyens romains, avaient
le domaine quiritaire et le droit de testament, sans le
privilège de n'être pas frappés de verges, sans le droit
de mariage *. Les inégalités de ces deux droits disparu-
rent, à mesure que, par des constitutions, les empereurs
établirent l'uniformité dans leur immense empire.
11 plut à Auguste, copiant César, d'accorder aux Gallo-
Romains des droits politiques ; mais leurs successeurs
jetèrent ce masque de générosité, et la Province ne tarda
pas à comprendre qu'elle avait joui d'une liberté illu-
soire, et que ses maîtres l'avaient trompée. 11 ressort du
beau discours adressé par Civilis aux Bataves ^ que,
quarante années après le règne d'Auguste, les droits
politiques n'existaient plus réellement en Gaule. « Nous
ne sommes plus traités en alliés de. Rome comme autre-
fois, mais en esclaves. Quand le gouvernement daigne-t-il
venir, avec son cortège écrasant , son autorité outra-
geante? On nous livre aux préfets, aux centurions, et,
dès qu'ils se sont gorgés de dépouilles et de sang, on les
change, et leurs successeurs nous fouillent encore pour
arracher de nouvelles proies sous de nouvelles dénomina-
tions. » x^utant la force romaine avait été d'abord tolé-
rable, et, en certains cas, profitable aux masses, autant
elle ressembla au joug de la servitude.
Une époque vint où le fisc ne recula devant rien, —
prison, confiscation et torture, pour arracher de l'argent
aux contribuables ; où les grands propriétaires firent
cause commune avec les oppresseurs de leur pays. Les
vainqueurs voulurent tellement annihiler les vaincus, que
ceux-ci perdirent patience , et s'armèrent. « 0 riche î
s'écriait alors le pauvre... Quand j'ai fait le sacrifice de
ma vie, nous sommes égaux ! ^ » Les .révoltes furent in-
i. F. Laferrière, Hist. du droit français, t. I", p. 230 et 231 ; //. Martin,
Hist. de France, t. l^\ p. 199.
2. Taciii Historiar. Lih. iv, cap. 14; K. plus haut, p. 228.
3. Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administ. rom., t. il, p. 349.
LE GALLO-ROMAIN 31i
cessantes contre le système impérial, la décomposition
administrative, et la décadence des mœurs qui embras-
saient l'Italie et les provinces, situation dont les Gallo-
Romains souffraient encore plus, à cause de leur caractère
natif, que les autres peuples de l'Empire.
Quelques détails vont faire connaître le corps politique
gallo-romain , depuis la conquête jusqu'aux invasions
barbares ; ils vont faire comprendre les changements
opérés dans la patrie des Druides par l'introduction du
régime municipal.
Vers la fin de l'Empire, quand les persécutions contre
les chrétiens ont cessé, les dix-sept provinces dont se
compose la Gaule obéissent chacune à un gouverneur
particulier, soumis aux ordres du préfet. Six d'entre elles
sont régies par des consulaires ; les onze autres, par des
présidents. Pour le mode d'administration, il ne paraît
pas qu'il existe de différence essentielle entre ces deux
classes de gouverneurs. Seulement leur titre et leur rang
ont une valeur inégale. Ils résident les uns et les autres
dans la cité métropolitaine de leurs provinces respectives.
Sous Constantin déjà, le préfet du prétoire des Gaules,
dont le pouvoir s'étend sur trois diocèses ou vicariats :
Gaule, Espagne, île de Bretagne, réside dans Trêves,
capitale de la première Belgique pendant le règne d'Au-
guste. Il est le lieutenant immédiat de l'empereur.
Dans chaque diocèse, il y a un vicaire du préfet, —
vice-préfet. La politique romaine se préoccupe surtout
d'organiser sa domination au nord, où l'assimilation
marche plus difficilement qu'au midi ; en effet, sous les
successeurs d'Auguste, Trêves a toujours primé Lyon.
Dans chaque province , le gouverneur agit pour ainsi
dire en homme d'affaires de l'empereur. A lui cle veiller
sur les intérêts du gouvernement central, de percevoir
les impôts, d'entretenir les domaines publics, de diriger
les postes impériales , de recruter et administrer les
armées^ de servir d'intermédiaire entre le souverain et
ses sujets, et de rendre la justice aux sujets eux-mêmes.
312 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
11 possède toute juridiction civile et criminelle, excepté
dans les villes où le droit italique a été accordé, et qui,
assimilées aux cités italiennes, jouissent d'une organisa-
tion municipale indépendante, ont à leur tête un sénat
et des magistrats, dont les attributions et les titres sont
en général identiques à ceux des magistrats d'Italie *.
Depuis l'an 365, on a placé dans presque toutes les
YÏiles unBéÎGnseur [de fensor) de la cité, magistrat nommé
par le peuple entier 2, qualifié aussi par les lois de
Défenseur du peuple, chargé de protéger au besoin contre
le gouvernement lui-même les intérêts de la population,
de défendre les humbles contre les puissants, les contri-
buables contre les exacteurs, les curies contre l'arbitraire
des agents supérieurs. En matière civile, il ressemble à
notre juge de première instance, et, pour certaines causes
spéciales, à nos magistrats de la police correctionnelle ^.
Par son élection comaie par son rôle, le Défenseur de la
cité présente un caractère à la fois démocratique et chré-
tien, participant du tribunat antique, et, de plus, éminem-
ment épiscopal, parce que c'est l'évêque, placé en dehors
de la curie, qui obtient les suffrages du peuple, pour
devenir naturellement son protecteur.
La juridiction des gouverneurs s'exerce par un jiideœ,
simple citoyen, remplissant l'office du juré moderne,
décidant le point de fait, quand le gouverneur a décidé
le point de droit. Ainsi s'instruisent les procès jusqu'au
règne de Dioclétien qui^ en abolissant l'institution du
judex, tombée complètement en désuétude sousJustinien,
après avoir existé seulement à l'état d'exception, aug-
mente les pouvoirs du gouverneur de la Province. Celui-
ci, devenu maître de la fortune et de la vie des citoyens,
reçoit un traitement considérable, partie en espèces.
L L. B. Bonjean, Traité des actions, t. 1^% p. 116, in-8°, Paris, 1841-
1844.
2. Cod. Justin., lib. i, lit. 55, L. 2.
3. M. Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., t. I", p. 375; Cod. Theodos. De
defensoribus, L. 1 et 2; F. Guizot, Ilist. dé la civilisât, en France, 2« leçon.
LE GALLO-ROMAIN 313
partie en nature. Sous Alexandre Sévère^ il lui est accorde
vingt livres d'argent et cent pièces d'or % (trois mille neuf
cent treize francs) ; six cruches de vin, deux mulets et deux
chevaux, deux habits de parade, deux habits simples, une
baignoire, un cuisinier, un muletier. S'il n'est pas marié,
il a droit à une concubine, parce qu il « ne peut rester
sans femme. » En quittant sa charge, il rend chevaux,
mulets, cuisinier et muletier; mais, pour peu qu'il ait bien
géré, il garde le reste; sinon il restitue le quadruple. Voilà
en quoi consiste son châtiment ou sa récompense. Sous
Constantin encore, le gouverneur reçoit une partie de son
traitement en nature : cet usage ne disparaît que vers la
moitié du v*" siècle, époque où les employés des bureaux
seuls touchent leur solde en denrées.
La puissance judiciaire du gouverneur ne s'arrête pas
uniquement devant les privilèges des villes qui jouissent
du droit italique, ni devant l'autorité populaire des défen-
seurs de la cité. Une troisième exception résulte de la
présence des empereurs dans la Province qu'il administre.
Alors les villes se soumettent aussitôt à l'omnipotence
réputée paternelle, mais surtout absolue, du maître qui,
pendant son séjour, rend la justice en personne, ras-
semble les citoyens, ordonne des dénombrements et des
recensements, accorde des privilèges, nomme des Gaulois
sénateurs, etc. Le bon plaisir de l'empereur l'emporte
tout naturellement sur celui de son homme d'affaires.
'Avec le temps, néanmoins^ l'autorité personnelle des
empereurs s'éclipse comme celle de l'Empire; les gou-
verneurs de la Gaule profitent de cet amoindrissement
dans le despotisme pour se créer une puissance propre et
presque indépendante. Les rôles changent. L'influence
des gouverneurs devient telle qu'ils imitent les gardes
prétoriennes de Rome. Ces hommes d'affaires disposent
à peu près maintenant de la pourpre impériale, et ils
portent leur orgueil au point d'agir en maîtres suprêmes
1. jEUus Lanipridius, Histoire Auguste, (Alexandre Sévère), cap. 41,
Mi MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
de la Province. Témoin Aétius (V. plus haut, p. 242),
qui expia sa gloire et sa puissance par une mort cruelle.
Aux préfets du prétoire et aux gouverneurs est confiée
la haute administration, celle qui relève directement du
trône. Leurs principaux agents, fonctionnaires de
moindre valeur, occupent le second rang.
L'un, Princeps ou Primiscrinius officii^ cite devant le tri-
bunal du préfet les gens qui y ont affaire, rédige et dicte
le» jugements, ordonne l'arrestation des prévenus, rem-
plit surtout la mission de percevoir les impôts, et jouit,
en revanche, de plusieurs privilèges. Un autre agent, le
Corniciilarius^ dont la charge est fort ancienne et remonte
aux tribuns du peuple i, publie les ordonnances, lesédits
et les jugements du gouverneur : son nom lui vient du
signe qui le distingue, — une corne, soit pour annoncer
les publications, soit pour imposer silence pendant les
audiences. Ses fonctions, toutes civiles, car il ne faut
point le confondre avec le soldat qu'on nomme cornicu-
larius parce que le général lui à conféré une petite corne
distinctive ^, ne durent pas plus d'une année. Ainsi que
notre greffier en chef, il a sous ses ordres un bureau
nombreux ; le Prœco^ héraut ou crieur public, appelant le
demandeur et le défendeur devant la cour de justice,
annonçant les noms des parties, proclamant la sen-
tence, etc., doit obéir au cornicularius . Le troisième
agents VAdjutoî'. est un aide ou suppléant dans les diffé-
rents emplois. Entre autres devoirs, ici, il remplit celui dé
faire arrêter les coupables et de présider à la torture :
comme \q cornicularius^ il a un bureau, avec un sous-
aide, [sub-adjuva)^ classé hii-même parmi les principaux
employés. Sous le titre de Commeiitaricnsis, un direc-
teur des prisons, supérieur à notre geôlier actuel, mais
exerçant les mêmes fonctions, fait la police des geôles,
conduit les prisonniers devant le tribunal, leur fournit
1. Valerim Maximus, lib. vi, cap. 11,
a. Tit. Liv. Lib. x, cap. 44.
LE GALLO-ROMAIN 315
des aliments s'ils sont pauvres, leur fait appliquer la
question, etc.
Quand les citoyens veulent passer des contrats ou des
actes qui prouveront en justice, écrire des testaments, des
donations, ils s'adressent pour la rédaction de ces actes à
des espèces de notaires appelés Actuarii vel ah actis. On
trouve là l'origine du notariat moderne, partageant avec
certains magistrats, duumvirs et autres, le privilège de
constater l'authenticité.
Des Numerarii tiennent la comptabilité de la Province.
Ceux du simple gouverneur, appelés Tabularii (on pour-
rait traduire par « Teneurs de livres, ») sont au nombre de
deux. Le préfet du prétoire en a quatre : un qui règle les
comptes des revenus dévolus au fisc ; un autre qui s'oc-
cupe des revenus publics ; un troisième chargé de rece-
voir l'or qu'on retire des provinces, de faire changer cet
or en monnaie d'argent, de régler les comptes des reve-
nus des mines d'or; un quatrième, enfin, qui veille aux
comptes de tous les travaux publics, ports, murs, aque-
ducs, thermes, etc. Le secrétaire qui entretient la corres-
pondance a bien des subordonnés [epistolares) * .
Le rapporteur qui transmet au préfet les requêtes des
administrés, et qui rédige ses réponses, porte le nom de
Référendaire [Referendarius]^ resté dans la langue deTad-
ministration française. Les Exceptores^ écrivant toutes
les pièces relatives aux jugements du préfet, les lisant
devant son tribunal, et obéissant à un Primicier (Primi-
cerius)^ ressemblent à des sous-greffiers ou, si on l'aime
mieux, à des expéditionnaires.
Au service des gouverneurs est attachée une espèce de
gendarmerie : les Singularii ou Singulares^ qui forment
presque une garde militaire, faisant exécuter les ordres
des gouverneurs dans les provinces, arrêtant les cou-
pables et les conduisant en prison, levant les impôts
comme les Dz/ce/zâim, chefs de deux cents hommes ou
1. Cod. Justiniaii., passim.
316 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
cohortales, comme les Ccntenarii^ les Sexagenarii^ etc. Un
Primipilus^ officier, chef des cohortales, distribue les vivres
aux soldats, au nom du préfet du prétoire, et inspecte ces
vivres *.
Ainsi nous retrouvons dans la composition des bureaux
d'un gouverneur de province, du temps des Gallo-
Romains, la réunion des employés qui composent aujour-
d'hui les bureaux d'un ministère ou d'une préfecture.
L'administration politique et judiciaire possède des
rouages assez nombreux pour étendre l'autorité romaine,
de concert avec le régime municipal.
Dans la Province se constitua l'ordre des Décurions, la
où le Curie-Sénat, dont les membres étaient « comme les
entrailles de la cité, » suivant l'expression de Majoriçn^,
mais qui ne se conservait déjà plus dans son état originel
en Italie, lorsqu'il se fonda chez les Gallo-Romains, car
les empereurs avaient surchargé de devoirs la bourgeoi-
sie, en ne lui laissant que l'apparence des droits. Rome,
assimilant certaines cités gauloises à des municipes, et
leur accordant ainsi une sorte d'adoption, les obligeait à
suivre les différentes phases de sa grandeur ou de sa
décadence. Le magnifique don [munus) de cité, qu'elle
rappelait incessamment par le mot de « municipe ^)),
constatait surtout pour la Gaule la condition de pays
conquis.
Chaque membre de la curie s'appela décurion, curiale *
ou sénateur, sénateur municipal^ bien entendu, qui, loin
d'être un privilégié, gémissait sous le fardeau de ses
charges. Habitant dans une ville, soit qu'il y eût pris
naissance, soit qu'il fût venu s'y établir, le citoyen posses-
seur d'une propriété foncière de plus de vingt-cinq arpens
(neuf hectares), et n'appartenant pas à la classe des pri-
1. Notitia imperii romani, dans le t. VII du Thésaurus Antiquitatum ro-
rmnarum de Grœvius; F. Guizot, Hist. de la civilis. en France, 2« leçon.
2. Inter Novell. Div. Major ian. A. L. 1.
3. Aulu-Gellii Noctes attic, hb. xvi, cap. 13.
4. Fr. Roth, De Re municipal! Romanorum, p. 63, not. xxvii.
I
LE GALLO-ROMAIN 317
vilégiés, devint curiale ; son fils le devint aussi. Aucun cu-
riale ne put, par un acte personnel et volontaire, sortir
de sa rude condition, de son détestable esclavage.
Défense au curiale d'habiter la campagne, d'entrer
dans l'armée, d'occuper un emploi qui l'eût affranchi des
fonctions municipales, sans avoir préalablement rempli
toutes ces fonctions, depuis la plus humble jusqu'à la
plus élevée. S'il désirait être membre du clergé, il devait
laisser la jouissance de ses biens à qui voulait le remplacer
comme curiale, ou les abandonner à la curie même *.
Comment, ainsi enchaîné, n' eut-il pas pris en horreur la
chose publique? Tout concourait à lui faire détester le
pays auquel on le forçait de donner ses services. Aussi
aspirait-il toujours à s'en affranchir. Il fuyait, entrait fur-
tivement dans l'armée, dans le clergé, dans le sénat. Mais
les lois^ le cherchant pour le rendre à la curie^ déclarè-
rent que ni la milice, ni le monachisme, ni la cléricature,
ni le nombre des enfants, ni les dignités achetées ne pou-
vaient en dispenser 2. Malgré les difficultés, pourtant,
une foule de curiales échappaient à cette tyrannie organi-
sée, si bien qu'au dire de Libanius, certaines localités
eurent une curie composée d'un seul membre.
Le curiale administrait les affaires, les dépenses et les
revenus de la cité, en répondant à la fois de sa gestion
individuelle et des besoins publics auxquels, en cas
d'insuffisance des revenus, il pourvoyait de ses propres
deniers. Il était responsable sur ses biens des impôts
qu'il ne recouvrait pas ^ ; il veillait à l'entretien des routes
et des étapes militaires, et ce soin lui demandait beaucoup
de temps.
Nul moyen autre que la disparition n'existait pour lui_,
s'il voulait se soustraire à tant de charges onéreuses. Ne
1. Cod. Tlieodos. Lib. xii, xxii, xxxiii, lix, lxv, lxxii, passim.
2. Cod. Theodos. Lib. xii, tit. 1, passim.
3. Digest. Lib. 1, tit. i ; Mademoiselle de Lézardière, Théorie des lois poli-
tiques de la monarchie française, t. I". Preuves, p. 201, in-8% Paris, 1844.
218 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
pouvant, sans une permission écrite du gouverneur, ven-
dre la propriété qui le rendait curiale, ni s'absenter de la
ville, fut-ce pour un temps limité, il ne possédait pas li-
brement ses biens ; et lorsqu'il usait de la faculté de don-
ner à un autre sa procuration pour accomplir , ses fonc-
tions de curiale, cela ressemblait à une insulte envers le
gouverneur impérial : on le déportait dans une île ou l'on
confisquait son avoir.
Appartenaient de droit à la curie, — 1° le quart de la
fortune du curiale, lorsqu'il laissait des héritiers non cu-
riales, une veuve ou une fille qui épousaient des étran-
gers àja curie, — 2" les trois-quarts de sa fortune, s'il
trépassait sans enfants. Dans le cas où, ayant fui, il mou-
rait sans qu'on l'eût ressaisi, tous ses biens étaient con-
fisqués au profit de la curie * . Enfin nu impôt tout spécial,
l'or coronaire [aurum coroiiarium,) le frappait en l'hon-
neur du prince, à l'occasion de certains événements so-
lennels. On sait que l'or coronaire était une somme d'or
envoyée par les provinces à un chef pour tresser la cou-
ronne du triomphe, et que parfois les proconsuls extor-
quaient prématurément cette récompense, dont les vain-
cus payaient les frais ^.
Par compensation, le curiale ne subissait pas la tor-
ture, excepté pour des faits très-graves ; il échappait à
quelques peines afflictives et infamantes, — les travaux
des mines, le carcan, et le châtiment qui consistait à être
brûlé vif ^. S'il tombait dans la misère, la cité munici-
pale le nourrissait ; s'il triomphait des nombreuses chances
de ruine offertes par la curie, il jouissait de quelques hon-
neurs, et souvent même il recevait le titre de comte
(cornes^) comte de troisième ordre seulement. Ce titre le
laissait attaché à la curie, des liens de laquelle étaient af-
1. Cod. Theod., lib. xii, passim; Ir. Uolh, De Ke niunicip. Homan. p. 81,
note Lxxxv.
2. Cicero, In Pison. ca(>. 37; Cod. Iheod. Lib. xii, lit. 3.
3. C. Jmtin. Lib. ix, lit. xli, L. 11; Diy. Lib. xlviii, lit. xix.
LE GALLO-ROMAIN 319
franchis les comtes du premier et du second ordre *.
Examiner, décider certaines affaires, nommer les ma-
gistrats et les officiers municipaux, telles étaient les attri-
butions de la curie. Ces attributions devinrent à peu près
illusoires, vers les derniers tem.ps de la domination ro-
maine, parce que, d'une part, le gouverneur eut le droit
d'annihiler les nominations, et que^, d'autre part, les élus
purent se faire décharger du trop lourd fardeau municipal.
Nommés par la curie, ou, pour parler plus exactement,
choisis par les gouverneurs, les magistrats municipaux^
importants personnages de la cité comme autrefois les
Principaux chez les Celtes, se divisaient en deux classes.
Les uns, portant le titre de Magistrats, obtenaient des
honneurs et exerçaient une juridiction déterminée ; les au-
tres étaient de simples employés, que les magistrats pro-
posaient eux-mêmes aux suffrages des curiales.
Le Duumvh\ pi?emier magistrat, appelé parfois aussi
Quatuovvir, Dictato7\ jEdilis, Prœtor^ d'après le nombre
de ses collègues, s'acquittait d'une charge annuelle, et
ressemblait à un consul de Rome, à notre maire actuel.
Quelques cit-és conservaient à leurs magistrats les plus
considérables le nom même de ceux qui administraient
la métropole : elles avaient des consuls, dont le lieu d'as-
semblée s'appelait ici sénat, là capitole, par exemple à
Poitiers, à Bordeaux, à Toulouse, à Périgueux, à Perpi-
gnan, etc. Comme le maire actuel, le premier magistrat
municipal des Gallo-Romains était le chef de l'adminis-
tration, jugeant en matière de police; et, comme le notaire
d'aujourd'hui, il donnait l'authenticité aux transactions
particulières.
Ensuite venait l'Édile, qui inspectait les édifices pu-
blics, thermes, aqueducs, arènes, amphithéâtres, rues,
approvisionnements de grains, poids et mesures, etc. Les
mœurs des femmes, également sous leur surveillance ^,
1. Cod. Theod. Lib. xii, t. I", L. 7o; F. Both. De Re munie. Rom. p. 83;
J. Naudet, De la Noblesse chez ^es Romaihs, p. 155, in-8", Paris, 1863.
2. TU. Livius, lib. vni, cap. 18, et lib x, cap. 31.
320 MÉMOIRE? DU PEUPLE FRANÇAIS
faisaient dire au proverbe latin, quand une personne
s'immis?ait dans les affaires d'autrui : « Elle remplit fort
bien les fonctions d'édile, sans avoir besoin des suffrages
du peuple * . »
Les fonctions du. Curator Reipuhlicœ Quinquennalis res-
semblaient à celles de ce magistrat supérieur, sous le
rapport de l'inspection des édifices : il s'occupait de l'ad-
ministration financière, affermait les biens de la ville,
recevait les comptes des travaux publics, prêtait et em-
pruntait de l'argent au nom de la cité, » etc. 11 était
nommé pour cinq années, comme le censeur romain dont
il rappelait l'institution.
Ces trois fonctionnaires, — le Duumvir ou ses équiva-
lents, l'Edile et le Curateur, — primaient de beaucoup
les Employés, parmi lesquels on remarquait : le Sus-
ceptor, simple percepteur d'impôts ; Xlrenarcha^ irénar-
que, officier de paix; les Curatores^ chargés de quelque
service municipal particulier, soit des eaux, soit des
rives ou des routes 2; les Sciibœ^ subalternes dans les di-
vers offices^, et les Tabelliones^ remplissant à peu près les
fonctions des tabellions d'autrefois, des notaires de nos
jours.
Tel était le régime municipal, telle l'organisation
presque uniforme des villes qui possédaient un duum-
virat ou un consulat; ainsi se régissaient l'Aquitaine en
partie et laNarbonnaise en totalité.
Les cités de la Gaule Belgique, de la Celtique, et d'une
partie de la nouvelle Aquitaine, à l'exception de villes
libres ou alliées (V. plus haut, p. 309.) suivaient le ré-
gime social des a Principaux, » contenant l'association
de l'élément gallique ou indigène et de l'élément romain.
Là, on rencontrait encore, comme par le passé, des
druides, des chevaliers ou nobles, qui formaient un
i. Plante, Stichus, Acte II, scena 1.
2. Ch. Dezobry, Rome au siècle d'Auguste, lettres LXVII et LXVIII.
3. D'après Cic, Tit.-Liv., Hor. ; F. Guizot, Essais sur l'hist. de France.
• LE GALLO-ROMAIN 321
sénat, nommaient des magistrats pour l'exercice actif
du pouvoir, et transmettaient à leur fils le titre «de séna-
teur *.
Ces chevaliers ou nobles étaient devenus, sous l'œil
et l'approbation des conquérants, les « Principaux, »
assimilés aux curiales * romains, mais constituant une
aristocratie, de même que la curie constituait une classe
moyenne, jusqu'alors inconnue des Gaulois. Les privi-
légiés avaient des droks nombreux. Leurs richesses
servaient autant leurs intérêts, que la pauvreté servait
ceux du menu peuple ; le privilégié et le plébéien échap-
paient l'un et l'autre aux charges intolérables de la curie .
Pas un sénateur, pas un personnage dont la famille
avait fourni des sénateurs ou des grands dignitaires à
l'Empire, pas un officier du palais, pas un membre du
clergé, pas un militaire des cohortes, des légions, des
troupes impériales ou des corps de barbares auxiliaires,
qui ne fût exempté des fonctions curiales. Il devait seule-
ment, dans certaines occasions, l'or coronaire en faveur
du prince. Le privilégié, principalement l'homme de
guerre, vivait aux dépens des autres classes; de plus,
selon le témoignage de Lactance, le nombre des salariés
par l'État en arriva à dépasser celui des contribuables.
Regardé par le souverain comme un soutien de l'Empire
déjà croulant, le privilégié oublia ses devoirs de citoyen
noble, renia son origine celtique, et se mit à porter le lati-
clave et la trabée, manteau formé tout entier d'étoffe de
pourpre, et orné d'une ou de plusieurs bandes horizon-
tales de cette couleur 2. Il perdit l'amour du pays, se lança
dans les orgies et les, abus de la force, et ne flatta ses
maîtres romains que pour acquérir le droit d'imiter leurs
vices.
Certaines familles, composées de citoyens romains,
1. F. Laferrière, Hist. du droit français, t. II, p. 233 et sulv.
2. Servius, Comm. ad Virgil. OEneid, lib. vu, vers 612; PUn. LIb, viii,
*ap. 74; Valer. Maxim. Lib. 11, cap. 2.
I. 24.
322 MÉMOIRES DU PEUP|-E FRANÇAIS
attachaient ^ leurs noms celui de Julius^ afin de prouver
leur zèle. Assurément, parmi les privilégiés de la plus
déplorable espèce, se trouvaient les amis des préteurs ou
proconsuls de la Gaule, qui venaient d'Italie, voya-
geaient aux frais des provinciaux, et s'enrichissaient de
leurs dépouilles. C'étaient les compagnons {comités) du
préteur, à qui leur titre d'amis constituait en quelque
sorte un état, si bien que plus tard, le cornes ou comte fut
un dignitaire ^, et que Constantin créa des comtes de pre-
mier, de second et de troisième ordre 2.
L'aristocratie gallo-romaine, sans doute calquée en
partie sur celle de la métropole, s'attribuait les qualifica-
tions de Perfectissimes, Eminentissimes % Illustres,
Egrèges, Honorables fiSjoec^^^fe), Sénateurs, Clarissimes,
Sacerdotaux, Principaux. On disait « Sa grandeur, » .« Sa
Spectabilité *, » etc., en parlant aux privilégiés qui ne sa-
vouraient pas uniquement des jouissances d'amour-propre,
mais dont les titres entraînaient des avantages réels, —
admission aux audiences du prince, à ses réceptions de
cour, à ses heures de repas, entrée libre chez les gouver-
neur§ de la Province, et d'autres immunités plus consi-
dérables.
Les églises, les temples, les autels du Seigneur sem-
blaient moins imposants que la demeure du moindre juge
municipal.
Franchir la porte des personnes illustres, des prési-
dents et des prévôts, n'était permis qu'aux gens mandés
pour affaires ou aux personnes que leur rang et leurs
dignités y autorisaient. Autrement, si quelque téméraire
avait l'insolence d'entrer, on le battait, on le jetait dehors,
on lui infligeait un châtiment ignominieux et dégra-
dant ^
1. Amm. Marcell. Lib. xv, cap. 10, et lib. xix, cap. 13.
2. /. ISaudet, De la noblesse chez les Romains, p. 149 et 150.
3. Eumène, Panegyiici Veter. Lib. m, cap. 1.
4. Sidon. Ajiollinar. Epislol. Lib. m, Epist. 4.
5. Salvian. De Gubernat. Dei, Lib. iii, cap. 9.
LE GALLO-ROMAIN 323
Les empereurs, pour se créer des partisans dans la
toule des vaniteux, avaient imaginé de faire des émérites
sans services et des titulaires de fonctions fictives, dis-
tinctions touthonoriques, aussi recherchées par les Gallo-
Romains épris des mœurs de l'Italie, que les titres aux-
quels s'adjoignaient des rétributions ou des privilèges.
IL
A peu près faite à l'image de Rome, par son adminis-
tration compliquée et par sa hiérarchie sociale, la Gaule
ne garda pas cependant up ordre irréprochable.
Ces préfets, ces gouverneurs de provinces, cette curie
tyrannisée_, ces magistrats municipaux, ces privilégiés
qui donnèrent tout d'abord aux empereurs une immense
force d'action, contribuèrent ensuite à désaffectionner les
Gallo-Romains. Les services publics se corrompirent par
les abus, les rouages de l'administration perdirent leur
harmonie au v^ siècle, et l'excès du mal engendra promp-
tement la ruine de la domination impériale .
La civilisation^ ou, plutôt, la corruption des vainqueurs
avait pénétré l'esprit des vaincus riches ; le «romanisme, »
avec ses splendeurs et ses misères, avait envahi les hautes
classes. La généralité des habitants de la Gaule, au con-
traire, aimaient les souvenirs du passé, les usages des ancê-
tres, etn^adoptaientque partiellement les mœurs romaines,
en portant leurs aspirations vers un avenir inconnu, en
se liguant pour détruire la force centrale, en s'aidant des
fondations religieuses, morales et matérielles du christia-
nisme, pour combattre sourdement Tinfillfation étrangère
et ressaisir leur nationalité étouffée sous les faux-
semblants d'indépendance. Après leur assujettissement,
comme avant, ils étaient fort aptes à la guerre, dans
quelque âge qu'on les prît; ils tenaient une grande place
dans les armées ; leur sang coulait à flots pour défendre
324 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
les empereurs, et leur travail enrichissait leurs maîtres
avifles. Sujets provinciaux, ils gémissaient sous le poids
des impôts, non moins que les sujets italiques. Ils tra-
vaillaient pour payer la capitation ou taxe par tête [census
capitis); et quand ils avaient répandu leurs sueurs, sou-
vent on les dépouillait de leurs meilleures terres, que
FEmpire affermait pour son propre compte à des agri-
culteurs et à des nourrisseurs de bestiaux en grand
[pecuarii) *.
Llmpôt de la terre, le tribut public, au moins de-
puis le règne de Dioclétien, se prélevait suivant les
besoins du service : en nature, c'est-à-dire en produits
agricoles et de consommation, — blé, orge_, huile, vins,
fourrages, lard, sel, etc ; en pr.oduits bruts ou manufac-
turés, — bois, charbon, chaux, fer, airain, habillements de
toutes sortes ; en hommes et chevaux pour les armées ; en
espèces d'or et d'argent qui tenaient lieu de ces objets, et
qui en représentaient la valeur. La quotité de l'impôt
foncier, fixée chaque année, était chiffrée de la main du
souverain, qui la répartissait entre les diverses provinces,
et envoyait à chacune en particulier l'extrait du rôle qui
la concernait, rôle que le gouverneur faisait afficher dans
les endroits les plus fréquentés de son ressort^. Cette publi-
cation des rôles, ou indiction, avait lieu le premier mars.
Payer, toujours payer, voilà le sort du Gallo-Romain.
Payer le census soli, dîme des produits du sol ; payer les
'portoria scripturœ, decumœ, etc., droits considérables
d'entrée et de sortie que l'on percevait suî* les navires et
les matelots ; payer au gouverneur des contributions en
vins, blés et chevaux; ne pouvoir voyager sans payer;
ne pouvoir exploiter des mines d'or, d'argent, de cuivre,
de fer, de marbre, sans payer ; ne pouvoir établir des sa-
1. Ckero, In Verr. Lib. ii, cap. 6; Tit, Liv. Lib. x, cap. 23; Varro, De re
rusticâ, lib. m, cap. 1 et 8.
2. Cod. Theodos. Lib. xi, tit. l, 5 et 10; Lehuérou, Hist. des instit.
méroving., p. 274 et 275.
LE GALLO-ROMAIN 325
lines^ sans payer aux conducteurs de ces mines une taxe
par eux arbitrairement fixée ; ne pouvoir enfin, sans
payer^ déplacer des cadavres.
C'étaient là des entraves bien opposées au caractère in-
dépendant, à l'humeur vagabonde des Gaulois. A plus
forte raison ceux-ci furent-ils profondément froissés
lorsque, dès les guerres civiles de Marins et de Sylla, les
vexations se multiplièrent dans la Province. Sous le
proconsul Fonteius, Feutrée d'une amphore de vin fut ta-
rifée jusqu'à quatre deniers (trois francs vingt-huit cen-
times,) et l'amphore contenait alors environ vingt litres.
Fonteius avait spéculé sur les subsistances, et, pour ac-
quitter les contributions levées par lui, plusieurs peuples
de la Gaule avaient été forcés d'emprunter aux usuriers
romains des sommes s'élevant à trente millions de ses-
terces, ou à six millions cent cinquante mille francs de
notre monnaie, selon l'évaluation de Letronne. Ils cou-
raient à tout propos le risque de l'expropriation. César
avait fort imposé la Gaule chevelue, tout en « proté-
geant » les villes et les citoyens ; Auguste, pour répartir
avec uniformité les contributions, avait ordonné un re-
censement général * ; mais, malgré les affectations habi-
tuelles de bonté chez ce prince, son impôt dépassa celui
de César.
De siècle en siècle, le poids des charges augmenta, au-
tant que dans les provinces d'Asie et d'Afrique, où des
hommes corrompus à l'excès avaient été envoyés par les
empereurs.
Majorien (de 457 à 461) fit distribuer dans les villes
gallo-romaines des poids étalonnés, types de ceux qui de-
vaient servir pour asseoir les cotisations, recevoir l'impôt
en nature, oii peser les espèces d'or des contribuables 2.
Ces précautions prouvaient le mal sans y remédier, ni ar-
rêter les vols commis par les receveurs des deniers pu-
1. TU. Liv. Epitome, lib. cxxxiv, cap. 112.
2. Cod. Theodos. Nov, Maj.
326 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
blics, sur la tête desquels on suspendait vainement, en
cas d'infidélité, la menace du supplice des esclaves. Le
mot (( exaction, » appliqué d'abord, mais non en mau-
vaise part, à la levée des impôts et à la rentrée régulière
des tributs, devint par la suite véritablement odieux, sy-
nonyme de rapine.
Constantin dispensa d'impositions et d'autres charges
publiques les Gallo-Romains qui exerçaientdes professions
libérales ou manuelles : ceux-ci pouvaient donc se rendre
plus habiles et enseigner leurs métiers à leurs fils. Tels
les architectes^ médecins, orfèvres, tailleurs, verriers,
forgerons, plombiers, foulons, pelletiers, etc ; tels aussi
les constructeurs de navires, que Julien et Constantin
firent tous membres de l'ordre équestre * . Les verriers,
en France, ont gardé leur position hors ligne pendant
tout le moyen âge, et même jusqu'en 1789.
Mais ces privilèges en faveur de quelques-uns ajou-
taient aux obligations des masses. De là, au v" siècle, une
désolation générale et des plaintes sans nombre. « Ce qu'il
y a de plus affreux, écrit Salvien, c'est que le petit nom-
bre proscrit le plus grand. Ce sont ces gens pour qui la
perception des impôts est un brigandage, pour qui les
dettes du public sont une occasion de gain : et ce ne sont
pas seulement les chefs qui se rendent coupables de ces
excès ; les sous-ordres veulent aussi en tirer profit ; ce ne
sont pas seulement les juges, mais encore ceux qui leur
sont subordonnés. Quelles sont les villes, quels sont même
les bourgs, où il n'y ait pas autant de tyrans qu'il y a de
décurions? Quel est le lieu où les principaux citoyens ne
dévorent pas les entrailles des veuves, des orphelins et
de ceux qui, comme eux, ne sont pas en état de se défen-
dre? Aucun citoyen n'est à l'abri de la violence, et, pour
s'en garantir, il faut être d'une condition égale à celle des
brigands... Ce qui devinait être une charge commune, ne
1. Cod. Theodos. Lih. xiii, tit. 3 et 4.
LE GALLO-ROMAIN 327
porte que sur les épaules des faibles ; ce sont les pauvres
qui paient la taxe des riches. A considérer ce que l'on
exige d'eux, on croirait qu'ils sont dans l'opulence ; si
l'on examine ce qu'ils possèdent, ils sont réduits à la
mendicité. Les tributs s'augmentent, sans proportion en-
tre les riches et les pauvres. Voici comment cela se fait.
Le gouvernement envoie fréquemment des commissaires,
des gens chargés de lettres impériaux ; il les recommande
aux principaux habitants des lieux ; et ceux-ci leur dé-
cernent de nouveaux dons, acceptent des superindictions
(suppléments d'impôfs,) et les répartissent en totalité sur
les pauvres, qui n'ont point été consultés. Ils sont pillés,
ces pauvres ; les veuves gémissent ; les orphelins sont
foulés aux pieds, au point que beaucoup d'entre eux,
gens d'extraction, et qui ont reçu de l'éducation, sont
forcés de passer chez les ennemis pour ne pas être écra-
sés chez eux ; ils cherchent parmi les Barbares l'humanité
romaine, parce qu'ils ne peuvent plus supporter la bar-
barie qui les opprime dans leurs foyers ; ils se réfugient
chez des peuples auxquels ils ne ressemblent m par les
manières, ni par le langage, ni par les habits ; et ils n'ont
pas lieu de se repentir d'avoir passé chez les Goths,chez
les Bagaudes, et chez les autres Barbares, qui occupent
tant de contrées différentes : ils aiment mieux être libres
sous les dehors de la servitude, que d'être esclaves, avec
une apparence de liberté * . »
Au dire de Lactance, a tellement grande était deve-
nue la multitude de ceux qui recevaient en comparaison du
nombre de ceux qui devaient payer, telle l'énormité des
impôts, que les forces manquaient aux. laboureurs, les
champs devenaient déserts, et les cultures se changeaient
en forêts... On ne savait combien d'emplois et d'employés
fondirent sur chaque province, sur chaque ville, a Ma-
gistri, Rationales, » vicaires ^es préfets. Tous ces gens-là
1. SalvianuSj De gubernatione Dei, lib. v, cap. 8-9; V. plus haut, p. 231
et 242.
328 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ne connaissaient que condamnations, proscriptions, exac-
tions ; exactions non pas fréquentes, mais perpétuelles,
et dans les exactions d'intolérables outrap;es... Mais la
calamité publique, le deuil universel, ce fut quand le fléau
du cens ayant été lancé dans les provinces et les villes,
les censiteurs se répandirent partout, bouleversèrent
tout : vous auriez dit une invasion ennemie, une ville
prise d'assaut. On mesurait les champs par mottes de
terre, les pieds de vigne. On inscrivait les bêtes, on en-
registrait les hommes. On n'entendait que les fouets, les
cris de la torture ; l'esclave fidèle était torturé contre son
maître, la femme contre son mari, le fils contre son père;
et_, faute de témoignages, on les torturait pour déposer
contre eux-mêmes; et quand ils cédaient, vaincus par la
douleur, on écrivait ce qu'ils n'avaient pas dit. Point
d'excuse pour la vieillesse ou la maladie ; on apportait les
malades, les infirmes. On estimait l'âge de chacun; on
ajoutait des années aux enfants, on en ôtait aux vieil-
lards ; tout était plein de deuil et de consternation. En-
core ne s'en rapportait-on pas à ces premiers agents ; on
en envoyait d'autres pour trouver davantage, et les char-
ges doublaient toujours ; ceux-ci ne trouvant rien, mais
ajoutant au hasard, pour ne pas paraître inutiles. Cepen-
dant, les animaux diminuaient, les hommes mouraient,
et l'on ne payait pas moins l'impôt pour les morts*. »
Des malheureux se vendaient, pour ne pas mourir de
faim 2 ; vendaient leurs enfants , pour n'avoir point à les
nourrir, ou les abandonnaient, pour ne pas les voir expi-
rer entre leurs bras ^. Ces petits orphelins , on les trou-
vait dans les rues, sur les places publiques, dans les
chemins et les carrefours : encore tout couverts du sans
1. Lactantii de Mortibus persecutorum, cap. 7, 23. Traduit et cité par
J. iMichelet.
2. Conslitutio XIX, anno 417, in Append. Cod. Theod.
3. Lactantii Divinar. Institut. Lib. vi, cap. 20.
LE GAULO-ROMAIN 329
maternel, ils imploraient par leurs cris la pitié des
passants *.
En conséquence de la misère, les campagnes se dépeu-
plaient, le sol était laissé inculte ou retombait en friche.
Les champs, dont le produit ne payait jamais les frais de
culture , étaient abandonnés forcément, ou à pause de la
pénurie des cultivateurs, ployant sous le poids des dettes,
ne pouvant ni diriger les eaux ni couper les bois.
Aussi, partout des broussailles et des marécages, au
lieu d'habitations ! A partir du coin où la voie de Belgique
faisait un coude, la route militaire elle-même était si
rocailleuse, avait des pentes si rapides, que les charrettes
demi pleines ou vides pouvaient à peine passer^. Après
la défaite de Carausius, on repeupla Autun avec beaucoup
d'artisans bretons ^. 11 fallut encourager les cultivateurs
par des décrets spéciaux, céder des terrains sans condi-
tion de redevance, recruter des laboureurs comme des
soldats, et permettre aux propriétaires de réclamer les
colons qui désertaient leurs cultures * . Constantin défen-
dit aux officiers publics de saisir les esclaves, les bœufs,
les instruments aratoires pour dettes fiscales % de sus-
pendre les corvées pendant le temps des siemailles et des
moissons ^
Quand le fisc avait épuisé ses exigences , ou procédé
avec modération, les usuriers, les « publicains » romains,
selon l'expression consacrée, pressuraient les contribua-
bles. Le taux légal du prêt était de douze pour cent ; huit
années d'arrérages doublaient le capital "^ ; et pourtant la
loi dut intervenir fréquemment pour renfermer les créan-
ciers dans ces limites ^ . Le christianisme proscrivit l'usure
1. Cod. Theodos. Lib. vu, tit. 7, De Eœpositis.
2. Eumenis Grat. act. cap. 6 et 7.
3. Rec. des Hist. de France, t. 1"% p. 714.
4. Cod. Theod. Lib. v, tit. 1.
5. Cod. Theod. Lib. ii, tit. 30, L. 1.
6. Cod. Justin. Lib. xi, tit. 47, L. 1; Cod. Theod. Lib. viii, tit. v, L. i.
7. Sidon. Apollinaris Epistolae, lib. iv, Ëpist. 24.
8. Cod. Theodos. Lib. ii, tit. 33.
330 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et poursuivit les usuriers : au quatrième siècle, un concile
d'Arles excommunia les clercs qui se livraient à l'usure.
La misère ne le cédait qu'à la corruption, à la mollesse,
à l'oisivefé, à l'égoïsme, aux vices importés d'Italie.
Les garnisons romaines , laissées dans les provinces,
avaient d'abord effarouché l'antique sévérité gauloise par
leurs mœurs et leurs habitudes désordonnées ; mais peu
à peu le mauvais exemple avait porté ses fruits , à des
degrés différents, selon la topographie des pays et le
caractère natif des populations. Les contrées monta-
gneuses, l'Auvergne entre autres, conservèrent plus
longtemps l'énergie primitive et la simplicité de la vie *.
L'empereur Julien remarqua aussi qu'on ne voyait
chez les populations des Parisii et de leurs voisins, ni
l'insolence, ni l'obscénité, ni les danses lascives du théâtre
grec : les mœurs italiennes y avaient pénétré à peine.
Dans le midi, au contraire , on rencontrait un luxe
effréné, une corruption telle qu'on eût pu se croire à
Rome. c( Les riches faisaient de leur famille une espèce
de sérail..., ils vérifiaient en "leurs personnes l'expres-
sion de Jérémie, qui les compare aux étalons d'un haras.
Les nobles s'eâtimaient chastes en quelque sorte, lors-
qu'ils portaient la modération jusqu'à se borner à un
petit nombre « d'épouses, » car ils donnaient ce nom à
leurs servantes... 11 y en avait qui se choisissaient parmi
leurs esclaves des épouses de second ordre, se prostituant
ainsi à des âmes viles dont l'union les déshonorait. » Les
cités de l'Aquitaine étaient remplies de lieux infâmes, fré-
quentés par des femmes de toutes qualités. Le mal gagna
les chrétiens qui, à l'exception d'un petit nombre, trans-
formèrent l'Église en un cloaque de péchés, où se réunis-
saient l'ivrognerie, la gourmandise, la fornication, l'adul-
tère, toutes les débauches enfin ; et celui-là ressemblait à
un saint qui était moins vicieux que le commun des chré-
1. C. Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., t: I"„ p. 397 et
LE GALLO-ROMAIN 331
tiens 4. Sulpice Sévère, ayant adressé des reproches à
une veuve qui s'abandonnait au désordre, souleva contre
lui la haine des moiites et des femmes 2.
De là, peut-être, par opposition, des idées de conti-
nence absolue chez quelques adorateurs du Christ. Des
prélats mariés vivaient avec leurs femmes comme avec
des sœurs ; mais plusieurs, observe Salvien, après s'être
volontairement séparés d'avec leurs épouses, pour cause
de dévotion, s'abstenaient de ce qui est légitime et fai-
saient ce qui est défendu : ils n'usaient pas du mariage et
exerçaient des rapines. La piété mal entendue et l'amour
du plaisir étaient en accommodements perpétuels. Aussi,
quand les Barbares eurent envahi Trêves, les habitants
de cette ville déserte ne regrettèrent que le cirque et
l'amphithéâtre en ruines. c< Fugitifs de la ville de. Trêves,
vous adressez des suppliques aux empereurs, pour en
obtenir la permission de rouvrir le théâtre et le cirque :
mais pour quel état, pour quel peuple, pour quelle ville
parlez- vous ? 3. »
Les dévastations de la guerre nationale, et celles de la
guerre civile, devenue fréquente, mirent le comble à la
situation déplorable des pauvres. Les fléaux se succédè-
rent : incendies de villes, campagnes ravagées, massacres
d'habitants. Constance, l'ennemi de Julien Fapostat, n'en-
gagea-t-il pas les Germains à piller la Gaule ? a Né Gau-
lois, s'écrie Rutilius, les champs paternels me redeman-
dent. Pays autrefois si beau, si fertile, aujourd'hui défi-
guré par les ravages de la guerre, et par là, plus digne
de pitié M »
Quelquefois, des édits impériaux, œuvres de caprice ou
de méchanceté monomane, aggravaient les maux de la
population : les frumentaires (frumentarii), fournisseurs
1. Salvian. De gnbernatione Dei, lib. m et vu. •
2. Sulpicii Severi Dialog. DiaL 2, N» 7.
3. Salvianus, De gubernatione Dei, lib. vi.
4. Rutilius Numatianus,l\.ineTa.rmm,\ih. i, cap. 1.
332 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
du blé des légions, messagers et espions des empereurs,
spéculaient sur la misère commune ; ils ne furent sans
doute pas innocents des famines nombreuses qui désolè-
rent la Gaule. En arrachant les vignes (V. plus haut,
p. 230), on avait tari une source de richesses ; enfin, des
pestes et des inondations, assez rapprochées les unes des
autres, arrêtaient le mouvement de la vie publique, d'au-
tant plus que la fertilité du sol se ressentait du climat de
la Province. Ce sol est moins rigoureux de nos jours qu'il
ne l'était du temps de César, époque où le Rhône gelait
tous les hivers , où des armées entières et leurs bagages
passaient, sur la glace, d'un rivage à l'autre *.
Que de paniques motivées, que de tristesses navrantes
parmi les populations ! Sous Julien, « on commença -à se
marier, à voyager, à célébrer les jours de fête et les ré-
jouissances publiques 2. » Même en ne prenant pas cette
phrase au pied de la lettre , tous les effets de la corrup-
tion et tous les désastres produits par des catastrophes
fatales se laissent deviner.
Et cependant, la province gallo-romaine était la moins
malheureuse de celles que Rome avait subjuguées.
En contraste avec les souffrances des classes pauvres,
plus d'un historien nous peint les jouissances délicates de
la haute société, et montre que, d'un côté, la misère
et l'oppression existaient, de l'autre, la richesse et la
corruption. Ceux qui souffraient, rêvaient encore le retour
de l'indépendance et restaient « Gaulois ; » ceux qui pros-
péraient, adoptaient les mœurs impériales et se « roma-
nisaient. » Les premiers formaient la majorité ; les
seconds, éclatante minorité, n'abandonnèrent la cause
des empereurs, que pour passer d'un joug à l'autre, des
Romains aux Franks.
Il y avait dans les Gaules, à la fin du ive siècle et au
v% un certain nombre d'hommes importants et honorés,
1. Mm. de la Soc. des Antiq. de France, i" série, t. IV, p. 342.
2. Libanii Oratio x.
LE GALLO-ROMAIN 333
longtemps revêtus des charges de l'État, demi-païens,
demi-chrétiens, c'est-à-dire n'ayant point de parti pris,
et, à vrai dire, se souciant peu d'en prendre aucun en
matière religieuse ; gens d'esprit, lettrés , philosophes,
pleins de goût pour l'étude et les plaisirs intellectuels,
riches et vivant magnifiquement.
Tel était à la fin du iv** siècle, le poëte Ausone, comte
du palais impérial, questeur, préfet du prétoire, consul,
et qui possédait près de Bordeaux de fort belles terres ;
tels, à la fin du v% Tonance Ferréol, préfet des Gaules,
en grand crédit auprès des rois wisigoths, et dont les do-
maines étaient situés en Languedoc et dans le Rouergue,
sur les bords du Gardon et près de Milhau ; Eutrope,
aussi préfet des Gaules, platonicien de profession, et qui
habitait en Auvergne; Consence, de Narbonne, un des
plus riches citoyens du midi, et dont la maison de cam-
pagne, dite Octaviana, située sur la route de Béziers,
passait pour la plus magnifique de la Province. C'étaient
là les grands seigneurs de la Gaule romaine : après avoir
occupé les fonctions supérieures du pays, ils vivaient dans
leurs terres loin de la masse de la population, passant
leur temps à la chasse, à la pêche, dans les divertisse-
ments de tous genres ; ils avaient de belles bibliothèques,
souvent un théâtre où se jouaient les drames de quelque
rhéteur, leur client : le rhéteur Paul fit jouer chez Ausone
sa comédie de YExtravagant [Delirus)^ composait lui-
même de la musique pour les entr'actes , et présidait à la
représentation. A ces divertissements se joignaient des
jeux d'esprit, des conversations littéraires ; on raisonnait
sur les anciens auteurs; on expliquait ;, on commentait;
on faisait des vers sur tous les petits incidents de la vie.
Elle se passait de la sorte agréable , douce, variée, mais
molle, égoïste, stérile, étrangère à toute occupation sé-
rieuse, atout intérêt puissant et général. Et je parle ici
des ,plus honorables débris de la société romaine, des
hommes qui n'étaient ni corrompus, ni désordonnés, ni
avilis, qui cultivaient leur intelligence, et avaient en dé-
334 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
goût les mœurs serviles et la décadence de leur temps * .
Ces hommes, h la fois puissants et lettréfi, produisant
des ouvrages remarquables, et obtenant encore plus de
succès que leurs prédécesseurs, répandaient le goût et la
forme de la littérature latine , de cette grâce païenne qui
s'inspire d'Épicure. Ausone méritait sa réputation, chez
les contemporains, par la Moselle^ les Parentalia , les
Villes célèbres, où la versification est dure, où la latinité
manque de pureté, mais où abondent les faits curieux,
écrits avec sentiment. 11 arrachait surtout les applaudis-
sements d'une cour dont les membres avaient l'esprit
blasé, aimaient la difficulté vaincue, les raffinements du
vers, les énigmes , les acrostiches, les compositions en
vers inégaux, disposées de manière à figurer un autel, un
étendard, une flûte de Pan ^ ; il brillait singulièrement
dans cette époque de décadence. Eutrope, affichant son
admiration passionnée pour Platon et pour Plotin 3, pro-
pageait les idé§s philosophiques, tournées vers un idéa-
lisme attrayant. Consence possédait à fond les langues
grecque et latine, réussissait dans l'une et dans l'autre,
quand il composait ses vers agréables ; les citoyens de
Narbonne et de Béziers trouvaient tant de douceur et
d'harmonie dans ses poésies, cju'ils en faisaient le sujet
de leurs chants *. Sidoine Apollinaire excellait dans la
littérature et les sciences ; malgré son style obscur, les
contemporains exaltaient ses poésies, ses panégp'iques,
ses épithalames et ses lettres envers.
Beaucoup d'autres écrivains, parus au iv* et au v^ siè-
cle, et dont la renommée est à peine parvenue jusqu'à
nous, exercèrent par leur esprit tout latin une grande in-
fluence sur les classes riches. Pour eux, Rome était une
patrie adoptive, les Romains étaient des frères, malgré
1. F. Guizot, Hist. de la civilis. en France, 3« leçon.
2. Fr. Ozanam, Éludes germaniques, t. I", p. 3o6,
3. Sidon. Apollin. Lib. ii, Episl. 6.
4. Histoire littéraire de la France, t. II, p. 6a4 et 635,
LE GALLO-ROMAIN 336
les excès des proconsuls et des employés de l'administra-
tion fiscale. Les poètes gallo-romains obtinrent tant de
vogue, que certaines femmes de la haute société prirent
goût aux choses de l'intelligence , et .s'y distinguèrent.
« Soit que tu loues la broderie de pourpre de ce vête-
ment, disait Ausone à sa femme, ou que tu aimes l'élé-
gance qui s'y dessine, l'une et l'autre sont l'œuvre de la
gracieuse maîtresse qui le porte : à elle seule, Sabine
cultive les deux arts ^ . »
La littérature latine, progressant à pas de géant depuis
le deuxième siècle, jeta les esprits éclairés du côté des
Romains ; les hautes classes de la société oublièrent les
malheurs publics, pour ne penser qu'aux avantages de la
vie élégante, aux plaisirs que leur procuraient les œuvres
d'architecture, de sculpture, de peinture et de musique,
produites ou inspirées par les merveilles de la Rome im-
périale.
Des monuments nombreux , quelquefois grandioses ,
dans lesquels le style grec ou romain se mariait avec les
détails d'ornementation tirés de la nature et des coutu-
mes du pays, donnaient aux villes un aspect de plus en
plus imposant. Les statues se multipliaient : il y avait de
c( divins )) empereurs à adorer ! Plusieurs étaient érigées
en l'honneur de rhéteurs habiles et de poètes distingués.
On voit encore dans la bibliothèque d'Auch celle d'Au-
sone, ce représentant de la société polie et relâchée de
l'époque.
Dans la première Lyonnaise (c'est-à-dire en Bour-
gogne) vivait, sous la période romaine, un potier nommé
Pixtilos, qui a signé beaucoup de figurines parvenues
jusqu'à nous. Sur certains vases se trouvaient des inscrip-
tions familières, avec les mots Bibeei Sitio^ipaT exemple,
peints séparément , constituant une sorte de dialogue de
table 2 ; on fabriquait à Vichy des poteries d'une beauté
1. Ausonii Epigramm. xxxvi.
2. Duchalais, Description des monuments de la Gaule, p. 180, in-8°, 1846 ;
336 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
remarquable , la plupart en terre très-fine, recouverte
d'un émail rouge, quelquefois jaune ^ ; enfin, un four
romain à cuire les poteries a été retrouvé à Amélie-les-
Bains (Pyrénées^rientales). Les artistes assemblaient
de merveilleuses mosaïques en marbre brun ou en terre
cuite très-fine 2, pour orner des arcs de triomphe, des
basiliques et des thermes.
La peinture, quoique fort imparfaite encore, prenait
quelques développements : des professeurs de peinture
gagnaient de bonnes sommes en apprenant « à peindre
vite ^ » et nous possédons des débris de compositions à
fresque, exécutées avec un encaustique sur le bois ou
sur le mur. Saint Paulin, décrivant l'église de Saint-Félix,
parle de peintures faites sur les murs et sur la voûte, et
dont les sujets étaient tirés de l'Ancien-Testament, avec
une légende au bas, qui expliquait les figures. A peine
ces fresques valaient-elles les ornements des papiers
peints d'aujourd'hui ; elles ne servaient que d'acces-
soires. 11 y eut, pour les portraits, des essais d'ébauches
dont il ne reste pas de traces ; mais l'usage du procédé
sur le bois et la cire ressort d'une lettre de saint Paulin
à saint Sévère *. Les évêques voyaient des portraits
d'évêques, même vivants, dans les églises, puisque saint
Paulin reprochait à saint Sévère d'avoir fait placer son
portrait dans une église , vis-à-vis de celui de saint Mar-
tin ^
Peu d'art dans les médailles et dans les monnaies. Les
plus anciennes médailles ne vont pas au delà du règne de
Tibère. Nous pouvons croire, cependant, qu'il y eut un
bon nombre de monnaies votives, parce que dans ces
A. de Longpérier, Revue archéol, 6« année, p. 5o4 : B. de Monifaucon,
Anti(j. expliquée, t. 111, p. 145. •
1. Mém. des Antiq. de France, t. xv, p. 469.
2. De Caumont, Cours d'antiquités monumentales, t. Il, chap. 5.
3. Llbanius, De profess. p. 95.
4. A. Martin, Hist. morale de la Gaule, p. 252, et suiv.
5. P. M. Paulini Epislol. 32.
LE GALLO-ROMAIN 337
pièces gallo-romaines il semble presque toujours que
les lettres aient été frappées une à une. Peut-être des
marchands de médailles toutes nues se chargeaient-ils
d'ajouter les [légendes *. A mesure que la puissance
impériale s'était consolidée, les colonies de la Gaule
avaient en hâte abandonné les anciens types de leurs
monnaies pour y substituer l'imagé du souverain 2, et
les pièces gauloises avaient pris peu à peu la forme des
romaines.
La musique s'enrichissait dlnstruments nouveaux,
introduits par les Romains, qui les avaient reçus des
Grecs . On se servait de cymbales, ressemblant aux cymbales
actuelles ; de la crotale, instrument consistant en deux
cannes fendues, ou deux pièces creuses de bois ou de mé-
tal, réunies ensemble par une poignée droite, produisant
un bruit à peu près pareil à celui de nos castagnettes,
quand on en tenait un dans chaque main pour les faire
claquer avec les doigts, et au son bruyant duquel dan-
saient les courtisanes; du sistre ovale, sorte de crécelle,
d'origine égyptienne, fait en lames de différents métaux^ ;
de petits tambourins, entourés de sonnettes et de plaques
de métal, dont l'usage s'est conservé en France, surtout
dans les pays basques (tambours de basques.)
Les principaux instruments à corde étaient : le barbi-
ton % du genre des lyres, mais plus grand, qui était à la
lyre ce que notre violoncelle est au violon : on en jouait
avec les doigts et avec un bâton d'ivoire [plectrum)
court, ou avec un tuyau de plume ; — le psaltérion à dix
cordes, qui se touchait aussi avec le plectre ^ : on nom-
mait psaltrice la chanteuse qui s'accompagnait de cet
instrument; — une espèce de cithare, pourvue seule-
ment de deux cordes formant un carré qui allait toujours
1. H. Monin, Monuments des anciens Gaulois, p. 6 et 7.
2. La Saussaye, Numismatique de la Narbonnaise, p. 166.
3. Apuleius, Metamorpli. Lib. xi.
4. Horatii lib. i, Ode i^", vers 34.
3. Flav. Joseph. Lib. vu, cap. 10.
I. ' 22
338 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
en diminuant. Quelquefois la cithare avait quatre ou
huit cordes : d'elle nous est venue la guitare, par l'inter-
médiaire du mot italien chitarra.
Certainement, le tétracorde et Toctacorde ont dû péné-
trer en Gaule, où, parmi les instruments à vent, on comp-
tait la corne d'aurochs ; le buccin marin, grosse coquille
percée à la partie inférieure, trompette communément
employée par les porchers et les bouviers pour appeler
et réunir leurs troupeaux, ainsi que par les gardes de nuit,
pour annoncer les heures; le sifflet de Pan, sorte de
trompette large par le bas ; la trompette droite et le lituus^
trompette recourbée t cette dernière, spécialement consa-
crée à la cavalerie, sonnait la charge et accompagnait la
pompe des triomphes ; les hommes qui en jouaient s'ap-
pliquaient sur la bouche une espèce de mentonnière en
cuir appelée périthète, laquelle, en comprimant leurs
joues, les rendait plus maîtres de leur haleine. Uins-
trumentle plus usuel était la flûte, la flûte simple [zeugo]^
droite ou courbe, longue ou petite, car on ne connaissait
pas la flûte traversière. Percée de quatre ou cinq trous,
seulement, dans l'origine, elle en eut beaucoup par la
suite, reçut le nom de multifora et devint telle qu'on
en put jouer dans presque tous les tons, avec Faide du
périthète ^ . Un instrument qui a conservé sa forme primi-
tive, la tibia auricularis des Gallo-Romains, est un débris
curieux mais discordant de l'instrumentation antique.
Le chalumeau [fistula]^ appelé flûte de Pan par Ovide et
Yirgile, fait de roseau, de canne ou de ciguë, et dont le
nombre des tuyaux a varié depuis, en avait à cette époque
sept au plus.
Quant à la notation de la musique du temps, nous n'en
possédons pas le, moindre monument certain.
Avec la littérature, avec les arts du dessin et de la mu-
sique, arrivés au degré de perfectionnement que nous
1. Chr. Kalhhrenner, Hist. de la musique, t. I", in-8°, Parw, 1822.
J
LE GALLO-ROMAIN 339
venons d'indiquer, les citoyens des hautes classes pou-
vaient et savaient se distraire.
Le théâtre, principalement, charmait leurs loisirs et
ceux de la partie moyenne de la population, quand les
exactions ne frappaient pas trop fort.
Sans doute les saltations primitives n'avaient point en
tous lieux disparu. Outre les danses frénétiques des
prêtres qui honoraient Cybèle dans Autun, par exemple,
quand cette déesse tutélaire était promenée sur un char
par les rues de la ville, au son de la flûte phrygienne et
des cymbales, il y avait encore, selon Ausone, les danses
des Nymphes et des Satyres, qui se perpétuèrent au sein
du christianisme et s'exécutèrent, le jour de Saint-Lazare,
Jusque dans les églises. Mais à ces divertissements, comme
aux festins accompagnés de récits, avait succédé la pompe
des représentations théâtrales, d'importation romaine :
vingt-cinq mille spectateurs pouvaient se placer sur les
gradins de l'amphithéâtre d'Arles. Ce goût, affaiblissant
le culte des idiomes nationaux, seconda la propagation de
la langue, des mœurs et des idées latines *.
Les jeux païens du théâtre et du cirque l'emportaient
sur les exhortations de la propagande chrétienne ; la voix
de Salvien, tonnant contre l'obscénité des spectacles, écla-
tait dans le désert, et s'élevait encore vainement contre la
cruauté des luttes de l'arène, dans lesquelles les Gallo-Ro-
mains, excellents gladiateurs, se complaisaient à mourir
pour amuser les empereurs ou les grands dignitaires. Les
prêtres chrétiens excommunièrent les acteurs, parce qu'ils
avaient l'habitude de prendre des vêtements de femme,
celles-ci n'étant pas admises sur la scène. Perpétuelle,
sage, mais inutile disposition! Les riches payaient ces
gens qui bravaient les foudres de l'Eglise, par vocation
pour les arts, ou par avidité. Le concile d'Arles ne déra-
cina pas davantage les habitudes prises par la haute so-
1. Ch. Magnin, Origines du théâtre moderne, 1. 1", in-8°, Paris, 1838.
340 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ciété, lorsqu'il déclara exclus de la communion les chré-
tiens qui conduisaient des chars dans les cirques.
III
Avant la conquête, les coutumes et usages locaux for-
maient le droit gaulois (Y. plus haut, p. 123 et suiv.) ainsi
que la vie publique; après ce fait énorme, l'élément ro-
main opère une révolution. Les lois règlent la vie civile.
De ces lois, comme des institutions politiques et adminis-
tratives, comme des habitudes privées, il convient de faire
deux parts, car les droits gaulois et romain sont pra-
tiqués simultanément. Celui-ci gagne sans cesse du ter-
rain, et enfin domine ; mais celui-là, se retranchant der-
rière son antiquité, n'a pas entièrement disparu. Les lois
romaines ne détrônent point partout ni en tout les usages
gaulois. L'absence d'unité, dans les premières, se ma-
nifeste; ici le droit romain règne sans partage; là il cède,
en beaucoup de cas, aux coutumes locales.
On ne donnerait donc qu''une fausse idée des lois sui-
vies par les populations, si l'on se bornait à étudier la ju-
risprudence romaine des provinces.il y faut absolument
joindre les débris des lois celtiques, parce que le droit
impérial est en pleine vigueur dans le midi, quand la vie
civile des temps antiques subsiste encore dans le nord.
De jour en jour, à la vérité, la multitude des rapports
qui s'établissent entre la Gaule et Rome tendent à niveler
les choses et les personnes ; les lois romaines deviennent
la règle générale, et les lois gauloises, l'exception. Une
civilisation plus avancée s'étend partout; partout aussi
des transactions, plus fréquentes, plus sérieuses, plus
complexes, s'accomplissent naturellement d'après les lois
romaines, tantôt altérées, tantôt modifiées *.
, 1. J. M. Pardessus, Mémoire lu, le 29 mai 1829, à l'Acad. des Inscr. et
bell. lettres. Tome X des Mémoires.
LE GALLO-ROMAIN 341
A ces raisons matérielles sejoint rexcellence des grands
principes de la jurisprudence contenue dans les Pan-
dectes.
Le christianisme a fait son œuvre divine chez les
Gallo-Romains ; le droit romain y fait son œuvre humaine.
Celui-ci apprend aux peuples que la justice est la volonté
constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui
appartient ; que la jurisprudence est la science du juste
et de l'injuste ; que la religion envers Dieu et la soumis-
sion envers les parents sont une partie du droit des gens
qui régit tous les hommes ; que la société civile ne peut
corrompre le droit naturel ; que le droit naturel a établi
la liberté, chose inestinable, « et la plus favorable de
toutes, tandis que l'esclavage ressemble presque à la
mort ; » que le droit des gens a créé la servitude contre
nature, comme aussi l'affranchissement, ce retour à la
liberté naturelle. En dehors du christianisme, des idées
saines sur la dignité de l'homme s'emparent de certains
esprits élevés, et pénètrent au cœur des lois. Dans le
Satijricoîi^ Trimalcion dit : « Les esclaves sont des
hommes comme nous; ils ont sucé le même lait que nous.
Quoique la mauvaise destinée les ait frappés, je veux que
de mon vivant ils boivent une eau libre * . » La législation
romaine presciit de vivre honnêtement et de ne point
nuire à autrui ; ellç déclare que la loi est la reine des choses
divines et humaines, la règle suprême du bon et du
méchant,, qui dirige toutes les actions, ordonne à tous ce
qu'il faut faire et défend ce qu'il ne faut pas faire ^.
Pour les conventions et les rapports d'intérêt, cette
législation a une valeur morale non moins incontestable.
Ainsi : 11 est bien grave de manquer à sa foi. — On ne
doit pas déroger au droit public, ni blesser les bonnes
mœurs par des conventions particulières, ni imposer à
une personne d'iniques conditions. — Les fautes sont
i. Petronii Satyricon, cap. 71.
2. D'après Ulpien Paul, Gaïus, Gicéron et Sénêque,
342 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
personnelles. — La loi punit le fait, et non la seule
pensée. — Mieux vaut laisser impuni le crime d'un cou-
pable, que de punir un innocent. — La peine est établie
pour l'amendement des hommes et l'amélioration des
coupables * .
Voilà bien une raison écrite, supérieure à l'empirisme
judiciaire des druides ; elle justifie cette opinion que
<c Dieu a accordé l'empire de la terre aux Romains, pour
les récompenser de la justice de leurs lois 2. » Imbu de
principes dont une foule de nations ont successivement
reconnu la supériorité, le magistrat gallo-romain l'em-
porte autant, comme juge, sur son prédécesseur, que le
prêtre chrétien l'emporte, au point de vue religieux, sur
le ministre de Tentâtes.
Ce que le droit romain a commencé, s'achève avec la
morale du Christ, car les Gallo-Romains n'obéissent pas
toujours aux règles rigoureuses, parfois draconiennes,
de la République et des deux premiers siècles de l'Empire.
Les lois s^adoucissent, en reconnaissant une certaine éga-
lité parmi les hommes. Avec le christianisme disparaît
presque entièrement la distinction que les anciens juris-
consultes avaient toujours établie dans la condition du
coupable pour graduer les peines ; et désormais on juge
sans se préoccuper de la personne^. Nos ancêtres «roma-
nisés» ne profitent pas de tous les indulgents rescritsque
les empereurs publient dans les siècles suivants; mais
peu à. peu, les sujets provinciaux eux-mêmes,, quoique
moins favorisés que les libres, voient leur condition s'a-
méliorer, et, pour eux aussi, la législation s'humaniser.
Alors la servitude devient un établissement du droit
des gens par lequel un homme est soumis au domaine
d'un autre contre nature *, puisque la nature a établi une
1. D'après Javolenus, Ulpien, Paul, Trajan, etc.
2. Sancti Augustini De civitate Dei Lib. v, cap. 15.
3. /. Naudet, L'Empire sous Constantin, 3e partie.
4. DigesL Lib. i, lit. 5, L. 4, De statu fwminum.
LE GALLO-ROMAÎN 343
certaine parenté entre les individus *♦ La progressiûji de^
bons traitements à.Tégard des esclaves ne s'arrête plus, et
l'alfranchissement est rendu facile, L'empereur Claude
déclare libre tout esclave abandonné : mais parfois çelui^
ci mendie sur les routes. Adrien défend au maître de punir
de mort son esclave, ou de l'emprisonner dans sa maiso^,
puisqull y a une prison publique ; les magistrats peuvent
empêcher un maître de vendre ses esclaves malgré eux,
pour les vouer à ramphitliéâtre ou à la prostitution.
Antonin exige que les maîtres trop durs cèdent leur^
esclaves sans conditions défarorables. Marc-AurèJ^
accorde à celui qui a obtenu une promesse d'affranchis-
sement le droit d'en poursuivre l'exécution par les voies
judiciaires. Constantin applique la loi sur les homicides au
maîtrequifait périr volontairement son esclave dans les
tortures, s^il l'a pendu, bâtonné, lapidé, brûlé, empoi-
sonné, livré aux bêtes, etc., ^. Il interdit le supplice de la
croix, l'usage des stigmates sur le front ou le visage des
esclaves : ces marques flétrissantes consistaient en
figures de différentes sortes d'animaux, imprimées sur
le front d'un esclave convaincu d'avoir volé, de s'être
enfui, ou d^avoir commis quelque crime. Le même émper
reur va plus loin, et, ne déniant pas à ces déshérités les
sentiments de la famille, il défend qu'on sépare les proches
parents dans la servitude delà glèbe. Enfin, les ecclésias-
tiques peuvent affranchir les esclaves sans témoins, et
même le dimanche, jour que les actes serviles ne doivent
pourtant pas profaner.
Si d'un côté la loi romaine protégea l'esclave contre
l'arbitraire et la violence du maître, de l'autre elle fixa
plus rigoureusement les obligations du premier, mal
définies par les Gaulois, alors que Fesclavage dépendait
surtout de la force des choses (V. plus haut, p. 111).
D^abord elle toléra les trafiquants d'esclaves; puis les
1. Digest. Lib. i, tit. 1, L. 3, De Justitià et Jure.
2. Cod. Theod. Lib. ix, tit. i2, L. %.
344 MliMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
débiteurs insolvables devinrent esclaves de leurs créan-
ciers * : d'après la loi des Douze Tables, s'il y avait
plusieurs créanciers, ceux-ci pouvaient, à leur choix,
vendre le débiteur ou le mettre en pièces pour partager
son corps. On fit esclaves beaucoup d'hommes de condi-
tion médiocre, incapables d'établir leur possession d'état
et de prouver leur droit d'ingénuité. Bien des colons
vendirent leur liberté pour échapper aux impôts ; et des
propriétaires incorporèrent leurs propriétés à celles d'un
homme puissant, se marièrent avec des femmes esclaves,
se créèrent par conséquent une famille servile, afin d'é-
chapper aux vexations du fisc. Les esclaves furent exposés
en vente sur la place publique : ils avaient la tête rasée
au sommet, et surmontée d'une branche d'arbre ; on sus-
pendait à leur cou un écriteau, indiquant les fonctions
qu'ils pouvaient remplir^.
Une répression sévère ne cessa pas de s'attacher à leurs
plus légers délits : lorsqu'un esclave s'enfuyait, on lui
mettait au cou un collier ou même une lourde plaque
carrée, percée de trois trous disposés pour recevoir la tête
et les deux bras ; une inscription, et les noms et adresse du
maître, gravés sur le métal, recommandaient de ramener
ce marron ^. L'esclave qui commettait un adultère avec
une femme libre était brûlé vif ; et lorsqu'un maitre, l'un
de ses enfants, son gendre, sa femme ou son fils adoptif,
étaient assassinés, tous les esclaves attachés à la maison
lors du crime encouraient la peine capitale *.
Remarquons, à ce propos, que les esclaves publics ou
fiscalins, cultivant les terres du fisc, ou fabriquant des
habillements pour le compte de l'Etat, avaient une condi-
tion plus heureuse que les privés, et qu'ils possédaient
un commencement de vie civile, nulle chez ces derniers.
1. Tertulliani Apologelica, cap. 4.
2. D'après Juvénal, Sid. Apollinaire, Grcg. de Tours et Ph. Labbe.
3. D'après /. Spon, Mélanges d'Antiguités, et Laurentiiis Pignor'ms, D"
servis... commentarius, Amsterdam, in-12.
4. Digest. lib. xxix, tit. 5, De Senatmc. Sillan.
LE GALLO-ROMAIN 345
Affranchi, Tancien esclave avait toujours des devoirs
très-étroits envers le patron, qu'il devait nourrir dans
l'indigence; et quand il se montrait ingrat, on le ramenait
à la servitude, lui ou ses enfants. Le législateur exigeait
un tel respect de l'affranchi, qu'il condamnait à la peine
perpétuelle des mines ou des travaux publics celui qui
osait demander en mariage sa patronne, et l'épouse ou la
lîUe de son patron *.
Il n'y avait de famille bien établie civilement que celle
des hommes libres.
Le mariage en était la base principale ; l'adoption ou
affiliation, qui a existé longtemps dans plusieurs de nos
provinces, notamment en Angoumois, imitait le mariage
et constituait aussi la familles. Sous l'empire des lois
romaines, le mariage, favorisé, sembla de plus en plus
digne d'honneur; le concubinat, autorisé seulement, ne
produisait aucun effet civil : les enfants qui en naissaient,
suivaient la condition de leur mère, et n'étaient ni dans
la famille, ni sous la puissance paternelle.
Longtemps le christianisme , loin d'encourager le ma-
riage, accorda des privilèges aux célibataires religieux %
et, peu à peu, déclara le célibat obligatoire pour l'état
ecclésiastique. Le gouvernement romain, au contraire, se
montrant très-favorable aux justes noces, et même aux
seconds mariages, pour activer l'accroissement delà popu-
lation, concéda des privilèges aux personnes mariées, et
frappa le célibat de certaines interdictions *. Il distingua
entre les gens mariés qui avaient des enfants, et ceux qui
n'en avaient pas. Les preijiiers obtinrent des récompenses
diverses, et les seconds ne purent recevoir que la moitié
de ce qu'on leur laissait par testament. Dans la Gaule, les
prohibitions de mariage furent plus nombreuses, sous
1. Paul. Sent. Lib. ii, tiU 19, | 9 et tit. 32, et Interpr.; F. Laferrière,
Hist. du droit franc., t. II, liv. m, chap. 6.
2. Gaii Epilome, tit. 4, Quod de adoptivis, etc.
3. Cod. Theodos. Lib. viii, tit. 16, L. 1.
4. Ortolan, Législation romaine, 3« Époque.
34G MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
l'influence des évêques chrétiens, que d'après l'ancien
droit romain. Combien d'empêchements pour cause de
parenté, surtout après le concile d'Agde, de ^JOG, tenu
contre les unions incestueuses * ! L'Étrlise d'Occident blà-
ma l'union conjugale avec les hérétiques, lorsque ceux-ci
n'avaient pas « promis » de se faire catholiques ; toutefois,
ils ne permettaient pas de la dissoudi'e ^, D'autre part,
une loi de Yalentinien (370) prohiba sous peine de mort
le mariage entre les provinciaux et les Barbares ^.
Le droit impérial et le christianisme, qui professait
l'indissolubilité du mariage, maintinrent le divorce et la
répudiation dans de justes limites.
D'abord, malgré les restrictions, on divorça fréquem-
ment, non pour des raisons graves, mais pour de simples
caprices ; puis, à partir de Constantin et d'IIonorius, l'au-
torité tint la main à l'exécution de la loi. Le divorce, de
plus en plus difficile à provoquer, ne s'obtint que par
consentement mutuel. On ne put le prononcer contre le
mari que dans les trois cas d'homicide , de magie et de
violation des tombeaux ; contre la femme, que si elle était
adultère, adonnée aux maléfices, ou proxénète de corrup-
tion * . Quand la cause du divorce venait du mari, celui-ci
restituait purement et simplement la dot, et gardait la
charge des enfants '\ Mais on décida bientôt que les en-
fants seraient laissés à l'époux innocent. Le mariage après
le divorce fut autorisé, quoique la loi engageât les maris
séparés de leurs femmes adultères à ne point se remarier
du vivant de celles-ci.
La religion chrétienne, remarquons-le bien, ne consa-
crait pas l'union des époux. Pour les païens, il existait
des divinités tutélaires du mariage et de la fécondité, que
1. J. Sirmundi Concilia, anno 506.
2. S. Thomasii Summa, Supp. 3«, p. 9, 59, art. I, Conclusio, p. 80.
3. Cod. Theodos. Lib. m, tit. 14. L. 1.
4. Cod. Theodos. Lib. m, tit. i6, L. i et 2.
5. Ulpiani Regular. Lib. vi, tit. 13.
LE GALLO-ROMAIN 347
l'on invoquait probablement avant ou après les noces,
sans qu'aucune prescription civile et religieuse obligeât à
le faire. Au v'' siècle seulement, le christianisme se mêla
du mariage de ses adeptes.
D'après l'usage le plus généralement suivi par les
païens, au jour fixé pour les noces, les parents des
deux familles se rendaient à la maison de la future, qui
se montrait, et que l'on conduisait voilée chez son époux.
Là elle s'arrêtait sur le seuil de la porte, où l'époux ve-
nait l'enlever, afin qu'elle ne parût pas être entrée sans
résistance dans la maison conjugale, dit Plutarque. Au-
sone ne parle pas de cette, coutume, qui sans doute ne
s'observait pas rigoureusement. Le poëte bordelais nous
apprend, d'ailleurs, que l'épouse allait se placer sur un
siège supporté par un gradin aux marches garnies d'ivoi-
re, et que bientôt apparaissait Tépoux richement habillé,
précédé de valets chargés de présents de noces. L'époux
s'avançait vers sa future et l'embrassait.
L'habitude antique de placer un joug sur le cou des
fiancés [conjugium^ en latin^ mariage) s'est perpétuée çà et
là dans le Castrais, au jour des noces. A Angles, la mère
du mari remet un balai et une cruche à sa bru , lorsque l'on
conduit celle-ci au domicile conjugal. Cela rappelle pro-
saïquement l'invocation que les Romains faisaient au dieu
Domicius^ pour inviter l'épouse à bien soigner le ménage.
Chez les habitants des Landes, la quenouille de la mariée
est portée, tant que dure la noce, par une vieille femme,
— \di Pronuba des Latins, — qui se place entre les deux
époux. Les filles de riUe-et-Yilaine , souvent, donnent à
la mariée une quenouille au moment où elles vont la
quitter : souvenir de la mode romaine^ alors qu'on accom-
pagnait une nouvelle mariée vers le lit nuptial, en portant
aussi devant elle une quenouille et de la laine,, emblèmes
de la vie laborieuse.
D'autres symboles, qui figuraient dans les fêtes du ma-
riage, ont laissé des traces jusqu'à nos jours. Tel l'usage
de la ceinture attachée par un nœud d'Hercule (Herculano
348 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
nodo)^ et que, selon un historien, l'époux avait seul le
droit de dénouer à la taille de sa femme. Dans le Lot-et-
Garonne, les compagnes de la mariée , quelquefois, lui
ôtent cette ceinture ; souvent encore elles feignent des
efforts inutiles pour l'enlever, et appellent à leur aide le
mari, qui y parvient sans peine. Par le symbole des noix,
les Romains marquaient l'enveloppe qui protège l'enfant
avant sa naissance : dans le canton de Kernevel (Finis-
tère), aujourd'hui, on donne des noix à la jeune épouse,
pendant toute la première nuit de ses noces. Le marié
gallo-romain jetait des noix aux enfants, suivant l'expres-
sion de Yirgile ce Sparge, marite, nuces, » et cela voulait
dire qu'il renonçait aux jeux de l'enfance. A Gaillac
(Tarn), les noix sont le sujet d'une superstition: les en-
fants les jettent comme grêle sur le dos des époux^ et le
premier de ceux-ci qui se retourne vers les agresseurs
apportera, dit-on, le plus de jalousie dans le ménage *.
Une foule d'objets, — argenterie, colliers, perles, cou-
ronnes d'or entrelacées de pierreries, etc., — quelquefois
même une esclave, ajoute Ausone, formaient les présents
de noces. Le repas, qui terminait la fête, réunissait de
nombreux invités ^ plaisantant à qui mieux mieux , et
chantant des refrains à peu près semblables à celui-ci :
« 0 épouse digne d'un pareil époux, sois heureuse et
mère ; et toi, époux, éparpille des noix, orne les autels,
et que ton épouse te rende père de beaux enfants ; vivez
heureux tous deux ! » Enfin on dansait au son de la flûte
et de la lyre, et l'on se promenait dans les appartements
pompeusement éclairés '^. Les gens du Lot-et-Garonne
ont conservé un antique chant nuptial , dont chaque cou-
plet renferme une leçon morale pour l'épouse.
Une fois mariée, la femme tombait sous, la dépendance
absolue des parents alliés, et surtout de son mari ; elle
prenait place d'enfant dans la nouvelle famille, devenait
1. A. de Nore, Coutumes, mythes, etc., p. 90.
2. Aug. Martin, Hist. morale de la Gaule, p. Ii7.
LE GALLO-ROMAIN 349
comme sœur de ses propres enfants % et restait soumise
néanmoins aux poursuites de son père. Le mari la répu-
diait, pour des motifs déterminés par la loi; quelquefois, il
la tuait. Yoilà le premier état du droit romain à l'égard de
l'épouse qui, veuve, devenait pupille de ses agnats ou des
agnats de son père 2. Sous Dioctétien, la haute puissance
paternelle sur la femme appartint au mari, qui perdit le
droit de vie et de mort, mais conserva la propriété abso-
lue des biens de l'épouse et de tout ce qu'elle acquérait
pendant le mariage. A partir de Constantin, la mère hé-
rita de ses enfants.
Ces dispositions passèrent à peu près entières dans le
droit gaulois, et les vieilles coutumes des Celtes, jointes
à l'esprit du christianisme, ne tendirent pas à diminuer
la dépendance de la femme, autant que dans la Grèce et à
Rome.
Loin de là, les biens dotaux et extra-dotaux de l'épouse
gallo-romaine furent régis par l'époux , d'une manière
assez étendue pour prouver la sujétion de la personne de
la femme au mari % au point de vue civil.
Au moral, la position des femmes se releva, en confor-
mité de ce beau précepte : « C'est un devoir de secourir
les femmes^ de les défendre , afin qu'elles ne soient pas
calomniées *. » Une loi punit de mort l'officier public qui
arrachait de sa maison la mère de famille pour la con-
duire au tribunal, privilège dont les femmes du peuple
ne jouirent pas. Pour les peines portées contre l'adultère,
la législation romaine se montra moins impitoyable que
celle des Gaulois. (Y. plus haut^ p. 130 et suiv.) Le mari,
le père de la femme, les étrangers eux-mêmes la pou-
vaient poursuivre comme adultère, d'après la loi Julia, qui
fut tour à tour abrogée et remise en vigueur. Sous Sévère,
on compta, en moins de trois mois, plus de trois mille
1. Denis d'Halicarnasse, liv. 11, chap. 25 et 26.
2. Gaïus, Gomm. Lib. 11, | 86, 90; lib. m, | 182.
3. F. Laferrière, Hist. du droit français, liv. m, cbap. 6.
4. Digest. lib. l, lit. 17, L. 110, De Regulis juris.
350 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
accusations de ce genre *. Aussi Constantin ne laissa-t-il
le droit de poursuite qu'au père, au frère et à l'oncle de
la femme, à ceux qui agissaient sous l'influence d'une
véritable douleur ^; mais il appliqua aux adultères la
peine des parricides, afin de venger les violations de la
chasteté, et il fit irrévocablement condamner à mort le
ravisseur d'une fille ou d'une veuve, tandis que l'an-
cienne loi permettait, une réparation par le mariage.
11 ne décerna, cependant, que la déportation, avec con-
fiscation de biens, contre le tuteur qui attentait à la
pudeur de sa pupille, « quoique cet homme méritât de
subir la même peine qu'un ravisseur ^ »
■ Somme toute, les femmes, les mères eurent une exis-
tence assez digne^: plus d'un jurisconsulte recommTmdait
« la piété envers la mère, suivant les sentiments de la
nature. )>
Mais, perdant cette influence extérieure, presque poli-
tique, qu'elles avaient exercée sur les Gaulois, elles se
restreignirent à la vie de famille, plus effacée et plus inti-
me, fort retirée, pour ne pas dire monotone. Sidoine
Apollinaire nous représente une belle matrone d'Aqui-
taine, dans l'intérieur de sa maison, filant l'or et la soie
sur une quenouille assyrienne, ou faisant des lectures
pieuses. On retrouve là la manière d'être d'une païenne,
coexistant avec les mœurs du christianisme. Parmi les
femmes exceptionnelles, il faut se rappeler celle de Sabi-
nus, Éponine, exemple de constance et de fidélité conju-
gale ; Victoria, mère des camps , exemple d'héroïsme ;
quelques druidesses^ imitatrices de Yelléda, résistant aux
persécutions organisées contre le druidisme ; certaines
néophites, martyres pour le Christ, ou prêchant la reli-
gion nouvelle ; enfin plusieurs femmes adonnées aux let-
tres et aux arts, parmi lesquelles Eunomia, fille du rhé-
1. Pandecies de Pothier, lib. xlviii, tit. 5.
2. Cod. Justin., lib. ix, tit. 9, L. 30; Cod. Theod., lib. ix, tit. 7, L. 2.
3. Pandedes de Pothier, lib. xlviii, tit. 5; Cod. Jiistin., lib.ix, tit. 40, L. i.
LE GALLO-ROMAIN 351
teur Nazaire, de Trêves, jeune chrétienne du lye siècle,
qui égalait son père dans l'éloquence * .
Avec le temps, la capacité civile des femmes se res-
sentit même de leur amélioration morale. Après Dioclé-
tien, l'épouse ne fut plus en tutelle que pendant sa mino-
rité, et les mères se virent accorder quelques privilèges :
l'ingénue ayant trois enfants, et l'affranchie en ayant
quatre, purent tester et disposer librement de leurs biens.
Au contraire, leur capacité civique et politique resta
nulle, et elles n'eurent pas le droit d'adopter^ ni celui
d'être tutrices et de s'obliger pour autrui 2.
Moins absolue que par le passé, la puissance pater-
nelle, toujours forte et complète, appartint au père seul,
dans les pays où les mœurs galliques persistèrent, c'est-
à-dire au nord, au centre et à l'ouest de la Province ; elle
fut exercée par l'aïeul partout où le droit romain s'im-
planta profondément, c'est-à-dire dans la Gaule niéridio-
nale. Or, les pays de droit écrit ont longtemps maintenu
la puissance du père sur la personne et les biens des en-
fants, mariés ou non, qui ne lui étaient primitivement
guère moins soumis que des esclaves, selon Tétymolo-
gie du mot latin familia^ famulia^ venant de famulus^
esclave. Plus tard, les parlements de Provence, de Tou-
louse et de Bordeaux repoussèrent obstinément l'émanci-
pation par le mariage ; et plusieurs siècles se passèrent
avant que le parlement de Paris pût imposer sa jurispru-
dence, sous ce rapport, au Forez et au Lyonnais, dépen-
dant de son ressort. Les pays de droit coutumier ont pra-
tiqué l'émancipation parle seul fait de l'union conjugale :
le Français du centre, du nord et de l'ouest de la France a
d'autant mieux conservé ces principes de la] coutume gal-
lique, qu'ils se trouvaient d'accord avec les préceptes du
christianisme, et avec le mundium des Germains ou la
1. D'après Ausone et saint Jérôme.
2. E. Laboulaye, Recherches sur la condition civile et politique des
femmes, etc., in-8% Paris. 1843.
352 MÉMOIKES DU PEUPLE FRANÇAIS
main-burnie des père et mèi^e, laquelle finissait aussi par
le mariage *. Sous Adrien, un jurisconsulte avait pro-
clamé cette maxime : c( La puissance paternelle consiste
dans la piété, non dans Textrême sévérité. »
Un lils devait avoir de la vénération pour son père,
sous la tutelle de qui il demeurait, jusqu'au milieu des
camps. Mais si le père outre-passait ses droits, son fils,
d'après l'ordre de Trajan, pouvait être forcément éman-
cipé. Antonin le Pieux autorisa la mère à garder ses en-
fants auprès d'elle, en cas de dureté irraisonnable et de
mauvaises mœurs du père. Alexandre Sévère réduisit le
droit sur l'enfant à une simple correction, et confia au
magistrat le soin de peser les raisons et de prononcer la
sentence^ quand le père de famille voulait infliger une
peine plus grave. Dioclétien et Maximien défendirent au
père de vendre, donner, livrer à titre de gage leur en-
fant. 2. Mais cet usage ne fut pas déraciné : Constantin
permit la vente d'un enfant, seulement dans le cas de
grande misère chez les parents à sa naissance ^ ; et en
même temps il punit à l'égal d'un parricide le père qui
tuait son fils.
Comme une loi de 391 avait, voulu qu'on rappelât
à son état d'ingénuité, l'enfant vendu sans restitution de
prix, les enfants de pauvres furent exposés sur le grand
chemin. Alors les conciles et les constitutions impériales
encouragèrent les chrétiens à les recueillir, pour en faire
des esclaves, tandis qu'une novelle de Yalentinien adres-
sée au patrice Aétius (451) établit que les enfants vendus
ne recouvreraient pas l'ingénuité, sans que les acheteurs
reçussent les deniers payés, plus un cinquième du prix *.
On espérait diminuer ainsi le nombre des expositions ; les
évêques et les empereurs, à cet effet, vouaient les enfants
i, F. Laferrière, Hist. du droit français, liv. m, chap. 6; Jlf. P. Bernard,
Hist. de la puissance paternelle, etc., p. 40.
2. Cod. Justin., lib. iv, tit. 43, L. 1.
3. Cod. Theod. lib. v, tit. 8, L. i ; Pauîi Sentent, lib. v, tit. 1. § 4.
4. Cod. Theodos. Novellarum lib. ii, tit. il.
LE GALLO-ROMAIN 353
recueillis à la servitude, pour les soustraire à la mort, et
tout créancier qui, sciemment, avait reçu un enfant en
gage, subit la déportation * . Le trésor nourrit et vêtit les
tîls et filles de malheureux; un châtiment rigoureux
atteignit les mères qui exposaient le fruit de leur infor-
tune.
A l'égard des personnes, le législateur comprit de
mieux en mieux la « piété paternelle. »
Sous le rapport des biens, les mêmes principes de force
et de modération prévalurent. L'exhérédation fut une
dernière forme de châtiment ^ entre les mains du père,
que Constantin établit usufruitier des biens maternels
de son fils, jusqu'à l'émancipation, et tuteur seulement
en cas de secondes noces. Trajan retira au père d'un sol-
dat tout droit au pécule castrense de celui-ci, qui en put
disposer par testament d'une manière absolue ^ ; ce privi-
lège du militaire s'étendit, sous Adrien, au vétéran et à
celui qui ne figurait plus dans la milice * ; Constantin
assimila au pécule castrense celui des fils de famille qui
étaient officiers de son palais ; Honorius attribua le pé-
cule quasi-castrense aux fils de famille attachés à l'admi-
nistration des provinces, à l'exercice de la profession
d'avocat et des fonctions d'assesseurs ®.
En regard de la piété paternelle, on plaçait la « piété
filiale, » consistant dans un respect basé sur la dépen-
dance. (( Les enfants, dit Salvien, ne doivent diminuer
en rien leur vénération pour leurs parents, lors même
qu'ils ont une bonne cause à soutenir contre eux. » La
loi romaine et le christianisme s'accordaient sur ce point.
Dioclétien obligea les enfants à secourir leur père im-
puissant au travail, et les constitutions condamnèrent le
1. Pauli Sentent. Lib. v, tit, 1, 1 1.
2. Troplong, Mémoire sur l'influence du christianisme sur le droit civil
des Romains, Revue de Législation, T. xiv, p. 165 et 341.
3. Dig. Lib. xxik, tit. 1,L. 1 et 2; Cad. Theod. Lib. viii,tit. 18, L. 1 ei 2.
4. Insiitutes de Justinien, liv. ii, tit. 12,
5. F. Laferrière, Hist. du droit français, liv. m, chap. 6.
I. 23
3B4 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
parricide à être jeté à la mer ou au fleuve dans un sac *.
Ces principes généraux du droit des personnes, tel
qu'il se pratiquait à Rome, s'étendirent dans la Province,
et, sur bien des points, on les suivit concurremment avec
les usage primitifs.
Il n'en fut pas tout à fait ainsi du droit sur les choses,
car la propriété, chezles Gallo-Romains, différa beaucoup
de celle des Gaulois, soit quant à son établissement, soit
par ses caractères divers ou ses modifications.
Rome conserva en Gaule, comme dans les autres Pro-
vinces, son droit suprême de propriété. Le sol gaulois,
selon la loi civile, appartint au peuple romain ou à l'em-
pereur. Les particuliers ne pouvaient avoir sur les fonds
de terre qu'une sorte de possession, d'usufruit ; ils
étaient soumis à une redevance qui se versait dans le
trésor public ou dans le trésor impérial; ils étaient sti-
pendiaires 2. Mais cette propriété de l'empereur ou du
peuple romain n'avait qu'une valeur purement nominale,
qui contentait l'orgueil de la métropole.
Pour les particuliers, la possession^ probablement
irrévocable et perpétuelle, se transmettait par vente,
échange, donation, succession ^, sans réaliser néanmoins
ce plein domaine connu à Rome sous le nom de « pro-
priété quiritaire. »
Quand tous les Gaulois eurent reçu le titre de citoyens
romains, ils devinrent pleinenient propriétaires des
fonds qu'ils possédaient. Ainsi se constitua la propriété
générale, au profit des chefs ou notables qui, avant la
conquête, avaient seulement des possessions collectives
de fait, et vivaient sur la terre en état d'association avec
leurs guerriers et leurs « dévoués. »
Plus de fraternités, alors (Y. plus haut, p. 108 et suiv.);
1. Cod. Justin, lib. ix, tit. 17.
2. Gaii Comment., Lib. 11, 1 7 et 21 ; Théophile, ad | 40, Instit. De renun
divisione.
3. Cod. Juslin., lib, m, tit, 32, L. 15, De rei vindicaiione.
LE GALLO-ROMAIN 355
le chef eut d'immenses terres,et des clients, et des esclaves,
selon la mode des vainqueurs. Subordonnés au chef, pa-
tron auquel les fonds parurent appartenir, les clients se
transformèrent en fermiers. Nul doute que dans les pre-
miers temps de la domination romaine, ces inférieurs
n'aient gardé une certaine force due à leur origine, mais
que peu à peu les guerres et les abus de toute espèce
n'aient ruiné leur primitive importance. La terre fut réu-
nie au fisc ou adjugée à de nouveaux maîtres * , et les clients
furent confondus avec les esclaves de la glèbe, sous le
nom de colons, qui devint plus tard synonyme de celui
d'esclaves, quand les empereurs eurent établi en Gaule
une espèce particulière de colons barbares ou lètes.
L'amélioration matérielle du pays, qui ne fut bien cul-
tivé qu'après sa soumission, coïncida avec l'abâtardisse-
ment des indigènes et l'introduction des peuples barbares
au milieu des campagnes, pour contribuer à la paix du
monde romain par la culture et le service militaire.
En parlant des Franks et des Germains qu'il avait sub-
jugués, l'empereur Probus écrivait au sénat : « Tous
labourent déjà pour vous, ils sèment pour vous H » C'é-
taient des lètes, dont l'adoption par les Romains a laissé
des traces onomatiques dans la Gaule, car ils ont donné
leur nom au Pagus lœticus, en Artois ; à la rivière de Lys
{Lœtia) ; à la petite ville de Liessies, près d'Avesnes ; à la
Britannia Letavia, en Armorike ^ Ces colons barbares
conservaient leurs lois personnelles sur le sol gallo-
romain ; aussi le gouvernement s'arrangeait de façon à
réunir la plupart du temps dans une même colonie les
individus d'une même nation, — les lètes francks à
Rennes ; les suèves au Mans et ù Clermont ; les bataves à
Arras, Bayeux etNoyon; les teutons à Chartres.
1. H. Martin, Hist. de France, 1. 1«% p. 245 et 246.
2. Vopiscus, In Probo, Histoire Auguste.
3. Rec. des Hist. de France, t. III, p. 449 ; E. de Labédolliére, Vie privée
des Français, t. I<"", p. 19.
356 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Parfois l'établissement prenait le nom du teiTitoire où
il était fondé, sans spécifier l'origine, ou sans désigner
les peuples, mais avec le titre général de r/entiles; parfois
enfin il était mixte, composé de groupes possédés par
deux nations différentes * . Obtenir de l'empereur une
concession pour lui et sa famille, émigrer ensuite dans
un des villages dont l'ensemble formait une préfecture
administrée par un magistrat moitié civil, moitié -mili-
taire, i*ecevoir du bétail et des instruments de culture,
telle était la condition du barbare admis en Gaule comme
lète : on alimentait ce bétail par les troupeaux enlevés en
temps de guerre sur l'ennemi ^.
Une fois installé, le lète trouvait dans chaque préfec-
ture un champ de manœuvre pour les exercices militaires,
et des écoles où il apprenait la langue latine ^ ; soumis' au
recrutement, il portait les armes sous des officiers impé-
riaux.
A côté des colonies de Barbares, d'autres posses-
sions furent établies, encore dans le but de veiller à la
défense de l'Empire. Elles remontent au règne d'Alexan-
dre Sévère. 11 y avait entre ces « bénéfices militaires »
et les terres létiques une seule différence, c'est qu'on
constituait les premiers en faveur de chefs et de soldats
romains , quand les secondes appartenaient à des étran-
gers. Tout officier ou soldat vétéran reçut, avec son
congé, une portion de terre voisine des frontières.
Esclaves, bestiaux, instruments aratoires, étaient donnés
à ces (( riverains, » dont le titre et les charges passaient à
leur famille *, dont les fils ne conservaient les bénéfices,
on le sait, qu'à la condition de suivre la profession des
armes. Pour les riverains comme pour les lètes, la trans-
mission de la terre se faisait par l'hérédité des mâles en
1. Am. Thierry, Tableau de l'Empire romain, liv. vi, chap. 2, in-12, Paris,
m,
2. Vopiscus, In ProLo, Histoire Auguste.
3. Am. Thierry, Tableau de l'Empire romain, liv. vi, chap. 2.
4. Cod. Theodos. Lib. vu, viii et xiv, passim.
LE GALLO-ROMAIN 357
excluant les femmes, afin d'assurer le service militaire.
Au nord_, bien des points de la surface de la Gaule for-
maient des héritages militaires et des terres létiques,
tandis que, dans le midi, le principe de droit absolu de
propriété privée était plus développé selon la loi romaine.
Au midi, le franc-alleu existait en germe ; au nord, les
besoins et les luttes de l'Empire avaient limité la pro-
priété libre, et constitué des propriétés exceptionnelles,
dans lesquelles, surtout dans celles des riverains, on a pu
reconnaître le type primitif des fiefs.
La féodalité se manifestait déjà en partie.
De toute antiquité, « la recommandation » avait existé
chez les Gaulois * : les conquérants, loin de l'abolir, s'en
servirentpour stimuler les Barbares et les intéresser à la
défense de l'Empire. Les lètes, ne se retrouvant que chez
les Gallo-Romains, relevaient du gouvernement dont ils
tenaient leur concession, comme les serfs de l'an-
cienne société germanique relevaient des particuliers ;
de plus, ils étaient à la fois soldats et tenanciers ^.
Assez fréquemment, ceux qui avaient promis de cul-
tiver les teiTes à eux concédées, perdaient l'amour du
travail, quittaient leurs champs pour reprendre la vie
vagabonde; certains barbares, au contraire, après avoir
erré dans la Gaule, prenaient possession de quelque
campagne abandonnée, de quelque ville à moitié déserte,
s'y établissaient par droit de premier occupant, faisaient
cultiver les terres par desesclaves, et se trouvaient ainsi
transformés en habitants du pays, sans cesser d'être
Barbares, avec la jouissance de leurs mœurs propres.
Peu nombreux, indépendants les uns des autres, mais
reconnaissant d'une manière vague la suprématie impé-
riale, ces intrus^ qui endossaient quelquefois le vêtement
du soldat, remplissaient en outre des fonctions ou rece-
1. A. de Courson, Mémoire sur l'origine des institutions féodales chez les
Bretons et chez les Germains ; lu en 1847.
2. Am. Thierry, Tabl, de l'Empire romain^ liv. vi, chap: 2.
358 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
vaient des titres^ dont ils s'enorgueillissaient avee rai-
son, car ils avaient la possession véritable d'un sol dont
les empereurs, n'étaient que nominalement les maîtres * .
Domaine privé, sans cesse augmenté par les amendes
et les confiscations; domaine impérial et municipal,
comprenant le trésor du peuple et de l'armée, la con-
cession à la charge de redevance annuelle, à terme ou
à titre de location perpétuelle [ager vectûjalis)^ le fonds
emphytéotique; domaine ecclésiastique, né avec l'éta-
blissement de l'église chrétienne, formé d'abord d'of-
frandes volontaires, puis des concessions et libéralités
des empereurs, des affectations de temples et dépen-
dances au culte catholique 2, des dons entre-vifs et tes-
tamentaires, et des successions en déshérence, <ai'
Constantin accorda à tous les citoyens le droit de donner
par testament aux églises, et de quelques autres sources;
possession et prescription, obligations diverses, — tels
furent les caractères et les modifications de la propriété.
Les formes du droit, les minutieux détails de la
procédure civile des Romains en Gaule, se bornaient
aux règles prétoriennes, et plus encore peut-être aux
fantaisies des gouverneurs. La procédure civile, ainsi
que le droit civil, se compliquait, pour les habitants des
provinces, de formalités et de rigueurs non imposées aux
Romains. Plus tard seulement, la loi Gombette, le Bré-
viaire d'Alarik et les autres recueils de lois barbares, mi-
rent Gaulois et Romains sur le pied de l'égalité. Tantôt
par l'influence des idées chrétiennes, tantôt par la clé-
mence des empereurs, les formes de la législation crimi-
nelle s'adoucirent.
Les Gallo-Romains connurent l'esclavage avec ses va-
riétés, et l'affranchissement, son imparfait correctif, avec
ses restrictions nombreuses. Le mariage, la paternité, les
secondes noces, le divorce, le concubinat, les successions.
1. F. Guizot, Essais sur l'histoire de France, Deuxième Essai.
2. Cod, Tlieodot. Lib. xvi, tit. x. L. 20 (Honorius, an 4io).
LE GALLO-ROMAIN 359
la vente et ses conditions, le testament et ses formalités,
la donation et ses empêchements, la propriété et ses
mille modifications, tous ces points de la vie civile se ré-
glèrent suivant la loi romaine, que çà et là contrarièrent
parfois, mais ordinairement sans la primer, les vieilles
coutumes gauloises.
Or, si l'application des principes du droit romain en
Gaule ne peut être que difficilement déterminée, à plus
forte raison les formalités de la procédure civile échap-
pent-elles aux recherches de l'historien.
La procédure criminelle est mieux connue. Elle res-
sembla presque entièrement à celle de la métropole, non
à la procédure inhumaine et impitoyable des premiers
temps, mais à celle que les constitutions impériales avaient
mitigée. Ainsi Constantin proclama l'égalité des accusés
devant la justice, principe méconnu jusqu'à lui*. La
question, cette épreuve cruelle et assurément impuissante
à découvrir la vérité, exista d'abord dans toute sa force;
et on l'appliquait aisément; mais Dioclétien en restreignit
l'emploi au cas où des indices graves et des preuves at-
testeraient l'accusation. Gratien, un siècle après, ne vou-
lut pas que les esclaves eux-mêmes subissent la torture,
avant qu'une accusation régulière n'enchaînât l'accusa-
teur ; touché du malheur qui frappe les hommes présu-
més coupables, il défendit de prolonger la détention
préalable, car « il importe, ou que la peine soit prompte,
ou que la prison ne flétrisse pas celui qui doit recouvrer
la liberté 2. »
Constantin et GratieA jetèrent des regards de commisé-
ration sur les prisons; ils en examinèrent le régime, trop
dur aux innocents ; ils demandèrent le nombre des dé-
tenus, la nature des délits, l'ordre des divisions, l'âge et
la qualité des prisonniers. Longtemps les hommes et les
femmes avaient habité pêle-mêle dans les geôles. Cons-
1. Cod. Theodos. Lib. ix, til. 1, L. 1.
2. Cod. Justinian,. Lib. ix, tit. 4t L. 8; tit. 2, L. 13; tit. 4.
360 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tantin prescrivit la séparation des sexes * . Le.gouverneur
delà province était responsable des excès commis par les
chefs des prisons.
Tout coupable condamné pour cause criminelle ou ca-
pitale, pouvait en appeler^ excepté les homicides, adultè-
res, magiciens, empoisonneurs et ravisseurs 2. Défense,
par Constantin, de prononcer le jugement d'après un
seul témoignage, fût-ce celui d'un sénateur ^ Cet empe-
reur interdit les mauvais traitements envers les prévenus,
— menottes, chaînes, obscurs cachots ; il tempéra par
quelque indulgence l'ancienne loi Cornelia qui confis-
quait tous les biens d'un criminel. Sous les Triumvirs, les
fils des proscrits touchaient le dixième, les filles le ving-
tième de l'héritage paternel : Adrien accorda le douzième,
Antonin la totalité, et Marc-Aurèle la moitié *.
Outre l'inspection exercée par les évêques sur les pri-
sons et les procédures, les juges, par ordre d'Honorius et
de Théodose, visitèrent chaque dimanche les prisonniers,
les interrogèrent pour vérifier si les gardiens ne leur
avaient pas dénié les soins que la stricte humanité com-
mande, et veillèrent à ce qu'on leur distribuât des au-
mônes % Guidé parmi sentiment chrétien, Gratien sus-
pendit l'application de la torture, pendant les quarante
jours de carême ; plus éclairé encore dans sa religion,
Valentinien défendit, en ce saint temps, l'exécution des
peines corporelles *, et, durant plusieurs années, il mit
en liberté tous les accusés détenus, pour fêter par une
amnistie le grand jour de Pâques '^ .
Enfin, de même qu'à l'époque païenne les coupables
avaient efficacement cherché refuge aux pieds des statues
i. Cod. Justinian. lib. jx, lit. 4, De custodiâ reorum.
2. Cod. Theod. Lib. xi, til. 30, L. 2 et 20.
3. Cod. Theod. Lib. xi, tit. 39, L. 3.
4. Cujacii Observationes, lib vi, cap. 23.
5. Cod. Theodos. Lib. ix, tit. 3, De custodiâ reorum.
6. Cod. Justinian. Lib. ix, tit. 37, De Quœstionibiis.
7. Cod, l'heodos. Lib. ix, lit. 38, De Indulgentiis criminum.
LE GALLO-ROMAIN 361
ou près des autels de la divinité, le droit d'asile, d'abord
restreint par Tibère aux temples d'Esculape et de Junon,
passa au christianisme. Le concile d'Orange, en 441, dé-
fendit de livrer les esclaves réfugiés dans les églises, et
ordonna de les protéger. Les temples chrétiens servirent
d'asiles aux débiteurs ruinés, aux curiales en défaut, à
tous les opprimés, faculté tutélaire qui s'étendit aux
parvis, aux vestibules, aux portiques de l'église, pour
que les réfugiés ne mourussent pas de faim devant les
autels * .
Ces indulgentes constitutions ne profitèrent pas au-
tant, sans doute, aux Gallo-Romains qu'aux Romains;
mais il en résulta quelque bien-être pour la Province , et^
plus tard, notre vieille France se ressentit du règne de la
« raison écrite. »
1. Cod. Theod. Lib. ix, tit. 45, L. 4; Concile d' Arles j en 452.
362 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
ClIAPITllE IV
I. Vie extérieure du Gallo-Romain : les citadins; aspect d'une ville; temples,
basiliques; thermes, arcs de triomphe, aqueducs, colonnes de toutes es-
pèces; voies principales et secondaires; colonnes milUaires et autres me-
sures de distance. Amphithéâtres : combats^ d'arône, naumachies, courses
de chars et de chevaux, théâtres. Convois funèbres; sépultures. Vêlements
des Gallo-Romains; moyens de transport pour les hommes et les choses.
II. La vie intérieure. Le calendrier; les étrennes; visite à un riche et des-
cription de son repas, de sa maison, de ses jeux; le carnaval ; visite à un
colon ou à un ouvrier; nourriture, ameublement, costumes. Voyage à tra-
vers champs : une route; villas, relais, hôtelleries, châteaux forts.
III. Description générale de la Gaule romaine : Lutèce et ses environs; la
Seplimanie; la vallée de la Moselle; le pays d'Arles; Aquitaine et Novem-
populanie; la Limagne : l'Armorike de l'Ouest; territoires de Chartres et
d'Autun; le Jura; les Vosges. Campagnes ravagées.
IV. Invasions des Barbares en Gaule; Alains, leur type physique et moral;
Vandales, leur fureur de détruire; Huns, leurs formes effroyables et leurs
vices; Attila. Les Goths, divisés en Gépides, en Wisigoths et en Ostrogoths;
Ataulf, Eurik; code des Wisigoths; civilisation gothique. Bourguignons
(Burgundes) ; race, caractère, lois, mœurs; loi de Gondebaud ou loi
Gombette; partage des terres. Barbares divers : Quades, Sarmales, He-
rnies, Saxons, AUemans, Suèves, Lygiens, Fléaux des irruptions.
C'est en voyageant par la pensée dans une ville et dans
une campagne gallo-romaine, successivement, que l'on
peut observer quelques détails de la vie extérieure.
Contemplons donc, en parcourant une des cent quinze
cités de la Gaule, car leur nombre s'est élevé de
soixante environ à cent quinze, contemplons la foule des
citadins, journaliers, marchands, industriels, avec les-
quels se mêlent des paysans et des cultivateurs.
1
LE GALLO-ROMAIN 363
Une ville, à la fin du iv*' siècle, présente une agglomé-
ration de maisons séparées les unes des autres par des
ruelles. Des murailles de granit l'entourent. Çà et là des
tourelles rondes ou carrées, crénelées, solidement bâties
en pierres de petit appareil, avec des cordons de briques,
flanquent cette enceinte percée, de distance en distance,
de portes monumentales, telles que la Porte dorée ^ à Fré-
jus, la Porte de France^ à Nîmes, et près desquelles se
tiennent les commis chargés de percevoir les droits d'en-
trée et de sortie *. Les murs de Langres sont même
décorés, dans leur circonférence, de statues et de tro-
phées 2.
Après avoir franchi les barrières,, on aperçoit simulta-
nément des rues étroites, sales, mal pavées, et des monu-
ments de toute-espèce, — amphithéâtres, cirques, arènes,
arcs de triomphe, colonnes commémoratives, thermes,
aqueducs, greniers publics, basiliques, ponts, statues,
maisons splendides. Ici une place immense, peut-être la
seule qui soit dans la ville, sert quatre fois par mois pour
les marchés, une fois par an pour les foires : elle s'enor-
gueillit de son Capitole, palais de justice et maison de
ville tout ensemble, ancien forum, où se tiennent encore
les assemblées publiques, judiciaires et commerciales.
Là, un temple païen ou une basilique "transformée en
église chrétienne, dont la foule pieuse assiège les portes,
offre à nos regards des dyptiques et des murs couverts
de fresques.
Ces vieilles constructions ont de la majesté. A Cler-
mont-Ferrand, le temple Wasso semble une merveille,
une œuvre cyclopéenne, remarquable par son travail et
sa solidité ; il est pavé de marbre, couvert en plomb, avec
doubles murailles aux parois incrustées de mosaïques et
de marbres multicolores, et ayant environ treize mètres
d'épaisseur. Le Germain Ghrocus, voulant abattre ce
1. Coà. Thcodos. Lib. ix, lit. 22, L. 1.
2. L. Batissier, Éléments d'archéologie nationale, p. 237.
364 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
nionument, sous le règne d'Aurélien, employa le fer, le
feu et la sape * . Le sol des temples s'élève au-dessus des
terrains qui les environnent ; des escaliers de cinq, 'sept ou
neuf marches, régnant tout autour, leur servent de base
et conduisent aux portiques, remplis d'hérétiques, de
lépreux et de mendiants. On voit bien leur structure et
leur forme, par un jour mystérieux, du aux vitraux
coloriés ^. Une foule de statues de bronze et de marbre
les décollent; il existe sous le portique un baptistère, et
une fontaine où les fidèles se lavent les mains et le
visage ^ De tout cela résulte une masse grave sans pesan-
teur, haute sans proportions gigantesques, riche par ses
soutiens les plus nécessaires, qui se changent en orne-
ments * :1e temple de Livie, à Vienne, et surtout la mai-
son carrée de Nîmes, peuvent passer pour des modèles
du genre.
Les basiliques, originairement affectées aux réunions
de marchands et de négociants, mais où se tiennent à
présent des cours de justice, ressemblent beaucoup à un
hôtel de ville et aune bourse moderne. Moins belles que
les temples, sous le rapport de l'architecture, elles ont
plus d'espace, et leur sont généralement préférées pour
les assemblées chrétiennes.
Quelques églises, de construction récente, expressé-
ment destinées au culte, forment, les unes un parallé-
logramme terminé par une abside semi-circulaire, les
autres une croix avec deux ailes, un chœur, un triple
portail tourné à l'orient, et une sacristie. Aux jours de
fête religieuse, la lumière des cierges illumine le chœur,
que remplissent les fumées de l'encens. Des toiles
blanches, des voiles peints décorent la nef et le parvis *.
On entend la voix des enfants, des vierges, des religieuses,
1. Gregor. Turon.' Hist. eccles. Francorum, lib. i, cap. 30, 3i et 32.
2. Sidon. Ai)ollinaris lib. ii, Epist. dO.
3. P. Meropii PauUni Natalia, cap. 9.
4. L. May, Temples anciens et modernes, in 8", PariSy 1774.
5. Greg. Turon. Hist. eccles. Lib. ii, cap. 21.
LE GALLO- ROMAIN 365
des veuves, des moines et des hommes voués à la conti-
nence *, qui communient sous les deux espèces, en sui-
vant le rit des agapes, et apportent à l'autel des eulogies,
offrandes de pain et de vin, bénites par le prêtre, puis
divisées entre toute l'assistance. D'ordinaire, le commu-
niant hume le vin du calice avec un chalumeau d'argent;
usage qui s'est conservé très-longtemps chez les béné-
dictins, dans les abbayes de Saint-Denis et de Cluny^.
Admirons, là-bas, un somptueux édifice appelé
Thermes, ayant les apparences et les formes d'un palais.
Il renferme des bains froids, non plus seulement des bains
chauds, malgré l'étymologie de son nom.
Une multitude de désœuvrés se rendent à ces bains,
organisés avec un luxe oriental. Suivons.
Dans la plupart des salles, on remarque des peintures
licencieuses. Les bains, doubles le plus souvent, notam-
ment lorsqu'ils sont publics, possèdent le côté des hommes
et le côté des femmes. Un foyer commun entretient leur
chaleur. Les plus complets, formés de trois enceintes
comprises l'une dans l'autre, offrent dans la première
des portiques pour se promener, des salles destinées aux
athlètes, et des exèares % c'est-à-dire des chambres d'as-
semblée, de conversation, munies de bancs, où les philo-
sophes et les savants viennent discuter. Dans la seconde
enceinte, on trouve de jolies promenades, plantées de
sycomores et de platanes, et des xystes, galeries pour les
exercices gymnastiques des jeunesgens ; dans la troisième,
on voit les bains proprement dits.
L'ensemble de la décoration des thermes se compose
de tableaux, bas-reliefs, statues, bustes remarquables.
Ne nous étonnons donc pas qu'on aitdécouvert l'admirable
groupe de Laocoon dans les hdins de Titus, et dans les
1. s. Victricius, De laude sanctorum, cap. 3. EdiL Lebeuf.
2. A, L. Millin, Antiquités de Paris, T. 1*% chap. 5; Beatus Bhenanus,
notes sur Tertullien.
3. ViifmiuSy Lib. v, cap. 9 et 11; Cic. De nat. deorum, lib. i, cap. G.
366 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
thermes de Caracalla l'Hercule Farnèse, le Torse antique,
le Taureau Farnèse, la Flore et les Deux Gladiateurs.
Hommes et femmes ne se baignent plus pêle-mêle,
comme sous les premiers Césars, car Adrien a ordonné
la séparation des sexes. Mais tout le monde est entière-
ment nu *, sans obéir aux mesures de police que la loi
Censoria, Marc-Aurèle et Alexandre, successivement, se
sont efforcés d'introduire dans les bains, où, deux fois en
hiver, cinq ou six fois en été, passé midi, et avant le
repas du soir, les amateurs se transportent 2, les uns par
besoin, les autres pour suivre la mode, contenter leur
curiosité, rencontrer des connaissances ou des amis, et
souper avec des parasites au ventre ajffamé, comme dit
Martial.
Ils prennent une robe spéciale et un petit vase plein
de parfums; s'ils ne sont pas accompagnés d'esclaves qui
puissent leur rendre tous les soins de toilette, ils déposent
en entrant leurs vêtements dans une salle ou des cap-
saires ^ remplissent le rôle de gardiens. De là les bai-
gneurs vont vers l'unctoire *, éléothèse^ où les oigneurs
les couvrent de parfums. L'onction étant administrée, ils
se livrent à divers exercices dans le sphéristère^ salle de
paume. Enfin ils se baignent. Des esclaves, aquarii^ notés
pour leurs mœurs licencieuses % versent de l'eau chaude
sur leur tête et leurs épaules.
Passons sur l'office des épileurs et des masseurs, sur
les divertissements variés des baigneurs, sur les repas
qu'ils font au sortir de l'eau, 'sur les séances à la biblio-
thèque ^
L'importance des thermes se prouve par les ruines
mêmes de ces vastes monuments : partout où il y a des
1. D'après Val. Maxime, Suét., Sénèque, Martial, Juv. et Plutarqne.
2. Vilruvius, lib. v, cap. 10.
3. Digeste, lib. i, tit. 15, L. 3, | 5.
4. Vitruvius„ lib. v, cap. H.
5. Juv. Sat. VI, vers 332; Festus, au mol Aquarioli.
6. A. Seneca, De tranquillitate animœ. cap. 9.
LE GALLO-ROMAIN 367
sources minérales chaudes, on a fondé des bains, à Vichy
par exemple, à Néris, au Mont-Dore, à Aix en Pro-
vence, etc. Ces établissements jouissent d'une grande
réputation à cause de leurs propriétés médicales. Sous la
période gauloise ou gallo-romaine, la fontaine thermale
à' Aquœ Segestœ^ cliez les Ségusiens, dans la ville de ce
nom (aujourd'hui Fonsfort-Saint-Galmier), possède des
eaux qui guérissent de la gravelle. Les thermes de Yichy,
aux effet sérieux, après avoir été très-fréquentés pendant
les deux premiers siècles, commencent à perdre beaucoup
de leur vogue, dans le troisième*, chez les Gallo-Romains
qui ont connu comme nous les eaux minérales de Beau-
vais, Coutances, Cauterets, Cherbourg, Die, Reims,
Lisîeux, Rouen, Digne, Uzès, et autres situées dans les
Pyrénées, les Vosges, l'Auvergne, etc. ^; les sources de
Celles ou Selles (commune de Rampon, près de la Voulte) ^ ;
enfin les eaux de Sylvanès (Aveyron) : ces dernières n'ont-
elles pas un Sylvain pour génie protecteur, et n'en ont-
elles pas reçu leur nom?
K quelque distance de nous, une troupe de soldats en-
tourent un arc de triomphe, le plus beau que l'on ait
élevé en Gaule, celui d'Orange (Vaucluse,) qui a vingt-
deux mètres sept cent trente millimètres de hauteur^ sur
vingt-et-un mètres quatre cent cinquante millimètres de
longueur. Il présente un parallélogramme percé de trois
arcades, au-dessus desquelles règne un entablement sup-
porté par quatre colonnes corinthiennes cannelées. Un
élégant fronton couronne les deux du milieu ; l'arc est
terminé par un attique de bellea proportions, orné de bas-
reliefs représentant, au nord et au midi, un combat de
fantassins et de cavaliers. De tous côtés apparaissent les
bas-reliefs, — trophées, épées, casques, cuirasses, bou-
1. Mcm. de la Société des Antiq. de France, T. XV, p. 471.
2. Études archéologiques sur les eaux thermales et minérales de la Gaule
à l'époque romaine, par l'abbé Greppo, 1 vol. in^», 1846, passim.
3. Pâtissier, Manuel des eaux minérales, p 341.
368 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
cliers, rames, proues de navire. Quelle richesse d'archi-
tecture et de sculpture ! Quelle délicatesse d'ornements !
Plusieurs villes gallo-romaines, Carpentras, Cavail-
lon, Reims, possèdent des arcs de triomphe remarqua-
bles, qui mériteraient une description au même titre que
l'arc d'Orange. On place ordinairement un quadrige sur
la plate-forme de l'attique, et des statues surmontent les
piédestaux en saillie à droite et à gauche.
Mais quels sont ces rangs d'arcades, avec des canaux en
pierre et en maçonnerie, qui s'étendent par là, h l'ho-
rizon, d'une colline à l'autre? Merveilleuses construc-
tions , vrais miracles au-dessus de toute estimation! *.
Approchons.
Beaucoup plus utiles que les palais, ces monuments
sont des aqueducs, qui conduisent les eaux à travers un
pays inégal. Ne signalons pas le mérite caché des aque-
ducs souterrains qui percent les montagnes, que l'on a
creusés dans les entrailles de la terre, bâtis avec des
pierres de taille et des moellons, et que couvrent des
voûtes immenses, ou simplement de grandes dalles.
Les aqueducs « apparents, » au contraire, contribuent à
l'embellissement d'une ville et de ses environs. Ainsi,
près de Nîmes, le pont du Gard, qui a quarante-et-un
mille mètres de longueur, conduit dans la ville les eaux
des fontaines d'Eure et d'Airan , et franchit une vallée
au fond de laquelle coule la rivière du Gardon. Deux
rangs de grands arcs et un de petits, tous à plein cintre,
le composent. Fondé sur le roc, construit avec d'énormes
pierres placées à sec, il supporte, au-dessus du troisième
rang d'arcades^ un canal pour le passage des eaux, et,
dans la retraite formée au premier étage, il offre une
voie pour les piétons. L'eau qui sort de l'aqueduc est
reçue dans des réservoirs, avant de se distribuer dans la
ville.
1 Lyon, Fréjus, Vienne, Néris, Saintes, fLujues, Jouy-
{. Pllnius, Hist. nat. Lib. xxxi, cap. d.
LE GALLO-ROMAIN 369
aux- Arches (Moselle,) ont des aqueducs renommés, d'une
importance telle que de nombreux édits établissent des
règles pour leur construction et leur conservation, pour
l'administration et le classement des eaux qu'ils condui-
sent * .
Parfois nos regards s'arrêtent sur des colonnes monu-
mentales, d'une hauteur moyenne, et que l'on ne peut
comparer aux aqueducs, sous le rapport du travail et de
l'utilité. Mais elles nous plaisent par leurs élégantes pro-
portions, par la perfection des détails. On monte au som-
met de quelques-unes par un escalier en spirale ou en
limaçon, placé au centre. Les colonnes ce honorifiques »
perpétuent la mémoire d'un grand citoyen, et, surmontées
de la statue d'un homme célèbre, elles rappellent sa
glorieuse existence. D'autres consacrent le souvenir d'un
grave événement : elles portent des statues ou des ani-
maux, des dates historiques ou des articles de lois^
des trophées ou des inscriptions de dénombrement de
troupes.
Les grandes voies principales de la Province, d'oii se
détachent une foule de rameaux secondaires et conver-
geant, selon toute apparence, à la colonne milliaire dorée
qu'Auguste dressa au haut du forum romain, sont sur-
tout destinées au service public et au transport des ar-
mées. De là leur nom de chaussées ou ce levées publiques
militaires » [aggera^ sirata en latin ; estrades, estrées, en
vieux français.)
11 s'y trouve des relais de poste toujours prêts, selon
les ordres impériaux. Les établissements ou bureaux de
poste ont d'abord été desservis par déjeunes soldats fort
ingambes, portant les lettres d'un bureau à l'autre ; mais
le besoin de célérité a exigé qu'on se servît de voitures,
relayant à chaque station, pour l'usage des princes et des
gouverneurs de province, ou des personnes munies d'une
4. Coà. JusliHian. lib. xi, lit 42, De Aquœductu.
3T0 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
permission spéciale * . Les antiques forêts, impénétrables
dans certaines parties, ont été entamées par la hache, et
sillonnées par ces chaussées dont nous admirons encore
quelques imposants vestiges, soit en Flandre, soit en
Bourgogne, en divers lieux du nord et du centre de la
France ^.
Des colonnes milliaires [milliaria,] placées à distances
fixes, de mille en mille pas, mesurent ces longs chemins
appelés avec raison ce les rênes de l'Empire, » et dont
Rome se préoccupe sans cesse ; elles marquent la distance
de l'endroit où elles s'élèvent, par rapport à la ville voi-
sine. Cylindriques, hautes d'environ un mètre soixante-
dix centimètres, sur soixante centimètres de largeur, elles
ont une corniche arrondie et portent une inscription où
brille le nom de César, du consul ou de l'empereur qiii a
fait construire ou réparer la voie.
Observons que trois unités de mesure itinéraire exis-
tent en Gaule. Dans le pays marseillais, sur les rivages
de la Méditerranée, la borne milliaire marque les stades
grecs (huit stades grecs valent un mille romain) ; dans le
reste de la Province, on adopte l'usage du mille romain,
qui se compose de mille pas ; dans la Gaule proprement
dite, à partir de la Lyonnaise^, on n'admet que la lieue
gauloise, comprenant quinze cents pas romains ^.
Bientôt le son des instruments de cuivre se fait enten-
dre. 11 y a combat d'animaux et de gladiateurs.
Courons aux arènes de Nîmes, construites sous l'em-
pereur Adrien. L'amphithéâtre a la forme d'un ovale par-
fait, dont le grand axe mesure cent trente-trois mètres
trente-huit centimètres, et le petit, cent un mètres qua-
rante centimètres de longueur. La façade extérieure pré-
sente un rez-de-chaussée, un premier étage, et unattique
qui sert de couronnement. Deux entrées, à l'extrémité du
d. Sueton. In Tib. Aug.
2. H. Martin, Hisl. de France, t. P% p. 200, d'après Hérodole.
3. D'Anville, Traité des mesures itinéraires anc. et mod. in-S", Paris, i769.
LE GALLO-ROMAIN 371
grand axe, conduisent dans l'arène; deux autres entrées,
à l'extrémité du petit, donnent accès dans leavisorium,»
ou ensemble de gradins. Le rez-de-chaussée et le premier
étage ont chacun soixante arcades; trente-cinq gradins
s'élèvent les uns au-dessus des autres. Le public entre ou
sort par des escaliers et des vomitoires {vomitoria) qui y
mènent * ; ramphithéâtre de Nimes peut contenir jusqu'à
vingt-quatre mille deux cents spectateurs, ce qui donne
une idée de sa grandeur.
Au point de vue de l'art, sa beauté ressort des pilastres
décorant le rez-de-chaussée, et des colonnes engagées
placées au premier étage. Sa valeur, sous le rapport de
la solidité, tient à d'énormes pierres de taille, assemblées
sans mortier ni ciment, mais reliées entre elles par des
crampons de fer. Un programme de spectacle [munerarius
libellus)^ affiche ou bulletin annonçant les noms des gla-
diateurs 2, nous initie à la représentation.
D'après l'usage, chacun de nous se place sur les gradins.
Les personnages de marque ont leur stalle réservée dans
la galerie supérieure [podium) qui enveloppe immédiate-
ment l'arène ainsi nommée parce qu'on y répand du
sable pour empêcher les pieds de glisser ^.
La représentation commence. Nous assistons à un
combat d'animaux entre eux [venatio]^ ou à un combat
d'hommes [bcstiarii) contre des animaux, ou enfin à un
combat de gladiateurs à pied et à cheval [muniis) : en
Espagne, on dit encore funcion de toros^ combat de tau-
reaux, dans le même sens que le mot latin mmius. Quel-
que riche citoyen fait célébrer ces jeux sanglants : l'em-
pereur Gratien, un jour, ordonna de lancer cent lions
dans l'amphithéâtre, et les tua tous avec des armes de
jet. Tantôt des lions et des panthères, en liberté, s'entre-
déchirent ; tantôt de monstrueux éléphants épouvantent
1. Macrobii Saturnal. Lib. vi. cap. 4.
2. TrebelUus Pollio. Claude, cap. 5.
3. Suelone, Néron, cap. 11; Juvenal, Satir. iv, vers 100.
372 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
les Spectateurs par leurs luttes gigantesques; tantôt des
bêtes féroces de toute espèce remplissent les airs de leurs
cris et de leurs rugissements. Ou bien on voit s'avancer
des gladiateurs, — prisonniers de guerre, esclaves con-
damnés, hommes libres désespérés par la misère.
Ces gladiateurs se partagent en classes différentes,
avec des noms caractéristiques, indiquant les armes et les
costumes dont ils se servent, ou leur façon particulière de
combattre ^ Au moment de se livrer bataille, ils passent
devant la loge de l'empereur. « Morituri te salutant! »
Sois salué par ceux qui vont mourir! s'écrient-ils, en lui
présentant leurs armes. Puis ils s'attaquent avec le bâton,
avec des armes émpussées ou de bois, avec des armes
meurtrières. Aussitôt qu'un gladiateur a reçu une bles-
sure, sa vie dépend d'un signe du peuple; quand il est
tué, des esclaves entraînent son corps avec un crochet de
fer, par la porte de la mort, jusque dans un charnier
[spoliarhim) 2; mais préalablement, un fonctionnaire
habillé en Mercure l'a touché avec un fer chaud, pour
bien s'assurer qu'il a expiré.
Là ne se bornent pas les jeux. Tout à coup l'arène se
convertit en un lac artificiel, et l'amphithéâtre devient
une naumachie ^ ; on représente des scènes nautiques,
des batailles navales : ce ne sont que combats entre des
galères montées par des gladiateurs. Il existe à Metz et à
Saintes des restes de naumachies.
Nouveau changement : l'amphitéâtre devient un cirque.
Voici commencer les courses de chars et de chevaux, —
divertissements qui ont lieu dans des hippodromes,
monuments tout spéciaux, vastes emplacements, ayant
la forme de carrés longs, et présentant, à une de leurs
extrémités, une borne qu'il faut atteindre.
Quarante-deux amphithéâtres connus couvrent le sol
1. A.*Rich, Diction, des antiquités rom. et grecq. au mot Gladialores.
2. D'après Sénèque, Lampride et les Inscript, de Gruter.
3. Suéluiie, Jules César, Claude et Néron.
LE GALLO-ROMAIN 373
de la Gaule, à Fréjus, Arles, Saintes, Nîmes, Néris,
Orange, Narbonne, Reims, etc. A Bordeaux, le Palais
Gallien, — à Bourges, la Fosse des arènes, — à Cahors,
les Cadurques, — à Chenevières^ la Fosse aux Lions, —
à Grand (Vosges), le château Julien, excitent l'admiration
des voyageurs. Le nombre des cirques proprement dits est
moins considérable : Bavay (Nord), Levroux (Indre), Lyon,
Orange, Paris, Vienne et Arles en possèdent. Dans la
dernière de ces cités, comme à Lillebonne (Seine-Infé-
rieure), Orange, Arles, Vienne, Néris, Fréjus, Saintes,
Vaison (Yaucluse), Mandeure (Doubs), Drevant (Cher) et
Locmariaker (Morbihan) , nous rencontrons aussi de beaux
théâtres, où les plaisirs que l'on prend, plus calmes que
ceux du cirque, n'offrent pas moins de charmes.
Deux parties fort distinctes composent un théâtre.
L'une, tracée sur un plan demi circulaire, contient les
bancs des spectateurs étages au-dessus les uns des autres:
l'économie, les commodités pour l'exécution ont généra-
lement fait établir cette portion de cercle dans le flanc
d'une colline dont la pente favorise la pose des gradins .
L'autre, rectangulaire, comprend la façade, l'avant-scène,
les salles des acteurs, etc., en un mot ce qui ne renferme
pas la masse des spectateurs. Le plus ordinairement, il
n'y a pas de toit; l'intérieur de l'édifice est à ciel ouvert :
ou bien on étend au-dessus du public et des personnages
de la scène une grande voile [velarium) teinte en pourpre
et ornée de dessins, d'une part attachée à des mâts,
d'autre part, fixée aux murailles *. L'extrémité de la
seconde partie est quelquefois décorée extérieurement d'un
portique plus ou moins étendu, contenant des prome-
nades découvertes, et des galeries où se réunissent les
désœuvrés élégants 2.
Certaines places privilégiées (l'orchestre, orchestra) se
rapprochent fort de ce qu'on nomme aujourd'hui parterre.
1. Juvenal, Satir. iv, vers 123.
2. A. Rich, Diction, des antiq. rora. et grecq. au mot Theatrum.
374 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
Ici, un sénateur s'assied; là, un chevalier; plus loin, tel
ou tel jeune homme appartenant à une famille illustre.
Derrière se place la classe moyenne ; dans les hauteurs se
réfugie la classe infime.
On paie entrée, à moins que Fempereurne fasse donner
au peuple une représentation gratuite. Chaque place,
numérotée, est indiquée par une ligne gravée sur la
pierre du gradin. Un « désignateur » nous conduit à celle
que l'on nous a réservée * : son office ressemble à celui
des ouvreuses de loges actuelles.
Les comédiens fonctionnent en plein jour; ils inter-
prètent une comédie de Plante ou de Térence, peut-
être aussi l'œuvre d'unpoëte gallo-romain, le Delinis par
exemple, écrit par ce rhéteur Paul qui assistait aux réu-
nions littéraires d'Ausone (V. plus haut, p. 333.)
De nombreuses machines, dont les dénominations
empruntées à la langue grecque indiquent assez l'origine,
— tours à foudroyer, grues pour enlever dans l'air les
héros et les chars, machines à apparition, trappes multi-
pliées, ainsi que des décorations habilement faites,
les unes tournant sur un pivot, les autres formant ta-
bleaux, et se combinant parfois de manière à opérer des
changements à vue, rendent les représentations très-
attrayantes. La voix des acteurs retentit dans tout le
théâtre, grâce aux masques dont ils se couvrent, comi-
ques, tragiques et satiriques, suivant les genres de pièces
et les personnages [personœ] ; si bien que les spectateurs
devinent immédiatement la qualité et la condition de
l'acteur qui paraît sur la scène. Les premiers masques
étaient d'écorce d'arbre; mais, sous l'Empire, on fabrique
des masques en cuir, en bois et en cuivre. De plus, tou-
jours pour renforcer la voix des acteurs, des vases de
bronze ou de terre (echea)-^, placés dans des niches, pro-
curent de la sonorité au théâtre.
1. Plauti Pœnulus, Prol. 19.
2, Vitruvius, Lib, v, cap. 8.
LK GALLO-ROMAIN 375
Spectateurs que nous sommes, pendant les ni^ et iv^ siè-
cles, nous ne voyons plus des tragédies lugubres ou des
comédies licencieuses jouées en Gaule par les acteurs que
Tibère a chassés de l'Italie, mais en général des panto-
mimes, tirées d'histoires d'amour, de fables mytholo-
giques et de la légende de Bacchus. On néglige les
anciens auteurs ; les pièces grecques et romaines n'inté-
ressent plus guère que la classe tout à fait lettrée. Quel-
ques bouffonneries grossières, obscènes, scandaleuses
même, sont à la fois mimées et parlées devant nous, à
l'occasion des jeux floraux, qui ont commencé avant la
fin d'avril, et se célèbrent avec des représentations aussi
désordonnées en Gaule qu'en Italie. Salvien les rejette
avec horreur, car on ne peut y assister sans rougir. Quel
que soit d'ailleurs le spectacle qu'on nous offre, les ac-
teurs, suivant l'usage, retirent leurs masques et s'inclinent
en entendant les sifflets du public, sans jamais essuyer
leur front, cracher ni s'asseoir. A la fin, ils disent aux
spectateurs : Maintenant, citoyens, applaudissez « (nunc
plaudite, cives ;) » et, quand les applaudissements ont
éclaté, tous se confondent en salutations.
Notre France possède encore des vestiges qui permet-
tent de reconstituer par la pensée les lieux de luxe et de
plaisirs ; mais leur découverte ne prouve pas que là où
un grand bâtiment était destiné soit à des représentations
dramatiques, soit à des jeux publics, ils existât une popu-
lation considérable. Les théâtres et les cirques eurent
probablement une utilité permanente, servirent de salles
de mairie, de bourses, peut-être de halles et de marchés.
Çà et là nous retrouvons les ruines de ces monuments,
sans pouvoir connaître même les noms des villes qui les
renfermaient, parce que, sur les théâtres et dans les
cirques de ces localités, nulles au point de vue historique,
les représentations scéniques étaient fort rares *. Cela
explique le grand nombre de ces lieux où nos ancêtres
1. p. Mérimée, Revue archéologique, vi« année, p. 551 et 552. *
376 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
se réunissaient, aussi bien pour leurs affaires communes
que pour leurs plaisirs.
Plus d'une fête et plus d'un divertissement ont laissé
des traces profondes. Le 1" mai, en Provence, les habi-
tants choisissent de jolies petites lîlles, qu'ils habillent
de blanc, qu'ils parent d'une couronne et de guirlandes
de roses. C'est la fête de la a Mayo, » qui n'est autre que
la « Majuma » romaine, négligée pendant un certain
temps, mais rétablie par Honorius et Arcadius. Elle se
célébrait en l'honneur de Vénus, chère aux peuples de la
Narbonnaise, déesse à laquelle on avait élevé deux
temples aux environs d'Antibes *. Selon d'autres histo-
riens, la Mayo représentait la déesse Flore. Les Gallo-
Romains plaçaient la jeune fille sur un théâtre orné de
guirlandes, quand nos Provençaux actuels lui dressent
dans la rue une estrade jonchée de fleurs, ou la promè-
nent par la ville. Chaque localité a de nombreuses
mayos, dont les compagnes réclament une offrande de
tous les passants.
La « Charité, Caritach, » àBéziers, est, pense-t-on, un
débris de la fête de Bacchus qui avait lieu dans la même
ville, sous la domination romaine ; et, à Limoux (Aude),
les « Meuniers, » cavalcade, imitation de la Caritach, ont
probablement la même origine.
Quant à la fête des « Olivettes » chez les Provençaux,
ainsi nommée parce qu'elle coïncide avec la récolte des
olives, tout porte à croire qu'elle date de César, et qu'elle
est une allégorie de ses différends avec Pompée. Seize
jeunes gens, vêtus à la romaine, guidés par un roi, un
prince, un consul, un général, un colonel ou un capitaine,
défilent au milieu d'une musique guerrière, accompagnée
de chants, et de danses qui se terminent par une imita-
tion de la cavalerie, en chevauchant les épées et par une
passe en cercle. On a encore exécuté cette danse à Auba-
gne (Bouches-du-Rhône), devant le comte de Provence
•|. H. Bouche, Ghorographie et Hist. de la Provence, liy. ii, ch. 1.
LE GALLO-ROMAIN 377
(devenu Louis xviii), en 1777, et, en 1814, devant le
comte d'x4rtois (Charles x), son frère.
Dans les Basses-Pyrénées, le « saut basque » nous re-
porté d'aujourd'hui à la danse des Saliens, à Rome : les
hommes se mettent en rond et dansent sur place ; de
temps à autre ils font volte-face, en poussant le cri qu'on
nomme en basque kikissaï * .
La fête de saint-Caprais, à Toulouse, suit de près les
vendanges : son origine paraît remonter aux « vinalia »
ou aux «brumalia, » fêtes instituées par Romulus, pour
honorer Bacchus. De nos jours, la foule des Toulousains
s'élance alors vers une prairie voisine de la ville, et y
goûte le vin nouveau. Anciennement, dans cette réunion
figurait un Silène escorté par des buveurs armés de bou-
teilles ; près de lui on portait la barbe et les cornes d'un
bouc, et l'on jetait du vin dessus 2.
Ainsi se sont traditionnellement continuées des réjouis-
sances profanes, à côté d^usages chrétiens. Nous les te-
nons de nos ancêtres, et ces souvenirs-là suffisent à re-
nouer la chaîne des temps.
Quelques jeux, principalement les «jeux franciques, »
fondés par Constantin, peu après son élévation à l'em-
pire, et célébrés le 13 des calendes d'août en commémo-
ration de sa victoire sur les Franks, ont disparu, frappés
de réprobation par les populations chrétiennes.
Dans un tout autre ordre d'idées, la France garde à sa
surface des restes non moins précieux, qui nous font re-
voir les noms, et parfois les ossements d'illustres Gallo-
Romains.
Tout ce qui concerne les sépultures se rapporte à la
vie extérieure. Plaçons-nous donc sur le passage d'un
convoi funèbre, pour assister aux cérémonies qui l'ac-
compagnent; caries sépultures ont une véritable impor-
tance dans la Province, à dater de l'époque où les
1. Alf, de Nore, Coutumes, mythes, etc., p. 17 etpassim.
2. A. (le Nore, Coutumes, mythes, etc,
378 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
coutumes romaines y ont pénétré. Autant les convois fu-
nèbres sont solennels, autant les tombeaux se distinguent
par la majesté de l'architecture.
Un citoyen vient d'expirer : son plus proche parent a
recueilli son dernier soupir avec sa bouche, et il lui a
fermé les yeux. Ce corps inanimé, placé contre terre, a d'a-
bord été lavé et parfumé par des esclaves ; puis, revêtu
d'une robe de choix, il a été posé sur un lit, dans le ves-
tibule de la maison mortuaire, les pieds hors de la cou-
che. On a mis dans sa- bouche une obole, pour payer le
passage de l'Achéron, suivant les idées grecques et ro-
maines. Le défunt, conformément aux exigences de son
rang et de sa fortune, est porté au bûcher sur un bran-
card, par ses parents, ses affranchis, ses esclaves, ou. par
des fossoyeurs.
Regardons. Le convoi funèbre défile.
Des musiciens, joueurs de flûte, suivis de pleureuses,
ouvrent la marche *. A Mareuil (Somme), dans le siècle
dernier, le jour des funérailles on retrouvait les pleu-
reuses ((prœficae,reputatrices etlamentatrices» de l'anti-
quité, avec quelques restes épars des superstitions drui-
diques ; on en retrouve même dans plusieurs parties de
la Montagne-Noire ;, avec cette différence que les pleu-
reuses actuelles suivent le cercueil au lieu de le pré-
céder.
Mais remontons les âges.
Après les musiciens, qui forment la tête du cortège,
viennent des histrions, des bouffons, et l'archimime,
chargé de représenter le personnage du défunt, d'imiter
ses gestes et de rendre sa physionomie ^ ; puis, c'est le
tour des licteurs et des affranchis. La réunion des parents
et des amis accompagne le mort^ que l'on conduit au ci-
metière hors de la ville, près des portes, sur le bord
d'un gi'and chemin.
i. Plinii Hist. natur. Lib. x, cap. 60.
2 Sueton. Vespasianus, cap. i9.
LE GALLO-ROMAIN 379
Arrivés près du bûcher, car on brûle les corps, et l'on
n'a renoncé presque généralement à la combustion que
vers le v^ siècle, les parents embrassent le cadavre, im-
bibé d'huiles aramatiques. La hauteur du bûcher répond
à l'importance du personnage *. Quand les flammes com-
mencent à s'élever, chacun détourne le visage ; on éteint
le feu avec du vin, et l'on recueille les cendres dans des
urnes de terre cuite, de picirre ou de verre. Accablés par
la douleur, les parents brûlent ce qui a appartenu au
mort, jettent des parfums sur le feu, immolent quelque-
fois des animaux, pour rendre les Dieux propices ; puis,
ils assistent à un repas des funérailles^ comme cela se
pratique, de nos jours, en Normandie, et dans le Lot-et-
Garonne, où ceux qui reviennent au logis du défunt pour ce
repas, se lavent les mains avant d'entrer dans la maison.
Les parents renouvellent un service pour le mort au bout
de la neuvaine.
Chez les GallorRomains, aussi, des fêtes commémora-
tives nommées Novendalia , Vicennalia et Tricennalia,
honoraient la mémoire de ceux qui avaient cessé de vi-
vre. Le 9 des calendes de mars, ils célébraient les Feralia^
à l'intention des mânes. Les survivants, alors, visitaient
les sépulcres de leurs parents et amis, les couvraient de
fleurs, y récitaient des prières, et y offraient un festin
(silicernium^) où l'on ne servait guère que du miel, des
gâteaux, du lait et du vin. De là date le Feretra de Tou-
louse, qui se passe en cette ville, pendant les cinq der-
niers dimanches de carême, dans les cinq faubourgs où
étaient les plus anciens lieux de sépulture. Le jour de
chaque Feretra, le Saint-Sacrement demeure exposé dans
l'église du quartier en fête ; le prêtre prononce un ser-
mon, donne la bénédiction ; et ce quartier devient une es-
pèce de foire où tous les habitants de la ville accourent.
Feretrum, en latin, signifie bière, cercueil. Comment dou-
ter de l'origine du Feretra toulousain, puisque les chré-
1. Lucani Pharsalia, lib. viii, vers 768.
380 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
tiens ont conservé la plupart des usages adoptés par
l'ancien culte, — embaumements, encens, torches, psal-
modies, offrandes, sacrifices et repas ^ ?
En accomplissant les cérémonies funèbres, si les assis-
tants se roulent à terre et font parade de leurs larmes,
comme le prétend Lucien, c'est un mystère qu'il importe
peu de pénétrer. Ostensiblement, leur sincérité éclate.
Plusieurs espèces de tombeaux, les uns très-simples,
les autres élevés à grands frais, témoignent de leurs re-
grets profonds ; des inscriptions expriment avec poésie,
parfois avec uiie éloquence touchante, les sentiments des
parents et amis. On sait aussi la scrupuleuse religion des
Romains pour que les morts, en .quelques circonstances
qu'ils succombent, soient au moins couverts d'un peu de
terre, coutume qu'ils cherchent et parviennent à commu-
niquer aux Gaulois.
D'abord, tout citoyen de Rome pouvait être enterré
chez lui ; mais la loi des Douze Tables y a mis obstacle
dans l'enceinte des villes ; et, par raison d'hygiène, appa-
remment, on ne tolère plus la sépulture privée que dans
les campagnes, au milieu d'un jardin. Avant le christia-
nisme, d'ailleurs, point de cimetières proprement dits :
aux riches seuls les monuments funéraires ; les pauvres et
les esclaves sont jetés pêle-mêle dans des fosses communes,
espèces de voiries [puticuli 2.) Là où des tombeaux s^élè-
vent, on voit des arbres toujours verts, des blocs cubiques,
des pyramides et des colonnes. Des inscriptions montrent
les emplacements funéraires ^ Dans la suite, lorsque
les chrétiens ont établi plus d'égalité entre les morts,
ces inscriptions indiquent les sépultures de familles di-
verses, placées dans des lieux déterminés et généraux.
Désormais, il se forme des cimetières, les uns païens,
ks autres chrétiens, d'autres mixtes peut-être. Plusieurs
1. D. Martin, De antiquis Ecclesiœ ritibas, lib. m, cap. 14.
2. Horat. Satir. Lib. i. sat. 8.
3. Baph, Fabretti, Inscript, antig. p. 17.
LE GALLO-ROMAIN 381
légendes tombalçs sont ainsi rédigées : Ici repose en paix,
formule que nous avons conservée, ou : Que la terre te
soit légère^. Celles des païens débutent généralement par
une dédie ace aux mânes du défunt : D.M. S. [Diis manihus
sacrum)^ ou seulement : D. M.(i)2V5 w?«méi^5).Sur]aface
antérieure des sarcophages chrétiens, on sculpte parfois
des scènes bibliques : — Passage de la Mer Rouge, David
combattant Goliath, le Bon Pasteur, Jésus ressuscitant
Lazare, le Christ au milieu des Apôtres^. Une foule
d'emblèmes, colombe, dauphin, cheval au galop, ancre,
navire toutes voiles au vent, les lettres grecques 7>; la
croix, l'alpha et l'oméga, Vascia empruntée au paga-
nisme (V.plus haut p. 139), figurent sur les monuments
des premiers chrétiens.
Les tombeaux affectent la forme de cippes, de tables
de marbre, de piédouches surmontés d'un bassin, etc.
Ici nous apercevons les restes d'un mausolée collectif,
qui reçoit les restes d'un très-grand nombre d'individus
appartenant ou non à la même famille; là, des sépultures
pour les membres d'une maison, avec les affranchis des
deux sexes % consistent en une rangée de niches [colum-
haria)^ disposées de manière à contenir chacune deux
urnes, comme des pigeons dans leurs nids. Aussitôt
qu'a disparu l'usage de brûler les morts, on les dépose
dans des cercueils de différentes matières, la tête tournée
vers l'Orient * ; cercueils le plus souvent confectionnés
en bois avec garnitures de fer. Des coffrets de bois dou-
blent parfois des cerceuils de plomb; ou bien on se sert
de sarcophages de même métal et en pierre. Il a été
trouvé à Availles (Vienne) un cercueil gallo-romain
fabriqué de planches tenues par de longs clous de fer^ et
recouvert ensuite avec des tuiles à rebord ; et, près de la
1. Inscriptions de Gruter, passim.
2. Scijj. Maffei, Galliae anliquitates, lettre xxxviii, Vérone, 1734; L. Baiis-
sier,lUs\. de l'art monumental, p. 342.
3. Cicero, De officiis, lib. i, cap. 17; Ausoiiii Epitaph. Ueroum, xxxvn.
4. Scip. Maffei, Galli» anliquitates.
382 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
villa de Saint-Médard-des-Prés (Vendée), dans le pays
des anciens Piétons, des savants ont étudié un tombeau en
planches de noyer. C'était celui d'une femme artiste
gallo-romaine, qui s'était fait descendre dans une fosse
de deux mètres de profondeur, avec quatre vingt-sept
vases et tout son mobilier de peinture. Sa figure regar-
dait l'Orient*. Enfin, des tombes récemment découvertes
près de Bergerac (Dordogne) ont laissé voir sous la tête
des morts trois sortes de graines : l'héliotrope d'Europe,
le trèfle et le bluet^.
Mais rentrons dans l'enceinte d'une ville, pour conti-
nuer à étudier la physionomie des populations.
Deux sortes de gens parcourent les rues : promeneurs
et affairés. Tous ayant adopté le costume romain, js'ils
sont riches, et, s'ils sont pauvres, gardé le costume gau-
lois, révèlent par l'extérieur leur position sociale. L'un
porte le « colobium, » tunique à manches larges, courtes
et flottantes % que recouvrent tantôt une « lacerna, » un
surtout, manteau ample, non complètement fermé, mais
ouvert en avant et attaché par une agrafe sous la gorge,
tantôt une « penula, » manteau de feutre entièrement
fermé. Un bonnet de feutre ou de peau de mouton
[pileum, 2^ilcus), coiffure ordinaire.^ consiste en un bonnet
rond sans bords^, collant ou demi-collant à la tête. Le
pied est renfermé dans un « calceus » de cuir noir, atta-
ché par des courroies ; dans une «aluta, » bottine en peau
de chèvre montant jusqu'aux mollets, préparée avec de
l'alun, qui la rend douce et souple, et lui donne son nom ;
dans une « solea, » variété de sandales, de la forme la
plus simple possible, composée d'une semelle placée
sous la plante du pied et attachée au moyen de cordons
qui passent sous le cou-de-pied, comme la sandale du
1. B. Fillon, Description du tombeau et de la villa d'une femme artiste
gallo-romaine, découverts à Saint-Médard-des-Prés (Vendée), p. 28.
2. Notice, par M. Jouannet, dans V Annuaire de la Dordogne, 1833.
3. Servius, ad Virgilii iEncid. Lib ix, vers 616.
LE GALLO-ROMAIN 383
capucin actuel * ; dans un ce sandalium, » sandale pourvue
d'une empeigne qui couvre les doigts et la partie anté-
rieure du pied, mais laissant à découvert le cou-de-pied
et le talon; dans un « soceus, » enfin, simple chaussure
de cuir ou de bois sans attaches, mais couvrant entière-
ment le pied. Le murrobatharien a parfumé les souliers
de la femme riche, et le patagiaire lui a vendu la bande
d'étoffe parsemée de feuilles,, de petites pièces d'or ou de
pourpre, qui, cousue au haut de sa tunique vers les
épaules, descend des deux côtés jusque sur son sein^. En
Gaule comme à Rome, on cite le proverbe dont parle
Cicéron : ce Calceos mutare, » changer de souliers ou
changer d'état, parce qu'on devine la position sociale d'un
homme, dès qu'on a vu sa chaussure.
Un autre passant porte le « sagum » généralement
adopté par les Romains, le manteau blanc, carré, agrafé
sur la poitrine, serré à la hauteur de la taille par une
ceinture. Un troisième a préféré le « sagum » gaulois,
casaque à larges manches, ouverte par devant, et faite
d'étoffe ou de peau. Un quatrième s'affuble de l'antique
bardocucul, objet des épigrammes de Martial et des traits
satiriques de Juvénal.
La plupart des gens, à cheveux courts, à barbe longue
et épaisse, se font remarquer par la propreté de leurs
vêtements, et par la recherche de leur toilette, où sou-
vent l'or étincelle. A peine entrevoyons-nous maintenant
quelques hommes des anciens jours, tatoués à la manière
de leurs devanciers, soit pour protester contre les temps
nouveaux, soit par habitude invincible.
Chez la femme, particulièrement, la différence des
vêtements dénote celle des fortunes. Si l'une se contente
de la chemise, de la tunique large et plissée, dentelée
par le bas^ du tablier court et des sandales ^, l'autre se
1. Festus, au mot Solea; Isidore de Séville, Origin. Liv. xix, cap. 34, li ;
Aulu-gell. Noctes atticae, lib. xiii, cap. 21.
2. Plauti Aulularia, acte III, scène o, vers 66.
3. D'après un bas-relief découvert à Langres, en 1672.
384 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
charge de tuniques, dont la supérieure, sans manches,
est ornée ou non de broderies et contenue par une cein-
ture à la hauteur de la taille, puis par deux agrafes sur
les épaules. Cette élégante se revêt en outre d'un man-
teau qui lui couvre à demi la tête, du pallium broché
d'or. Une autre, en litière, marche avec un cortège de
tisserands, de cuisiniers, de domestiques, de clients,
d'oisifs et d'eunuques : un bonnet phrygien laisse admi-
rer sa lu^^uriante chevelure, attachée avec la « vitta, »
ruban ou bande que les patricienoies seules ont le droit
de ceindre, entrelacée de bandelettes ou retenue par un
réseau, et disposée avec beaucoup d'art. Souvent ses
cheveux sont teints en rouge ou trempés dans la couleur
jaune ; parfois ses nattes brunes sont cachées sous la
blonde chevelure enlevée à des esclaves germains, et par-
semée de poudre d'or * . Sa figure resplendit, grâce aux raf-
finements de la coquetterie, et la blancheur de sa peau
demeure, malgré les ans, entière, incomparable.
A l'endroit le plus compacte de la foule, près des ther-
mes, des temples, des amphithéâtres, un grand nombre
de curieux descendent de cheval ; ou bien ils sortent d'une
litière supérieurement conditionnée et portée par des es-
claves, dans laquelle ils étaient étendus sur des coussins de
plume ou de peau, afin de pouvoir commodément, après
avoir tiré les rideaux, lire, écrire, sommeiller même. Les
femmes quittent leurs basternes dorées, espèces de palan-
quins dont les brancards sont soutenus par deux chevaux,
deux mulets ou deux bœufs, voitures fermées, et à l'in-
térieur garnies de peaux ou de paille. Elles s'y tenaient
mollement couchées sur un (c pulvinar, » grand coussin
de soie embaumé de roses ^. Une carruque, véhicule des
fonctionnaires militaires et civils, stationne le long des
murs de tel monument que les citadins remplissent et
1. Ovide, cilé par Mary Lafon, Hkt. du Midi de la France.
2. Cicero, Tuscul. Lib. iv, cap. 2; Petron. Satyr. cap. 135; Seneca, De Ira,
lib. m, cap. 37.
LE GALLO-ROMAIN 385
entourent : riche équipage à deux roues, à deux chevaux,
orné de ciselures et d'incrustations de toutes sortes, des-
servi par des coureurs et un cocher. Du mot carruque,
conservant le sens général de voiture, vient le mot italien
carrozza^ le français carrosse^ et l'anglais carriage. Un
équipage roule derrière, traînant un dignitaire de l'État.
C'est le (( carpentum, » voiture oblongue à quatre roues,
suspendue, dont l'extérieur et l'intérieur étonnent par
leur luxe, dont un toit plat surmonte la caisse, sinon une
capote pourvue de rideaux qui se tirent^. A côté, un
(( pétorrit » (en langue cqWac^q petorrit, aller vite, ou, en
breton, 2Kto)\ quatre, rot^ roues) 2, et un «essède d (en
celtique essedum), le premier découvert et léger, à quatre
roues, le second à deux roues et à deux chevaux, servent
pour le transport des curieux. L'essède, généralement
destiné aux reines et aux princes captifs, est parfois un
char de combat chez les Gaulois et les Bretons ^ : son con-
ducteur s'appelle essedarius *. Le « pilentum, » chariot à
quatre roues, couvert d'une arcade d'étoffe, peut passer
pour voiture de fête ; et un peu plus loin, enfin, le
c( cisius, » véhicule léger à deux roues, construit de bois
et d'osier, attelé de mules, se repose après avoir fait cinq
mille six cents pas par heure % traîné, à l'occasion, par
deux chevaux de volée % comme cela se pratique encore
pour le calessin de Naples.
Ces divers équipages vont bien lentement, mais ils
n^en épargnent pas moins de la fatigue au Gallo-Romain
qui, dans les campagnes surtout, utilise, pour le travail
et le plaisir, la rheda ou reda^ voiture découverte d'ori-
gine gauloise (primitivement reta), char à quatre roues
1. ProperL Lib. iv, El. 8, vers 23; Apul. Met» Lib. x, p. 224.
2. Aulu-GelL Lib. xy, cap. 30; Quiniil, lib. i, cap. 5; Fesius, au mot Pe-
iorritum.
3. Roget de Belloguet, Gloss. gaulois, au mot Essedum.
4. Cœsaris Comment, de Bell gall., lib. iv, cap. 24.
5. Cicero, pro Roscio, cap. 7; Phil. Lib. ii^ cap. 31.
G. Auson. Epist. viii,
I. 25
i
m MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
dirigé par un a rhedarius, » spacieux, pouvant contenir
nombreuse compagnie avec armes et bagages, et res-
semblant d'après toute probabilité au char-à-bancs
français : rctte se dit encore dans les montagnes du
Jura! *. Le ce sarracum, » chariot de paysans, trans-
porte des familles entières 2, ou conduit des denrées au
marché; le «covinus,» simple char, et non plus le char
armé de faux des Bretons ^, remplit son office pour les
besoins des habitants aisés.
Puis, des voitures spécialement affectées au transport
des marchandises, encombrent parfois les rues, menacent
la foule, écrit Juvénal. Ce sont charettes à roues massives,
de formes variées, et pleines de bois, de fumier, de
paille, etc.; à Fusage des citadins. Il y a la « benna, »
grand vase ou panier, dans lequel on met des denrées
ou des bouteilles de cervoise. Un bas-relief gallo-romain
de Dijon représente un de ces paniers posé sur des
roues et attelé de deux chevaux, de manière à former
un fourgon d'osier : on reconnaît la banne des char-
bonniers de nos jours. Bannette, benaton^ etc., signi-
fiant corbeille, panier, sont restés dans le patois bour-
guignon *. Les pierres, les marbres, en un mot les
lourdes charges, se transportent dans le camion, et les
fardeaux plus légers, dans le traîneau.
Cette longue énumération des voitures principales en
usage pour les personnes et pour les choses, témoigne
d'une activité remarquable dans les villes.
1. Quintilianus , lib 1, cap. 5; Fortunati Carm, Lib. m, Garni. 2:2
Cieero, pro Milone, cap. 10; lettres à Alticus, vi, u
2. Clcero, Fragm. in Pisone; Quintil. Lib. viiij cap. 3.
3. Martialis Epigram. Lib. xii, Ep. 24; Pompon. AUla, lib. m, cap. 6,
4. Roget de Belloguet, GIoss. gaulois, au mot Berina.
LE GALLO-ROMAIN 387
II
Une visite dans les maisons nous révélera la vie inté-
rieure. Mais, pour aller nous asseoir à quelque foyer
domestique, choisissons une époque très-solennelle de
l'année, celle des étrennes, et observons, tout d'abord,
que le calendrier de Jules César comprend douze mois,
divisés en trois cent soixante cinq jours six heures.
Le premier mois, placé sous l'invocation de Janus, le
dieu à double face, qui voit fuir l'année écoulée et arriver
l'année nouvelle, s'appelle Januarius, janvier. Depuis un
temps immémorial, il donne lieu à des fêtes où les usages
romains se mêlent avec les druidiques (Y. plus haut,
p. 177), et les druidiques avec les chrétiens, caries chré-
tiens célèbrent Noël, jour de la Nativité de Jésus-Christ
(23 décembre), comme une extension des saturnales *.
Par tout l'Empire, durant les calendes et nones de
janvier, païens et chrétiens s'abandonnent à la joie la
plus extravagante : aussi, en réformant le calendrici,
Théodose a-t-il conservé les calendes de janvier parmi
les jours fériés^.
Le second mois, Februarius, février^ est consacré aux
« Februa » ou sacrifices expiatoires, et aux Lupercales,
en l'honneur de Pan, prétendues fêtes de purification,
auxquelles la Purification chrétienne (2 février) a été
substituée par la suite. Le nom de Mars appartient au
troisième, parce que^ originairement, il tenait le premier
rang, et qu'on avait cru devoir lui donner pour patron
le père présumé de Romulus. Le quatrième, Aprilis
(avril), mois de Yénus, indique l'entrée dans le printemps.
Le cinquième, mois des aïeux, Maïus (mai)_, précède
celui de la jeunesse, Junius (juin.) Le septième, Julius
1. C. Leher, Dissertations sur les saturnales françaises, p. 206,
2. Cod. Theodos. Lib. ii, tit. 8, L. 2.
:m MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
(juillet,) consacre le souvenir de Jules César, comme le
huitième, Augustus (août), rappelle le divin Auguste,
dont on célèbre la fête aux calendes, fête que les chré-
tiens ont remplacée par celle de saint Pierre-ès-Liens * .
Les mois de septembre, octobre, novembre et décembre,
qui terminent la série, tirent leurs noms de leur position
par rapport à celui de mars.
Le premier jour de chaque mois s'appelle calendes, le
cinquième, nones,le quinzième, ides; mais, par suite de
la différence qui existe entre l'année civile et l'année
solaire, dans le calendrier de Jules César, tous les mois
n^ont pas une division en calendes, noues et ides, à des
jours invariables. Les nones, — cinquième jour de jan-
vier, février^ avril, juin, août, septembre, novembre et
décembre, deviennent le septième de mars, mai, juillet et
octobre ; les ides, — quinzième jour de mars, mai, juillet
et octobre, — deviennent le treizième des autres mois.
De la sorte, l'année solaire est moins longue que l'année
civile : au xvi^ siècle de l'ère chrétienne, en 1S82, elle
aura dix jours de trop, inconvénient auquel le calendrier
grégorien devra obvier.
Pour les Gallo-Romains, le jour civil compte de minuit
à minuit; le jour naturel est inégal et suit les saisons; la
nuit se partage en quatre parties de trois heures chacune,
— prime, tierce, sixte et noue '^. Le premier jour de la
semaine, «diessolis » (plus tard dominica dieSy jour du
Seigneur, dimanche), reçoit son nom du soleil; le second,
de la lune, sa sœur, rfe lunœ, lundi; le troisième, de
Mars, aies Martis, mardi ; le quatrième, de Mercure, dies
Mercurii, mercredi : le cinquième, de Jupiter, dies Jovis^
jeudi ; le sixième, de Yénus, sa fille, dies Fe;?m5, vendredi;
et le septième, de Saturne, dies Saturnin samedi.
Les chrétiens voient avec peine qu'on donne aux mois
et aux jours des noms qui rappellent le paganisme. Saint
1. A. Beugnot, Hist. de la destruct. du pâg., liv. xii, chap. l•^
2. Gt/6. Homme, Instruction sur l'ère de la République, 1'' partie, § o.
LE GALLO-ROMAIN 389
Augustin recommande de nommer le dimanche dies
Domïnicus (jour du seigneur), et non Dies Solis (jour du
soleil ^ : ) le dernier prend seul dans l'usage cette appella-
tion chrétienne, et, chez les peuples du midi, on fête
encore le jeudi, comme jour dédié à Jupiter 2.
Célébrons donc les calendes de janvier, quoique Ter-
tullien, et après lui saint Ambroise, aient défendu aux
chrétiens de s'en occuper, quoique saint Augustin et saint
Chrysostôme traitent ces fêtes de «diaboliques. » Com-
ment, dans la province romaine, négliger le «jour des
étrennes? » Les mains pleines de présents, et portés en
litière par des esclaves, nous nous dirigeons d'abord vers
le logis qu'habite un membre du sénat de la ville, vers un
véritable palais, car des portiques soutenus par cent
colonnes décorent quelquefois cette demeure ^.
* Près des portes, il y a des assises de pierre, servant de
bancs pour les piétons et de montoirs pour les cavaliers,
avant l'usage des étriers. Dès que nous avons traversé
une cour plantée d'arbres (c'est Varea)^ ovl l'on admire
un portique et des statues, nous entrons dans un vesti-
bule, entièrement pavé en marbre ou en dalles de bronze,
et fermé par des portes d'airain, qu'ornent parfois des
coquillages incrustés et des pierres précieuses. Les por-
tiers, se tenant dans un corridor, nous laissent pénétrer
jusqu'à l'avant-logis, qui s'ouvre à tout le monde, et se
compose d'une cour rectangulaire, ornée de colonnes,
recouverte d'un toit, et entourée de plusieurs pièces de
service, parmi lesquelles le logement des hôtes. Les
esclaves, qui veillent à l'entrée de l'appartement, nous
ont bientôt annoncés au maître de la maison.
En peu de temps nous avons vu une pièce qui se trouve
au fond de l'avant-logis, en face de la porte principale,
1. Augustini Opéra, T. vi, p. 141. Cilé par Beugnot.
2. Conciliorum t. v, p. 1031.
3. Marlialis Ub. v, opig, 13.
390 MÉMOIRES DU PEUPLE FRANÇAIS
et qui renferme les images des ancêtres, les généalogies,
]es archives de famille.
Notre hôte nous a conduits tour à tour dans le cahinet
des Dieux Lares (c lararium » * ; dans le péristyle, grande
cour au milieu de laquelle hrille un parterre de fleurs
rafraîchi par un bassin; et dans les divers appartements,
— chambre à coucher peuplée d'esclaves, petit salon,
boudoir, galeries de tableaux et de sculptures, biblio-
thèque, grand salon de réception, chfipelle domestique.
Tout cela est orné de mosaïques, de fresques, de boiseries
peintes; meublé de fauteuils, d'escabeaux, d'armoires,
de coffres et cassettes, de sabliers et clepsydres.
Le propriétaire nous montre même la cuisine et ses
dépendances, la salle où l'on conserve les huiles, celles
où Ton garde les provisions d'hiver, les caves, la bou-
langerie, le logement des esclaves et l'infirmerie ; il nous
montre, à l'étage supérieur de la maison, des terrasses
plantées d'arbres et de fleurs [arrangés avec art, et des
treilles ployant sous le fruit, avec des grottes, des sta-
tues, des colonnes servant seulement d'ornement et ne
soutenant rien, des fontaines, et probablement des serres.
Ce ne sont, à l'intérieur, que lits d'argent massif, que
tables d'argent ou de' citronnier, à pieds d'ivoire, parfois
incrustées d'émeraudes, que lits dorés avec couverture de
pourpre et de drap d'or, que salles lambrissées d'ivoire et
rafraîchies par des jets d'eau. Là se trouvent le « culcita, »
matelas d'invention gauloise, rempli de bourre de soie,
ou de laine, et le a tomentum, » lit rembourré, de même
invention ^. Des foyers et des tuyaux distribuent la cha-
leur par toute la maison depuis le haut jusqu'en bas ^.
Dans les jardins, l'art horticole donne à certains arbres
1. Lampridius, Alexandre Sévère, chap. 31.
2. Senecœ Epist. 86; Plinius, lib. xix, cap. 2.
3. y. Naudet, Serres chaudes chez les Romains, Revue arekeolog. 8« année,
p. 221.
LE GALLO-ROMAIN 39i
l'aspect d'hommes, de vaisseaux, de tours, ou de déli-
cieuses cellules.
Voici le soir, et l'heure du festin d'apparat. Nous avons
donné les étrennes aux différentes personnes de la famille
de notre hôte, et celui-ci nous invite à partager son repas.
On comptera douze commensaux, à table, mais non
treize, car le Gallo-Romain a peur de ce nombre fatal, et
nourrit déjà la superstitieuse croyance que si treize per-
sonnes s'assoient à table, l'une d'elles doit mourir avant
la fin de l'année. L'hôte nous introduit dans une salle à
manger pleine de convives, qui se placent sur trois lits
rangés autour d'une table ornée d'incrustations, couverte
d'une nappe de toile, et soigneusement nettoyée avec une
éponge par des esclaves. Le laurier, le lierre elles pam-
pres embellissent cette salle; maîtres et valets portent des
couronnes de fleurs ; partout des bouquets et des par-
fums.
Avant de prendre place au festin, on se lave les mains,
on se revêt d'une robe spéciale, on met des pantoufles,
on déploie sa serviette; puis, pour manger^ on se sert
d'une cuiller d'argent, sans fourchette.
L'habileté du maître-d'hôtel éclate parles services qui
se succèdent, par la variété des mets, — bœuf, motiton,
sanglier, porc troyen, chevreau, gibier, avec les assai-
sonnements les plus relevés, coqs engraissés au moyen de
pâte pétrie dans le lait et les foies de canard, — ■ œufs frais,
fèves, asperges, année confite, pois, salades, champi-
gnons^ truffes, — tanche, alose, brochet, perche, saumon,
mulet, thon, rouget, huîtres : la plus grande partie de
ces poissons nagent dans le cumin, le sel et le vinaigre.
La tarte chaude ou froide, le gâteau de miel, le fromage
mou, l'escargot grillé, la nèfle, la châtaigne, la figue, la
pêche et le raisin forment le dessert. Les Romains, sans
doute, ont appris aux Gaulois Fart d'engraisser les volail-
les dans des cages fermées et avec des pâtes particulières * .
1. Legrand d'Aussy, Vie privée des Français, t. ï*"^ p. 332, et passim.
392 MÉMOIllES DU PEUPLE FRANÇAIS
Des vins nationaux et étrangers, de douces liqueurs,
des boissons fumées, de la bière, du poiré, du cidre, rem-
plissent les vases à boire en argent, en terre cuite, en
marbre, en verre de plusieurs couleurs; et la neige des
Pyrénées, des Alpes ou du Cantal, rafraîchit les vins supé-
rieurs.
Un peuple de domestiques s'occupe à découper les
viandes, à essayer les vins, ou à offrir à boire aux con-
vives, qui égayent le repas en créant un roi, en portant des
santés, en organisant des loteries, en faisant représenter
des intermèdes par des mimes, dos baladins ou des dan-
seurs de corde. Au son des flûtes, les danseuses de €adix
(Gades) exécutent leur saltation obscène*. Chacun se plaît
aux jeux de hasard, aux dés, à pile ou face, au trictrac;
ou bien; pour aider à la digestion, les jeunes gens pré-
fèrent la marelle, qui vient, dit-on, des Phéniciens, les
osselets, le colin-maillard, la toupie, le sabot^ la paume,
le ballon, la balle, la main-chaude, les marionnettes, les
barres prisonnières, les ricochets, les cavalcades sur le
bâton, etc.^ en un mot tous les jeux dont parlent plusieurs
auteurs, que reproduisent certaines antiquités 2, et qui
existent encore pour la plupart, comme le saut des outres,
amusement d'origine romaine, apparaissant dans les
réjouissances publiques de la Provence actuelle.
L'appétit des Gallo-Romains rappelle celui des Celtes,
moins la gloutonnerie sauvage. Le plaisir de la table est
devenu aussi sensuel que délicat : souvent on sert les
mets dans de la vaisselle d'or et d'argent, et la conversa-
tion, — récit ou dispute philosophique, — en double les
charmes.
Pour terminer la soirée, les convives se rangent en
demi-cercle devant l'âtre allumé. Si la flamme pétille, le
Gallo-Romain